Hannibal d’après les tragédies de Marivaux et Corneille

Hannibal fut le héros de diverses tragédies, dont deux des plus connues sont Annibal de Marivaux, et La Mort d’Annibal, de Corneille (Thomas). Dans la première, l’auteur imagine une rivalité amoureuse entre Hannibal, déjà proche de mourir chez Prusias, et Flaminius, l’envoyé de Rome pour le pourchasser et le faire livrer. L’intrigue est audacieuse et Marivaux a pu bénéficier du mystère que constitue la vie intime d’Hannibal pour laisser libre cours à son imagination. Corneille se sert lui aussi d’une hypothétique fille du Carthaginois, Élise, dont trois personnages sont amoureux sur fond de conflit entre Hannibal et Rome. Mais au fond, le tragique n’apparaît qu’à travers deux situations inventées – il est vrai que l’on ne savait pas grand chose d’Hannibal à l’époque.
Ma réflexion se porte sur les aspects tragiques des faits et gestes d’Hannibal au regard de l’Histoire, ou, répétons-le à l’envi, de ce que la tradition littéraire et historique gréco-romaine en a laissé. Trois éléments caractéristiques de la tragédie telle qu’elle était envisagée par les auteurs cités plus haut semblent traverser la vie d’Hannibal : d’abord le célèbre serment, prononcé en présence de son père Hamilcar, serment auquel il est lié à mort et qui imprègne donc son existence d’une sorte de fatalité; le fait que, malgré tous ses efforts, ses incroyables prouesses, son intelligence supérieure, son audace souvent récompensée et ses multiples talents, le cours des choses se soit finalement toujours retourné contre lui; enfin, la nette impression de solitude qu’il laisse au moment de sa mort, exilé de sa cité, trahi de ceux qui ont d’abord prétendu l’accueillir.

« J’en jure, grande reine, par tes mânes augustes » – Hannibal, d’après Silius Italicus

Le serment, qui fut le motif principal des Punica, l’élément duquel Silius Italicus tira le souffle de son épopée, fut aussi chez les auteurs romains, à divers degrés, un facteur de la deuxième guerre punique. Même Polybe, qui n’est pas le plus défavorable à Carthage, considère le serment comme la cause première de la guerre. Évidemment la tradition latine avait plutôt intérêt à mettre sur le compte des Carthaginois le déclenchement du conflit, et par là même, sa dimension incontournable : toute autre cause, plus prosaïque, politique ou économique, valait-elle la peine d’être étudiée, ou même prise au sérieux, dès lors qu’un homme avait juré haine éternelle à un peuple ? On ne doutera pas que l’explication fut au moins en partie une justification.
Mais Hannibal toujours en vie, et même devenu suffète, n’excitait-il pas l’animosité des Romains ? Carthage pouvait-elle un jour ne plus être un danger tant qu’elle était gouvernée par un Barcide, a fortiori un général aussi doué, aussi viscéralement attaché à la destruction de Rome ? Malgré ses éclatantes victoires, il semble en effet que les entreprises d’Hannibal finirent toujours par échouer : il vainc son ennemi et son ennemi en sort renforcé ; il combat au nom de sa cité et peut-être précipite sa chute. Même en exil, il continue de représenter aux yeux romains, d’une part le souvenir vivant du traumatisme et, d’autre part, la persistance de la menace. Dès lors qu’Hannibal s’est lié à la chute de Rome par un serment, cela n’implique-t-il pas, corollairement, que Rome ne puisse être en sécurité tant qu’Hannibal vit ?
Ce n’est pas qu’Hannibal soit frappé par un dilemme : il semble mener de front deux objectifs qu’il pense certainement indissociables : faire prospérer Carthage et réduire Rome. Il pense d’ailleurs peut-être que l’un n’est de toute façon pas possible sans l’autre. Sans doute ses rivaux lui reprochent-ils au Sénat de ne pas vouloir entendre que la bonne santé de la cité punique passe désormais par de bonnes relations avec Rome. A ces pragmatiques, qui ont probablement renoncé à se rendre maîtres à nouveau de la Méditerranée occidentale, les contacts secrets entretenus par Hannibal avec Antiochus III, en passe de se frotter aux Romains, doivent paraître insensés. On pourrait même en tirer une lecture qui leur soit très avantageuse : ils trahissent Hannibal afin de préserver la cité.

Scipion était de ceux qui pensaient qu'il fallait affronter Carthage sur son territoire pour l'obliger à rappeler Hannibal d'Italie. La manœuvre fonctionna : Scipion battit Hannibal à Zama. La guerre était terminée.
La Bataille de Zama – François Bonnemer    

« Hannibal, tu sais vaincre mais tu ne sais pas utiliser ta victoire » – Maharbal, d’après Tite-Live

Il fut peut-être reproché à Hannibal, qui se tenait maître de l’Italie sans que cela n’ait emporté la décision en raison de l’extraordinaire résistance romaine et de certains de ses alliés, d’avoir indirectement porté la guerre sur le sol africain. Scipion était de ceux qui pensaient qu’il fallait affronter Carthage sur son territoire pour l’obliger à rappeler Hannibal d’Italie. La manœuvre fonctionna : Scipion battit Hannibal à Zama. La guerre était terminée. On notera que des griefs similaires furent faits à Hamilcar, père d’Hannibal, qui lui aussi ne connut que des victoires lors de la campagne de Sicile, mais fut coupable d’avoir voulu obtenir la liberté pour ses hommes que le trésor punique ne pouvait plus payer, puis d’avoir curieusement décidé de se retirer de sa charge militaire en laissant au pauvre Giscon la responsabilité du retour des mercenaires en Afrique. Rappelé en catastrophe, Hamilcar mit finalement un terme à cette guerre inexpiable que Flaubert a raconté dans Salammbô.
Une remarque plus générale peut être formulée : non seulement Hannibal n’a pas réussi à réduire Rome, mais la stupeur, la consternation inouïes qui frappèrent les Romains à cette occasion – Annibal ad portas ! – les conduisirent à trouver des ressources impressionnantes : les Romains ne plièrent jamais, refusèrent de négocier la paix, firent éclater une solidarité, un sentiment patriotique formidables. Dit simplement : il semble qu’Hannibal ait réveillé le monstre. Transformée, Rome n’a plus d’égale après la seconde guerre punique. Proche d’accomplir le vieux rêve de son père d’en finir avec la grande rivale, le stratège accélère en fin de compte sa puissance, son inexorable hégémonie.

« Délivrons, dit-il, le peuple romain de ses longues inquiétudes » – Hannibal, d’après Tite-Live

Reste l’exil d’Hannibal, période qui n’est pas la mieux documentée mais dont il ressort une suite d’errances et de trahisons qui achèvent d’isoler le Carthaginois. Il rencontre des alliés de circonstance, à commencer par Antiochus, qui eux ne sont pas prêts à livrer un combat à mort avec Rome. Pire : ils acceptent de le livrer lui comme otage à ses ennemis jurés afin de s’épargner la colère des Romains. C’est donc traqué qu’il finit sa vie, ne pouvant apparemment plus compter sur quiconque, et même acculé, sa maison cernée, lorsqu’enfin il se donne la mort.
Ayant lié sa vie à la mort de Rome, il n’était pas d’autre issue possible, même une fois vieillard et affaibli, pour le jeune garçon de neuf ans qui alors voulut suivre son père en Espagne. Son suicide est certes un moyen d’échapper aux geôles et humiliations romaines, peut-être à une fin à la Vercingétorix, mais il est d’abord une acceptation du destin contre lequel il s’est sans doute trop battu, aussi vainement que ces héros que la tragédie a montrés. Démenti plusieurs fois par les évènements, n’excluons pas complètement qu’Hannibal, jadis vainqueur des Alpes, ait basculé dans l’hybris.
Il s’est finalement résigné, si l’on en croit les mots de Marivaux :

Il ne me restait plus, persécuté du sort,
D’autre asile à choisir que Rome ou que la mort.

Le destin ne poussa heureusement pas jusqu’à le faire assister à la destruction totale de Carthage, mais les conséquences de la tragédie Hannibal pouvaient-elles encore se faire sentir après sa mort ? Il est des fardeaux trop lourds pour la mémoire d’un seul homme, fut-il le grand Hannibal, et il serait sûrement excessif d’attribuer à son entêtement la fin de la cité et, allons-y, de la civilisation punique. Mais comment ne pas se poser cette question simple : que serait-il advenu de Carthage si, à la fin de la deuxième guerre punique, le héros avait renoncé à ses visées qui aujourd’hui semblent bien irréalistes, et s’était contenté d’une retraite tranquille, dans l’un des florissants domaines des Barcides, à l’ombre des oliviers que ses soldats avaient plantés ?