suicide d'Hannibal Barca

Hannibal a-t-il, sur le bateau qui l’emmenait loin de Carthage vers la terre de ses ancêtres, eu cette vision de ceux de la légendaire Didon, tout chargés de l’or de Pygmalion, mettant les voiles vers une cité qui restait encore à fonder ? Il est tentant de l’imaginer. Ces deux figures tutélaires de Carthage, en effet, semblent embrasser la vie de la cité, l’une en marquant les débuts, l’autre la fin – quoique l’on sache bien que ce fut Rome, et avec quelle inflexibilité, qui détruisit effectivement la cité punique. Leurs trajectoires, en tout cas, se croisent au milieu de la Méditerranée. Didon fuit Tyr, trahie par son frère ; Hannibal fuit Carthage, trahi par ses opposants. Didon accoste à Carthage ; Hannibal débarque à Tyr.
Du départ auxquels ils furent contraints à la mort qu’ils choisirent, essayons-nous à un bref exercice d’analogie, qui n’échappera pas à quelques facilités mais fera apparaître tout de même de stupéfiantes ressemblances.

Par N. Peuch

De Carthage à Tyr, Hannibal sur la route de Didon

Nous ne pouvons ici faire l’économie d’un menu avertissement : les éléments « connus » des histoires de Didon et Hannibal – qu’ils relèvent de récits légendaires ou de démarches historiques – procèdent en très grande partie des traditions grecques et romaines. La fides punica, où se mêlent ruse et intelligence mais aussi sournoiserie et cruauté, inscrite dans l’ADN des Carthaginois puisqu’elle est censée leur avoir été transmise de manière héréditaire par leurs parents phéniciens, y tient lieu de leitmotiv (parmi d’autres clichés). Dès lors, nous ne nous étonnerons pas que l’exil de nos héros débute par la ruse, dont ils font usage après en avoir été victimes. Nous ne perdrons pas non plus de vue que ces stratagèmes, si réjouissants soient-ils, participent de ces stéréotypes.

Hannibal Didon
Statue d’Hannibal.

Premier constat : le contexte qui va contraindre les deux protagonistes à prendre la mer s’inscrit lui-même dans deux de ces stéréotypes que les auteurs accolent volontiers aux Phéniciens : celui d’un peuple constamment criblé de dissensions et – c’est plus flagrant côté Didon – celui d’un peuple cupide, à l’image de ses marchands qui souffrent de la réputation d’être particulièrement retors en affaires. Ainsi Pygmalion est capable de passer outre le caractère sacré des liens familiaux par avidité. Quant à Hannibal, c’est une mesure qui vise à priver les oligarques de certaines taxes (dont ils bénéficiaient en assurant la collecte des indemnités de guerre issues de la deuxième guerre punique) qui va constituer la goutte de trop. Ceux-ci, toutefois, éviteront habilement de s’en prendre à lui dans une action frontale : afin de susciter une action de représailles romaine, ils dénoncent les contacts secrets (mais réels) que Hannibal entretient avec Antiochus, le souverain séleucide. Et pour ne pas éveiller la méfiance du suffète, ils font croire que l’ambassade romaine doit régler les différends qui opposent Carthage à Massinissa, roi numide.
Hannibal ne se laisse pas prendre, comme l’explique Serge Lancel [1] :

Mais l’intéressé ne fut pas dupe. Depuis longtemps il avait prévu l’éventualité de devoir fuir à l’improviste. On le vit en public tout le jour, comme à l’accoutumée ; mais, à la tombée de la nuit, au lieu de rentrer chez lui, il se rendit à une porte de la ville, sans s’être changé, et y retrouva deux serviteurs qui l’attendaient avec des chevaux sans rien savoir de ses intentions. À bride abattue, chevauchant toute une nuit en utilisant des relais disposés à l’avance sur un terrain qu’il connaissait bien, il franchit d’une traite la distance – tout de même plus de cent cinquante kilomètres à vol d’oiseau ! – qui le séparait d’une propriété qu’il avait au bord de la mer, entre Thapsus (Ras Dimass) et Acholla (Henchir Botria) : peut-être au Ras Kaboudia, qui fait saillie sur cette côte du Sahel tunisien. Là était prêt à appareiller un navire qui dans la journée le mena dans l’île de Cercina, sans doute la plus grande des Kerkennah, au large de Sfax.

Sur l’île, il est reconnu par des marins phéniciens, auxquels il répond qu’il se rend en ambassade à Tyr. Mais afin d’éviter que l’un d’eux n’aille dire à Carthage qu’on l’a vu à Cercina, il se fend d’une autre de ces astuces :

Il fit préparer un sacrifice, suivi d’un banquet où furent invités les équipages et les négociants ; et pour abriter tout ce monde du soleil de cette journée de plein été, il emprunta aux capitaines, en guise de tentes, leurs voiles et leur vergues, en prenant soin de laisser son propre navire en état de marche. Et, tous étant plongés dans l’ivresse d’un festin prolongé tard dans la nuit, il leva discrètement l’ancre. Le temps qu’à Carthage on sût qu’il avait quitté la ville, puis qu’il avait été vu à Cercina, il était déjà arrivé à Tyr. [2]

Serge Lancel ne manque pas de noter que « quasi symboliquement, le plus grand homme de Carthage trouvait un premier refuge dans cette mère patrie phénicienne d’où était venue Didon plus de six siècles auparavant. » Didon (ou, dans le texte ci-dessous Elissa), justement, doit la jouer fine pour quitter Tyr tout en gardant la main sur les grandes richesses de son mari défunt, richesses qui sont à l’origine de son exil :

Alors, elle cherche, avec ruse, à circonvenir son frère ; elle feint de vouloir venir s’installer auprès de lui, afin que la maison de son époux ne lui ravive la dure image du deuil, à elle qui est désireuse d’oubli, et afin qu’un amer rappel ne lui vienne plus devant les yeux. Pygmalion écoute sans déplaisir les paroles de sa sœur, estimant qu’avec elle, viendra aussi l’or d’Acherbas. Mais, au crépuscule, Élissa place sur des navires les hommes chargés par le roi de son transport, avec toutes ses richesses, et arrivée au large, elle les oblige à jeter à la mer des fardeaux — de sable, à la place de l’argent — enveloppés dans des bâches. Alors, en pleurs, elle appelle Acherbas d’une voix funèbre ; elle le prie de recevoir de bon gré ses richesses qu’il avait abandonnées et de les avoir comme sacrifice à ses mânes, elles qui avaient été la cause de sa mort. Alors, elle va trouver les hommes du roi eux-mêmes ; une mort, jadis souhaitée, la menaçait, certes, mais pour eux, qui avaient soustrait à la cupidité du tyran les richesses d’Acherbas, richesses pour lesquelles le roi avait commis un parricide, c’était d’amères tortures et de cruels supplices qui les menaçaient. Une fois cette peur jetée en eux tous, elle les prend comme compagnons de sa fuite. [3]

Après une étape à Chypre (où a lieu un enlèvement de femmes qui rappellera celui des Sabines), Didon et son peuple accostent sur le continent africain, où l’accueil est mitigé. Là encore, il va falloir ruser :

Repoussés par les Africains, les fugitifs demandèrent qu’on leur cédât un emplacement pour fonder une colonie : tout juste ce qui pourrait enceindre le cuir d’un taureau. Une réelle hilarité s’empara des Africains devant la ladrerie des Phéniciens, et ils avaient scrupule à refuser une si petite demande ; mais surtout ils n’arrivaient pas à comprendre comment une ville pourrait tenir dans un espace aussi réduit et, désireux de voir en quoi consistait l’astuce, ils s’engagèrent à donner le terrain et firent le serment. Les Phéniciens découpèrent alors, en partant du bord extérieur, la peau en une seule lanière très mince, dont ils ceignirent l’emplacement actuel de la citadelle de Carthage : de là vient son nom de Byrsa. [4]

  • Pour les amateurs de mathématiques, comment résoudre le problème de Didon ? Calcul d’une aire maximale avec une peau de bœuf coupée en lanières fines disposées en arc de cercle. http://serge.mehl.free.fr/anx/cv_didon.html
  • Pour les amateurs de sémantique, une étude sur les différents mots utilisés par les auteurs latins et grecs pour exprimer l’idée de couvrir/entourer et sur ce que cela dit de leurs motivations. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1985_num_40_2_283165 (lire la première partie : « La tradition sur Byrsa »)
mort d'Hannibal Barca
Représentation de la mort d’Hannibal

Le poète latin Silius Italicus, auteur d’une grande épopée racontant la deuxième guerre punique, a poussé loin les liens qui unissent Didon et Hannibal. Parmi les compagnons de fuite  de la reine, on trouve des membres de sa famille, sa sœur Anne, et son frère, un certain Barca… Faut-il voir dans ce patronyme (signifiant opportunément « foudre »), porté par Hannibal et son père Hamilcar, un lien direct d’ascendance entre nos deux protagonistes ? Silius Italicus l’affirme. Il croit même savoir que Hamilcar était « fier de cette noble origine ». Toujours selon cet auteur, c’est dans le temple dédié aux mânes de la reine, à Carthage, que le jeune Hannibal prononce le fameux serment de haine éternelle à l’égard de Rome, condition indispensable à ce qu’il puisse suivre son père en Espagne. Il prend Didon à témoin : « J’en jure par le puissant Dieu de la guerre, qui me protège ; j’en jure, grande Reine, par tes mânes augustes » [5].
Moins connu que son serment ou sa grande épopée à travers les Alpes, un autre événement de la vie d’Hannibal ne peut qu’attirer notre attention : la fondation de la ville de Prusia, actuelle Bursa, en Turquie. Il semble que cette cité ait été créée à la demande du roi Prusias, chez qui Hannibal a trouvé d’abord un refuge pour y poursuivre sa guerre contre Rome, puis son cercueil, après avoir été trahi par son hôte. Quoique leurs motivations aient certainement été bien différentes, il nous faut constater que l’exil d’Hannibal s’achève, comme celui de Didon, par la fondation d’une cité – cité qui devint tout de même capitale ottomane et compte aujourd’hui près de 3 millions d’habitants.
C’est en Turquie, encore, que Hannibal se donne la mort en ingérant, selon la légende, le poison contenu dans une bague qu’il portait en toutes circonstances. Devenu gênant, il est livré par Prusias aux Romains, comme le raconte assez précisément Tite-Live  [6] :

Ce général avait toujours pensé qu’il finirait ainsi, quand il songeait à la haine implacable que lui portaient les Romains et au peu de sûreté qu’offre la parole des rois. D’ailleurs il avait éprouvé déjà l’inconstance de Prusias et il avait appris avec horreur l’arrivée de Flamininus, qu’il croyait devoir lui être fatale. Au milieu des périls dont il était ainsi entouré, il avait voulu se ménager toujours un moyen de fuir, et il avait pratiqué sept issues dans sa maison; quelques-unes étaient secrètes, afin qu’on ne pût y mettre des gardes. Mais la tyrannie soupçonneuse des rois perce tous les mystères qu’il lui importe de connaître. Les soldats enveloppèrent et cernèrent si étroitement toute la maison, qu’il était impossible de s’en évader.

À la nouvelle que les satellites du roi étaient parvenus dans le vestibule, Hannibal essaya de fuir par une porte dérobée, qu’il croyait avoir cachée à tous les yeux. Mais voyant qu’elle était aussi gardée et que toute la maison était entourée de gens armés, il se fit donner le poison qu’il tenait depuis longtemps en réserve pour s’en servir au besoin. « Délivrons, dit-il, le peuple romain de ses longues inquiétudes, puisqu’il n’a pas la patience d’attendre la mort d’un vieillard. Flamininus n’aura guère à s’applaudir et à s’honorer de la victoire qu’il remporte sur un ennemi trahi et désarmé. Ce jour seul suffira pour prouver combien les mœurs des Romains ont changé. Leurs pères, menacés par Pyrrhus, qui avait les armes à la main, qui était à la tête d’une armée en Italie, lui ont fait dire de se mettre en garde contre le poison; eux, ils ont envoyé un consulaire en ambassade pour conseiller à Prusias d’assassiner traîtreusement son hôte.

Tite-Live ne manque pas de retourner contre Rome, à travers les derniers mots (dont la réalité est évidemment douteuse) du Carthaginois, la fameuse fides punica dont Hannibal fut accusé à de multiples reprises. Mais retenons ici que le défunt a préféré le suicide à un destin qui lui semblait insupportable et que par ce geste, il resta fidèle à son serment. Tel sera également le choix de Didon bien que plusieurs traditions sur les motifs du suicide coexistent : par dépit et passion, chez Virgile, à la suite du départ d’Enée, ou lorsque, contrainte à un mariage, elle se poignarde pour y échapper, chez Justin – version que retiendront volontiers les auteurs chrétiens, afin d’exalter le modèle d’une épouse qui privilégie par-dessus tout la fidélité à son époux :

Alors que les Carthaginois avaient des ressources florissantes par le succès de leurs affaires, le roi des Maxitans, Hiarbas, ayant fait venir auprès de lui dix princes puniques, demande en mariage Élissa sous peine d’une déclaration de guerre. Les ambassadeurs, craignant de rapporter cette demande à la reine, agirent avec elle selon l’esprit punique : ils annoncent que le roi réclame quelqu’un qui lui enseigne, ainsi qu’aux Africains, un genre de vie plus civilisé, mais qui pourrait-on trouver qui voudrait quitter ses parents par le sang et aller chez des barbares, vivant, qui plus est, à la manière des bêtes sauvages ? Réprimandés alors par la reine de refuser une vie plus âpre pour le salut d’une patrie à laquelle était due la vie même si la situation l’exigeait, ils découvrirent les injonctions du roi, en disant que ce qu’elle ordonnait aux autres, il lui fallait elle-même l’accomplir si elle voulait veiller à la ville. Prise par cette ruse, après avoir longtemps invoqué le nom de son époux Acherbas avec bien des larmes et un gémissement lamentable, elle répondit à la fin qu’elle irait où l’appelait son destin et celui de la ville. Au bout d’un délai de trois mois, ayant fait dresser un bûcher funéraire dans la partie la plus élevée de la ville comme pour apaiser les mânes de son époux et lui dédier avant les noces des sacrifices funéraires, elle immole de nombreuses victimes et, ayant pris un glaive, elle monte sur le bûcher, et, regardant le peuple d’en haut, elle dit qu’elle allait vers son époux, comme ils l’avaient ordonné, et mit fin à sa vie avec un glaive [7]

mort de Didon
Mort de Didon, peinture de Tiepolo.

Ici s’arrête notre tentative d’analogie, qui vaut ce qu’elle vaut, mais souhaitait mettre en valeur quelques motifs dans la tradition grecque et romaine qui suscitent trop de curiosité pour être tout à fait innocents, et dont il faut bien nous contenter, puisqu’il n’y en a pas d’autre. La littérature punique s’est perdue, et avec elle leur version de l’Histoire.

Notes :
[1]Hannibal, Fayard.
[2] ibid.
[3] Justin, Abrégé, XVIII
[4] Appien, Libyka, I
[5] Silius Italicus, Punica, Livre I
[6] Histoire romaine, Livre XXXIX
[7] Justin, Abrégé, XVIII