lire en ligne un texte de Clark Ashton Smith

« The Black Lake » (« Le lac noir »), est un poème en prose de Clark Ashton Smith, tiré de son recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. Smith, alors malade, se consacre à la poésie plutôt qu’aux récits longs. « The Black Lake » est le quatrième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil, qui peut se lire comme une brève nouvelle. Smith et Lovecraft lient connaissance par lettres à la suite de la parution du recueil Ébène et Cristal, qui a impressionné Lovecraft. Ils partagent tous les deux le goût du fantastique, des thèmes et des références littéraires tels qu’Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith a traduit !), les symbolistes français…
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (États-Unis).

Le lac noir

En un pays où l’étrange et le mystère s’étaient unis fermement à la désolation éternelle, le lac s’était épandu, à une date indécouvrable qui appartient aux éons les plus anciens, pour emplir quelque gouffre insondable parmi les ombres de monts volcaniques, sans trace de neige. Nul regard, pas même celui du soleil, lorsqu’à la verticale il le toisait durant quelques heures à la mi-journée, ne semblait capable de découvrir ses profondeurs de noirceur maussade et de silence limpide. C’était pour cette raison que je trouvais un plaisir si singulier à la contemplation fréquente de l’étrange lac. Restant assis je ne sais combien de temps sur sa berge de sombre basalte, où ne poussaient que quelques orchidées incarnates, penchées sur les eaux telles des bouches ouvertes, assoiffées, je scrutais, en proie à de fantastiques conjectures et à d’ombreuses chimères, le mystère captivant de son gouffre inconnu qu’il était impossible d’explorer.
Ce fut lors d’une heure matinale, avant que le soleil eût surmonté la ligne rude et heurtée des faîtes, que je vins pour la première fois, et m’enfonçai dans les ombres qui emplissent le bassin volcanique, pareilles à quelque subtil fluide. Visible au fond de cette teinture d’air et de crépuscule, le lac semblait une lie de ténèbres.
Plongeant pour la première fois le regard, après l’escarpement profond et difficile, dans les eaux si ternes et livides, je m’avisai vivement de certains éclats d’argent, modestes et épars, manifestement loin au-dessous de la surface. Et, m’imaginant qu’il s’agissait du métal de quelque mystérieuse saillie, ou du chatoiement d’un trésor englouti depuis longtemps, je m’inclinai plus près, pris de curiosité, et m’aperçus enfin que ce que je voyais n’était que le reflet des étoiles, qui, alors qu’il faisait plein jour au-dessus des montagnes et des terres environnantes, était pourtant visibles dans les profondeurs et les ténèbres de cet ombreux endroit.

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Images ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil : 
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

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« Am Krazenbach in Unterwalden », 1847-1848 peinture d’Arnold Böcklin.

Lacs fantastiques

Le lac était un topos romantique (consacré par « Le lac » de Lamartine !), avec son poème « Le lac noir » Smith en fait un topos fantastique, toujours associé à l’idée de contemplation : pas d’horreurs, ici, bien que l’atmosphère soit sombre et que le locuteur soit seul dans un paysage désolé. Smith néanmoins a deux prédécesseurs illustres : Edgar Allan Poe évidemment, dont « Le lac » (1827) fournit des éléments comparables. Voici la première strophe, dans la traduction de Mallarmé :
« Au printemps de mon âge ce fut mon destin de hanter de tout le vaste monde un lieu, que je ne pouvais moins aimer, — si aimable était l’isolement d’un vaste lac, par un roc noir borné, et les hauts pins qui le dominaient alentour. »
Smith rend le lieu encore plus isolé, plus fantastique, mais on voit comment son « Lac noir » peut être lu comme une variation sur le thème.
Autre prédécesseur : Lovecraft ! Celui-ci avait publié dans le magazine amateur The Vagrant (No. 12, décembre 1919) un poème intitulé « The Nightmare Lake », soit « Le lac du cauchemar ». Un extrait de ma traduction :
« Dans la lointaine Zan s’étend un lac,
Par-delà les séjours ordinaires de l’homme,
Où solitaire se morfond, dans un état hideux,
Un esprit mort et malheureux ;
Un esprit ancien et impie,
Alourdi d’une terrible mélancolie,
Qui des eaux ternes et compactes
Extrait des vapeurs affligées par la pestilence.
[…]
Dans les seuls cauchemars il est conté
Quels tableaux s’étendent sous ces rayons ;
Quels tableaux, trop anciens pour l’œil humain,
Gisent là naufragés dans une nuit sans fin ;
Car dans ces abîmes vont et viennent
Les ombres d’une race privée de voix. »
Un lac retiré, un endroit désolé, un locuteur solitaire, l’évocation d’un monde ancien, tout y est ! Mais le poème de Lovecraft est plus long, tourné davantage vers l’horreur. Smith ne l’avait pas lu, mais on comprend encore une fois l’effet que dut produire sur Lovecraft la lecture du recueil Ébène et Cristal, puisqu’il y retrouvait un thème qu’il avait lui-même traité, sous l’influence d’ailleurs de Poe.

Clark Ashton Smith Lovecraft poésie
« By a Mountain Lake », 19ème siècle, peinture d’Albert Bierstadt.

THE BLACK LAKE

In a land where weirdness and mystery had strongly leagued themselves with eternal desolation, the lake was out-poured at an undiscoverable date of elder aeons, to fill some fathomless gulf far down amid the shadows of snowless, volcanic mountains. No eye, not even the sun’s, when he stared vertically upon it for a few hours at midday, seemed able to divine its depths of sullen blackness and unrippled silence. It was for this reason that I found a so singular pleasure in frequently contemplating the strange lake. Sitting for I knew not how long on its bleak basaltic shores, where grew but a few fleshly red orchids, bent above the waters like open and thirsty mouths, I would peer with countless fantastic conjectures and shadowy imaginings, into the alluring mystery of its unknown and inexplorable gulf.
It was at an hour of morning before the sun had surmounted the rough and broken rim of the summits, when I first came, and clomb down through the shadows which filled like some subtler fluid the volcanic basin. Seen at the bottom of that stirless tincture of air and twilight, the lake seemed as dregs of darkness.
Peering for the first time, after the deep and difficult descent, into the so dull and leaden waters, I was at length aware of certain small and scattered gleams of silver, apparently far beneath the surface. And fancying them the metal in some mysterious ledge, or the glints of long-sunken treasure, I bent closer in my eagerness, and finally perceived that what I saw was but the reflection of the stars, which, tho the day was full upon the mountains and the lands without, were yet visible in the depth and darkness of that enshadowed place.

Pour en lire plus :

Les amateurs de Lovecraft pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont « Le lac du cauchemar » cité ci-dessus, dans le recueil Fungi de Yuggoth et autres poèmes, dans la collection poésie des éditions Points (parution mars 2024) ; à commander par exemple ici :

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft

couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft
Illustration de Borja González.