
La bande dessinée, comme toute œuvre de fiction, si elle raconte une histoire, est aussi le miroir de son époque. En développant une intrigue, les scénaristes et dessinateurs, souvent de façon inconsciente, donnent des clés pour comprendre le monde et la société dans laquelle ils placent leurs intrigues. Que ce soit en insistant sur les décors, l’actualité du moment ou bien encore tout simplement la vie quotidienne des personnages, les auteurs, tels des chroniqueurs, nous racontent leur temps. C’est le cas de Jean Graton qui souligne l’importance de la radio dans la société française dans Route de nuit, la quatrième aventure de son héros mythique, Michel Vaillant.
Par Mathieu Depit
À l’heure où débute cette histoire, Michel Vaillant et son ami Steve Warson ne sont pas engagés dans le championnat du monde de Formule 1. Cela laisse du temps aux champions pour venir en aide à Benjamin Vaillant, l’oncle de Michel, qui dirige une compagnie de transports routiers à Marseille. Benjamin veut en effet remettre sur le droit chemin Yves Douléac, un jeune garçon qu’il a connu tout gosse et qui commence à tourner mal. Surnommé « Gavroche » dans son enfance par Michel, Yves n’est plus le gentil garçon qu’il était. Il fréquente en effet Régis Blancardo, fils du rival de Benjamin, qui dirige la compagnie « Nord Méditerranée », qui débauche les chauffeurs des transports Vaillant et chez qui lui-même va débuter son premier job. Tandis que Michel et Steve acceptent de rester à Marseille pour aider Benjamin et Mme Douléac, le vieux Jules, ancien chauffeur Vaillant et co-équipier d’Yves à la Nord Méditerranée, commence à nourrir quelques soupçons sur les courses qu’il doit faire à l’étranger. Michel et Steve, occasionnels conducteurs de poids lourds, vont devoir intégrer le milieu des chauffeurs pour comprendre quel mystère se trame à la Nord Méditerranée et contribuer à remettre Yves sur le droit chemin.

Les routiers sont sympas
Dans cette 4ème aventure de Michel Vaillant, publiée en 1962, Jean Graton fait le pari pour la première fois de faire évoluer son héros dans un univers où la course automobile est complètement absente. C’est au volant de poids lourds et sans aucune compétition que le lecteur découvre Michel et Steve. Mais c’est surtout une histoire de vie et d’amitié que dépeint Graton. Inspiré du style de récit des fictions des années 50 et 60 – et notamment du film Gas-Oil de Gilles Grangier – l’auteur décrit en toute simplicité, mais avec empathie et tendresse, le quotidien des chauffeurs routiers d’alors, grande famille où la solidarité est le maître mot. Il ajoute à ce cadre très documenté une intrigue humaine – éviter qu’Yves aille du « mauvais côté » – et une intrigue policière afin de créer un suspense et un mystère. Ce mystère occupe la seconde partie de l’album et sera en partie résolu grâce à l’aide d’un élément inattendu : la radio. À une époque où la télévision était un luxe et où on ne parlait évidemment pas de réseaux sociaux, la radio régnait sur les médias. Elle est évidemment la meilleure des compagnes pour les routiers en venant rompre la solitude de ceux qui restent enfermés dans leur cabine jour et nuit. Michel et Steve, chauffeurs occasionnels, ne font pas exception à cela et écoutent avidement l’émission « Route de nuit », qui, par l’importance qu’elle aura dans l’album, lui donnera son nom. Comme pour renforcer le rôle de la radio dans l’album, Graton y fait directement intervenir Roland Dhordain, journaliste star de la RTF d’alors, créateur d’Inter Services Routes et de France Inter. À noter que Graton traite ses sujets à la manière de l’époque : pour montrer qu’Yves tourne mal, il a les cheveux (un peu) longs, porte des vestes en cuir et va manger au « snack », tandis que l’américain Steve Warson espère entendre du jazz à la radio.

Une atmosphère et un doux parfum de nostalgie
Graton, auteur complet, assure les dessins de l’album. Avec son style réaliste et millimétré, le Nantais est à son aise pour faire voyager le lecteur en même temps que les camions qu’il croque avec bonheur. Avec précision, mais sans artifice illusoire, il décrit la vie marseillaise des années 60 et le quotidien des routiers d’une façon si chaleureuse qu’elle en est touchante. Chaque décor a son importance et renforce l’atmosphère du récit. La cabine des chauffeurs, les bars de nuit où les routiers viennent boire un café bien chaud et se retrouver avant de reprendre leur dur labeur, ou bien encore les vieux bâtiments des villes traversées après minuit sont autant d’éléments que Graton sait magnifier pour attirer le lecteur dans son histoire pleine d’humanité. Graton, également coloriste avec l’aide de sa femme Francine, utilise également la palette d’une main de maitre. S’il sait remarquablement donner vie aux cieux belges emplis de gris traversés par les camions, c’est évidemment dans les nombreuses scènes de nuit qu’il excelle. Utilisant les tons violets, bleus, noirs, il crée une atmosphère et une ambiance presque cinématographique, parfois même onirique, qui donne son sens à l’album et laisse le lecteur empreint d’un sentiment prenant de nostalgie.

Route de nuit est l’un des albums préférés des lecteurs de Michel Vaillant. C’est en effet, loin des suspenses de courses automobiles si chères aux fans du plus célèbre des pilotes, une histoire où le héros « fort, courageux et loyal », montre toute son humanité, et où Graton, créateur d’ambiance et d’atmosphère, montre qu’il est vraiment ce qu’on appelle un auteur, caractéristique que l’intelligentsia ne lui accordera à reculons que sur le tard. Route de nuit est aussi la chronique d’une époque, celle du Marseille des années 60, et une des premières œuvres, bien avant les émissions cultes de Max Meynier sur RTL, à faire l’éloge des routiers et à intégrer la radio comme faisant partie du quotidien des français.