Vie et canonisation de François d’Assise

En pleine lecture d’un recueil d’Histoire médiévale – Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi de Jacques le GOFF – les fourmillements me sont montés à travers les phalanges. Alors que je découvrais la biographie de Saint François – avant de me lancer dans celle de Saint Louis – le récit de sa vie m’a interrogé sur la raison de son « succès ». Pourquoi l’Église l’a-t-il canonisé alors que beaucoup de laïcs (non clercs) comme François furent jugés hérétiques par l’Église en tentant de réformer le dogme chrétien ? [1]
 
François d'Assise, modèle de piété
François d’Assise est aujourd’hui un modèle de piété largement représenté à travers l’Europe et les siècles…
Né en 1181 à Assise, François d’Assise est une figure centrale du christianisme au XIIIème siècle. Fondateur de l’ordre des franciscains, l’homme a su cristalliser l’admiration de son vivant. Sa vie a très tôt été comparée à celle du Christ lui-même, si l’on considère que François a guidé les fidèles vers une pratique chrétienne renouvelée, accompli des miracles et surtout qu’il a souffert les affres de la maladie selon un modèle christique.
Sa mort à Porziuncola en 1226 a mis en branle un processus de canonisation accélérée. Il devient Saint François seulement deux ans après sa mort, incarnant un renouveau de la figure christique en Occident. Cette récupération politique de l’Église va permettre de redonner du lustre à un clergé qui a subi de nombreux troubles hérétiques – comme chez les Vaudois, disciplines de Vaudès – remettant en cause son action. La vie exemplaire du Saint démontre ainsi la pureté de la foi chrétienne, lorsqu’elle reste dans le giron de la papauté romaine.
Nous plongerons tout d’abord dans les origines du saint avant d’aborder sa célébrité. Ensuite, nous verrons comment s’est construite sa figure sanctifiée, quasiment de son vivant. Enfin, nous tenterons d’appréhender et nuancer les diverses proximités entre François et Vaudès, hérétique lyonnais célèbre. L’objectif sera s’expliquer comment l’Église a réussi à marquer la distinction entre des discours parfois très similaires.

Giovanni, « chevalier du Christ »

Giovanni (Jean) Bernadone, c’est pourtant sous un autre prénom que nous le connaissons. Certains biographes ou historiens mettent en valeur les origines françaises de sa mère (non prouvées) tandis que d’autres insistent sur l’engouement pour la langue française que connu le jeune François dans sa jeunesse. Ainsi, Giovanni devient Francesco d’Assisi.
Selon Thomas de Celano, François a l’habitude de parler et chanter en français (p.53). Ce goût pour notre langue s’explique par la symbolique qui lui est attachée : le français est la langue de la poésie et surtout des sentiments chevaleresques à une époque où la langue est répandue dans de nombreuses cours européennes (les rois anglais parlent français jusqu’au XVème siècle environ). Ainsi, le XIIIème siècle français n’est pas seulement le foyer d’apparition du bleu (comme nous l’avions vu dans un précédent article), mais un véritable âge d’or, économique, culturel mais aussi scientifique. [2]
C’est un jeune homme pétri d’idéal chevaleresque, fasciné par l’amour courtois mais aussi par la guerre médiévale, que nous rencontrons à l’aube de sa vie. Ce jeune noble n’a donc aucune aspiration religieuse particulière jusqu’à ses vingt-cinq ans environ. En effet, la date de 1206 est un tournant dans sa vie : c’est l’année de sa « conversion » [3]. Suite à une longue maladie, François abandonne progressivement ses projets aristocratiques (guerre, tournois, etc…) pour atteindre son « trésor caché », une ardente foi chrétienne.
 
l'amour courtois en image
L’amour courtois crée un lien entre hommes et femmes alors que ceux-ci ne sont pas mariés. Il était même possible de draguer la femme de son seigneur (sans consommation bien sûr) ! Encore une preuve irréfutable de la barbarie immonde de cette période…
Très tôt, cette foi est actée par un rejet de la richesse matérielle. François abandonne tout d’abord son manteau à un chevalier en haillons sur la route (imitant Saint Martin). Ensuite, il est ému par le délabrement de l’église de San Damiano et décide de vendre un paquet de draps appartenant à son père [note] et donne l’argent au prêtre. Son père, furieux, le fait rechercher. Il est retrouvé très aminci (premières privations) et jeté dans la boue reçoit une volée de pierres. Le jeune François n’en attendait pas moins et décide d’abandonner tous ses biens, se rapprochant de plus en plus de l’idéal christique.
François vit ensuite une période de transition assez trouble où il peine à trouver sa voie. Chantant les louanges de Dieu dans un bois, il tombe sur des brigands qui le rouent de coups et François finit dans un fossé enneigé. De plus, sa spiritualité n’est pas encore aiguisée. Lorsqu’il reçoit le message de Dieu suivant : « François, va, répare ma maison qui, comme tu le vois, tombe en ruine » (p.58). Peu habitué aux paraboles, il se lance dans la maçonnerie et reconstruit San Damiano puis travaille à Saint Pierre. La foi peut donc se vivre une truelle à la main.
Cependant, son goût pour le travail manuel ne va pas le quitter, le rapprochant de l’ordre de Cîteaux. De prêche en prêche, il va réunir autour de lui une petite troupe de convertis / douze frères avant l’heure : le parallèle christique est évident. Le premier ordre de mendiants est sur le point de naître, parcourant les villes pour prêcher la bonne parole au lieu de rechercher une vie retirée. Il lui faut cependant l’aval pontifical…

Création de l’ordre des franciscains

En 1210, François se rend à Rome pour faire accepter sa conduite au pape et créer une règle officielle. « Sa pauvre tunique, sa chevelure en désordre et ses immenses et noirs sourcils » (p.61-62) firent une piètre impression au pape qui a pu s’affoler de voir un laïc ainsi abandonner ses biens pour partir prêcher sur la route. « Laisse-moi tranquille avec ta règle », voici les premiers mots du souverain pontife à François ! Il fallut un médiateur – l’évêque Guy d’Assise – pour attendrir sa Sainteté. Le pape accepte donc à contrecœur de le soutenir : « Mon fils, va prier Dieu de nous manifester sa volonté ».
Prêcher aux oiseaux
Le « François d’Assise prêchant aux oiseaux » est un lieu commun du saint. Il fait référence à l’arrivée difficile de François à Rome où il préféra s’adresser à des volatiles plutôt qu’à des pécheurs…
Innocent III soutient finalement François après avoir rêvé du triomphe de l’Église grâce aux franciscains. Cependant, celui-ci prend ses précautions en lui donnant un simple accord oral et il imposa aux frères d’obéir à François. Puis il fit promettre à François d’obéir aux papes. Innocent III ouvre ainsi la porte à la création d’une nouvelle forme de monachisme : les frères mendiants. En 1216, il acceptera la création d’un autre ordre mendiant, les Dominicains… [4]
« Prêchez à tous la pénitence. Quand le Seigneur tout-puissant aura multiplié en vous le nombre et la grâce, revenez joyeusement vers moi et je vous accorderai davantage de faveurs et de nouvelles missions » (p.62). François a acquis ainsi une légitimité exceptionnelle mais l’ordre n’était pas officiellement créé. Il peut donc guider ses ouailles mais aucune loi écrite n’encadre encore les futurs « frères mineurs ».
De retour à une vie simple (soin des lépreux, mendicité, travail manuel), le nombre de mineurs croit lentement. Ils parviennent à accéder à la chapelle de Porziuncola qui devient rapidement la résidence préférée de François. Malgré deux échecs successifs à aller prêcher la bonne parole aux infidèles (en Syrie puis vers le Maroc), l’ordre franciscain prend de l’ampleur (comme à Florence) à mesure que les miracles de leur guide se multiplient (multiplication des pains, guérisons des malades…).
 
Multiplier les pains
Comme son modèle Jésus, François n’aurait pas eu de mal à percer dans la boulangerie…

Le saint franciscain

Dès 1217, François décide de porter la prédication hors d’Italie. Il part lui-même pour l’Égypte en 1219 et revient choqué par le comportement sanguinaire des croisés l’année suivante, après avoir visité la Palestine et peut-être les lieux saints. À son retour, François remarqua que de nombreux « franciscains » dérivaient de la règle comme G. di Staccia qui fut maudit pour avoir créé une maison d’études à Bologne.
Pour mieux encadrer les franciscains et éviter les dérives, François présente sa règle au chapitre de 1221. Celle-ci dut être fortement retouchée pour être approuvée, seulement en 1223 avec la Regula bullata. C’est « la mort dans l’âme » que François accepte une règle vidée d’une partie importante de ses idées comme un article qui « autorisait les frères à désobéir aux ordres » ou qui n’insistait plus sur le travail manuel, pourtant à l’origine de son action…
À partir de 1223, une longue marche vers la mort sera longuement décrite par ses hagiographes. Ponctuée par de multiples miracles, c’est une véritable « passion » que mène François. Le parallèle christique va jusqu’aux stigmates qui apparaissent sur ses mains et ses pieds après avoir médité une vision angélique. Sujet de violents maux de tête, il voit sa fin proche et demande à retourner à Porziuncola. On lui refuse de peur que la foule se rue vers l’homme aux stigmates… C’est donc à Assise que Giovanni meurt le 3 octobre 1226, laissant un testament écrit à Sienne dont il voulait qu’il vienne amender la règle existante : le pape Grégoire IX fit en sorte que non…
Dès les premières minutes après sa mort, une véritable « ruée sur le corps » se déroule à Assise. Sainte Claire, qui fut proche de François, « couvre de larmes et de baisers le corps de son céleste ami » (p.73). Dès lors, François va servir de propagande active à une Église en pleine mutation. En moins de deux ans, il est canonisé (le 17 juillet 1228) et ses restes sont ensevelis dans une basilique « élevée dans l’ostentation » par frère Élie.
 
La basilique où repose François d'Assise
Le magnifique intérieur de la basilique n’aurait sûrement pas été du goût de François…
Giovanni n’est plus, Saint François l’a remplacé et son double canonisé ne supportera aucun défaut, ni aucune faille… L’Église va intimement surveiller les écrits biographiques et organiser un vrai culte autour de la vie glorieuse de Saint François. L’ordre des Franciscains va ainsi se développer entre quête de la pauvreté et fidélité au pape. Ils seront d’ailleurs de parfaits inquisiteurs, prêchant pour rassembler les ouailles égarées sur leur pauvre tunique…

D’étranges similarités avec Vaudès, hérétique lyonnais célèbre

Saint François a donc servi d’exemple à ceux qui ont lutté contre l’hérésie. À la lumière de sa propre vie, on peut trouver cela intrigant. En effet, beaucoup de phrases ou d’actes de sa vie, qui nous sont parvenus, semblent s’approcher dangereusement de la ligne rouge. Rappelons-nous la réaction d’Innocent IV lorsqu’il vit un François semblable à un manant, scandant une règle qui effraya le souverain pontife. Celui-ci avait-il raison ? François avait-il des racines impies en lui ?
 
Un exemple de bûcher
Contrairement aux idées reçues, la pratique du bûcher est exceptionnelle au Moyen-Âge (mais pas à la Renaissance !)
Au Moyen Âge, lorsque l’on parle d’hérésie, il faut être précis sur sa signification. L’hérétique n’est pas un non-chrétien, un athée ou un agnostique. Celui-ci est très souvent un âpre lecteur des Évangiles et donc un chrétien au sens moderne du mot. Le terme « hérétique » a été utilisé par la papauté (à partir du XIIIème siècle) pour désigner des personnes qui s’égaraient dans l’interprétation des textes saints (normalement réservée aux clercs et non aux laïcs). Voyons donc un cas concret de vie d’hérétique, histoire de se faire une idée…
Le laïc Vaudès, né à Lyon en 1140 fut déclaré hérétique ; sa persécution en fait un modèle pour les Protestants actuels. En effet, né dans une famille de riches marchands, il décide en 1170 d’abandonner tous ses biens et crée un mouvement religieux laïc « Les pauvres de Lyon ». En 1179, il est entendu par la curie romaine et prêche un retour à la pauvreté du Christ mais aussi une traduction des Évangiles en langue vulgaire (des sujets encore en débat à cette époque). Excommunié en 1184, Vaudès durcit son discours :

« Il crut impossible de sauver l’Église par l’Église. Il déclara que la véritable épouse de Jésus-Christ avait défailli sous Constantin, en acceptant le poison des possessions temporelles ; que l’Église romaine était la grande prostituée décrite dans l’Apocalypse, la mère et la maîtresse de toutes les erreurs ; que les prélats étaient des Scribes, et les religieux des Pharisiens ; que le pontife romain et tous les évêques étaient des homicides ; que le clergé ne devait avoir ni dîme ni terres ; que c’était un péché de doter les églises et les couvents, et que tous les clercs devaient gagner leur vie du travail de leurs mains, à l’exemple des apôtres ; enfin que lui, Vaudès, venait rétablir sur ses fondements primitifs la vraie société des enfants de Dieu. »

Les plus filous d’entre vous (la majorité je le crains…) ont déjà fait le parallèle avec la vie de Saint François. La conversion de François ressemble à s’y méprendre à celle de Vaudès, son ainé : abandon des biens, prédication, fidèles de plus en plus nombreux… Quel aurait été l’avenir de François s’il n’avait pas été reçu par le pape Innocent en 1210 ? Pire, qu’aurait-il pensé de la curie romaine si elle l’avait condamné alors qu’il prônait l’Évangile intégral ?
Même s’il a été soutenu par la papauté, François a (de son vivant) toujours inspiré la méfiance des autorités pontificales. En revenant de Rome, lui et ses disciples doivent construire un abri pour ne pas dormir dehors, François les réconforte en leur disant que l’« on va plus vite au ciel d’une cabane que d’un palais » (p.63). La remarque aurait-elle été bien reçue par Rome ?
Toute sa vie, François prône l’Évangile intégral, c’est-à-dire une interprétation radicale et quasiment littérale des Évangiles. Jésus a vécu pauvrement, François doit donc en faire de même. Jésus a parcouru les villages pour prêcher, il doit assurément l’imiter. Pratique dangereuse pour le clergé médiéval qui construit et décore avec magnificence en l’honneur du Christ. Qu’arrivera-t-il si un tel prêcheur tente, à nouveau, de chasser les marchands du temple ?
 
Rome dans toute sa splendeur
La capitale du catholicisme n’est pas le meilleur exemple d’humilité ou de dépouillement…
L’un des événements les plus tragiques pour François a été le refus d’accepter sa règle telle quelle en 1221. Il a dû accepter des retouches inadmissibles selon lui. Il est intéressant de voir que malgré la censure de l’Église, des bribes d’insoumission nous sont tout de même parvenues. Ainsi, selon T. de Celano, Thomas aurait déclaré en rentrant que « L’homme obéissant doit être comme un cadavre qui se laisse mettre n’importe où » (p.70).
 
John Lennon, franciscain ?
À l’image de John Lennon, les hippies ne seraient-ils pas les franciscains des temps modernes ?
Finalement acceptée en 1223, la nouvelle règle ne plaît que moyennement à son « auteur ». Mais celui-ci va très vite être happé par la maladie et son testament critique ne sera pas appliqué : les Franciscains resteront fidèles au pape sans entrer dans de trop grandes manifestations de pauvreté. Il est intéressant de se questionner sur les multiples miracles qui marquent la vie de François (selon ses hagiographes). Auraient-ils été aussi nombreux s’il avait refusé de transiger en 1221 ? Sainte Claire aurait-elle pleuré un ami fidèle ou fuit un hérétique en puissance ?
C’est donc la fidélité au pape et au clergé qui constitue le point central du christianisme romain. Si vous avez peur de tomber dans l’hérésie, voici quelques conseils. Même si vos propos peuvent être emportés ou si vous avez pu douter de certains dogmes, l’hérésie ne tombera pas sur vous si vous acceptez la hiérarchie de l’Église romaine. À l’inverse, ne vous fâchez pas avec son représentant sur terre, le souverain pontife, c’est là l’origine d’un jugement divin beaucoup plus sévère…

Notes :

[1] L’Histoires de saints d’Aviad Kleinberg aborde ce sujet brûlant de la proximité entre saints et hérétiques.
[2] L’université parisienne prend son envol avec la création de la Sorbonne en 1253.
[3] François se convertit en 1206 mais attention aux contre-sens ! Il était bien sûr chrétien mais il va désormais dédier sa vie au prêche et aux Évangiles.
[4] L’ordre des Prêcheurs (ou Dominicains) est créé par Saint Dominique en 1215. Avec les Franciscains, ils constituent les nouveaux ordres-mendiants. Des différences existent entre eux comme le rapport aux écrits par exemple (François déteste les livres alors que Dominique en raffole).