
On trouve de tout dans les boîtes à livres. Des vieilleries surtout qui ne demandent qu’à reposer en paix. Mais parfois, aussi, des pépites. Cette rubrique vous propose de jeter un coup d’œil sur ces bouquins abandonnés et glanés au hasard de déambulations livresques.
Par Yves-Daniel Crouzet (retrouvez-le sur Facebook ! et toutes ses chroniques)
Barbares bavards
[Boîte à livres de Saint-Didier-en-Velay (43)]
Attention : il y aura des éléments-clés de l’intrigue !
Quand je suis tombé sur Les Héros de Joe Abercrombie dans une boîte à livres de Saint-Didier-en-Velay (Haute Loire), je me suis dit que c’était l’occasion d’actualiser un peu mon logiciel fantasy avec un truc récent. C’est vrai quoi, dans ce domaine, j’ai été nourri par les plumes d’Edgar Rice Burroughs, Robert E. Howard, Abraham Merritt, Fritz Leiber, Michael Moorcock, Jack Vance et quelques autres. Plus tard, après une longue éclipse, j’ai essayé Robin Hobb, George R. R. Martin, Terry Brooks, Raymond E. Feist, Robert Jordan… sans être vraiment convaincu. Je n’aime pas la High Fantasy, les dragons, les intrigues de cour et de chambre qui s’étirent, les quêtes sans fin et les communautés hétéroclites. Bref, ce que j’aime c’est l’Heroic Fantasy. La Sword and Sorcery. Les combats. La magie. Les barbares musclés. Les méchants sorciers. Les monstres chtoniens. Les démons sortis d’effroyables autres sphères. Les trucs fun, quoi !

La quatrième de couverture était alléchante, notamment les citations tirées de critiques de The Guardian « L’humour incisif et la justesse des personnages renforcent cette réflexion sur la race humaine, à la portée universelle. Brillant. » et de Time Magazine « Le récit superbe et captivant d’une bataille dont la violence rappelle Kurosawa. Elle ne dure que trois jours, mais ne laisse derrière elle aucun héros : seulement des survivants. ». Pas mal, non ? J’avais bien noté que Les Héros se situait dans une série, mais qu’il pouvait être lu indépendamment. Comme les romans de Fantasy récents ne courent pas les boîtes à livres, je m’en suis aussitôt saisi. Je voulais de l’aventure, des combats, de la magie, eh bien j’allais être servi, pensai-je, ravi.
Je me suis plongé dans ce pavé (838 pages quand même !) avec appétit. Les Héros commence par la traditionnelle carte des évènements et par une présentation des différentes forces en présence et des principaux personnages. Ça, j’aime moins. Ça veut dire qu’il y en a une floppée et qu’on risque de s’y perdre. Le roman est conçu en quatre parties « Avant la bataille » « Premier jour » « Deuxième jour » et « Troisième jour » qui, chacune, s’ouvrent par des citations : Bertolt Brecht, Montesquieu, Will Rogers et Robert E. Howard 😊. Plutôt disparate, non ? Il m’a fallu aller chercher sur Google pour découvrir qui était Will Rogers. Pour vous éviter cette démarche c’était un acteur, producteur, scénariste et humoriste américain du tout début du 20ème siècle.
On découvre dès les premières pages que les héros du titre ne sont pas des guerriers mais un groupe de pierres énigmatiques, au sommet d’une colline, autour duquel va se dérouler la bataille. Car de héros, autant le dire tout de suite, il n’y a point dans le livre d’Abercrombie. Tous les protagonistes ou presque sont affreux, sales et méchants. Lâches aussi. Fourbes souvent. Et bêtes ! Je n’en vois guère qu’un qui pourrait revêtir l’étoffe flamboyante du héros populaire traditionnel, c’est Whirrun, un géant mi-philosophe mi-dingue, muni d’une épée gigantesque nommée « La Mère des Épées », qui, confiant en la véracité de la prophétie qui lui a été faite sur les circonstances de sa mort, traverse les batailles les plus sanglantes avec une étonnante désinvolture, la croyant encore lointaine. Le sot ! Dommage, je l’aimais bien.

Car Joe Abercrombie n’est pas venu nous fourguer du spectaculaire, de l’héroïque, de l’épopée dépaysante et divertissante. Non, c’est pas son genre. Il nous raconte trois jours de guerre médiévale, barbare et sanglante à souhait. Et la guerre c’est sale et ça pue. On y crève connement en se chiant dessus. Si on s’en sort c’est par miracle ou parce qu’on s’est planqué. La guerre ? On évite d’y prendre part autant que possible, sauf lorsqu’on n’a pas le choix ou qu’on est un gros bourrin. Le livre passe adroitement d’un camp à un autre, d’un personnage à un autre. Le seul un tant soit peu attachant est un vieux soldat sur le retour, Craw, perclus de douleurs, juste et sage, qui ne se bat que parce qu’il est payé pour ça, mais qui rêve de déposer les armes et de se retirer dans une ferme pour profiter des couchers de soleil. Les autres sont généraux, rois, soldats, princes, jeunes recrues… Il y a des figures marquantes. Calder, le prince fourbe et lâche. Bremer dan Gorst, l’Observateur royal, un guerrier surpuissant, inquiétant et tourmenté. Dow le Sombre, le souverain du Nord, une bête de guerre et un meneur d’hommes. L’énigmatique et brutal Caul Shivers à l’œil de fer (non il ne s’agit pas d’une coquille). Beck, le jeune fermier qui rêvait de gloire et déchantera vite. Et bien d’autres.
C’est d’ailleurs un des défauts (voulu par l’auteur, c’est certain !) du roman : il n’y a pas vraiment de personnage principal, tous sont plus ou moins sur le même plan. Et comme on sait qu’Abercrombie ne fera pas de quartier, on ne s’attache donc à aucun d’eux.

Autre faiblesse du livre à mon avis c’est qu’il n’y a pas d’enjeux. Les deux camps se battent et c’est tout. Pour un bout de territoire certes, mais ce n’est pas vraiment un enjeu dramatique. Il n’y a pas non plus d’intrigue romanesque secondaire. Personne ne va infiltrer le camp adverse pour tenter de mettre la main sur des plans, un artefact magique qui renversera la situation, ou pour tuer le chef ennemi. Il n’y a pas, non plus, de belle à sauver d’un donjon humide (bah oui, je suis vieux jeu !). Des trois femmes du roman, deux sont des intrigantes et la dernière est une guerrière aussi rude que ses compagnons et c’est son mari qui s’occupe des enfants et de la ferme. Vive l’égalité ! Cette absence d’histoire dans l’histoire rend le récit monotone et, au bout de quelques centaines de pages, ennuyeux. Où va-t-on ? On n’en sait rien.
Mais le plus grand défaut de ces Héros, ce qui m’a le plus déçu, c’est l’absence de… Fantasy ! On n’y trouve ni magie, ni monstres, ni démons. Alors oui, il y a bien un mage et son apprenti mais ils ressemblent plus à des scientifiques qu’à Gandalf ou Thoth-Amon. De magie, de sortilèges, de démons rampants ou volants, point. Pourquoi pas après tout, mais c’est alors un récit « historique » et plus de la fantasy. On me dit dans l’oreillette que c’est de la Low Fantasy, du Grimdark, que dans d’autres volumes il y en a, que j’aurais dû commencer par Servir Froid ou par les volumes de La première loi. Oui, mais bon, je ne vais pas me fader plusieurs milliers de pages pour avoir ma dose de sorcellerie impie, et considérer que Les Héros relève de la fantasy parce qu’il s’inscrit dans un univers de fantasy !

Les Héros de Joe Abercrombie reste néanmoins une lecture très agréable et prenante. L’auteur est avare de descriptions mais pas de dialogues. Les premières n’en sont pas moins efficaces et posent bien les scènes. Les seconds sont, quant à eux, sont souvent percutants. Les changements de points de vue sont très efficaces. C’est notamment le cas lors d’affrontements où on se glisse successivement dans la peau des différents protagonistes, passant du vaincu au vainqueur, du mort au vivant (pas pour longtemps). Habile ! L’horreur, l’absurdité de la guerre, le chaos des combats sont décrits avec réalisme et justesse, à tel point qu’on a parfois l’impression de lire un reportage de terrain.
Les Héros relève plus de la littérature blanche que celle de l’imaginaire. C’est une œuvre adulte pour des adultes. Le côté épique, héroïque et merveilleux de la plupart des romans de fantasy y est totalement absent. La guerre, c’est dégueulasse. La guerre, c’est moche. On y meurt comme un con pour rien, nous dit Abercrombie. Il a bien raison ! Les Héros m’a donné envie de lire d’autres romans de l’auteur, à commencer par Servir Froid. Mais en attendant, je crois que je vais reprendre une petite dose de Conan et de magie.

Pour lire la chronique précédente : Rock – Philippe Manœuvre