des hérons se posent parfois sur la Tamise

Lundi ou mardi (Monday or Tuesday) est une nouvelle expérimentale et moderniste de Virginia Woolf incluse dans le seul recueil de nouvelles publié de son vivant, en 1921, intitulé lui aussi Monday or Tuesday. C’est la troisième nouvelle du recueil, sur huit, et l’une de celles où Woolf va le plus loin dans l’expérimentation, en accord avec les réflexions de son essai L’Art du roman (Modern Fiction), ouvrant la voie à sa technique du stream of consciousness, ou flux de conscience. Je propose ci-dessous une traduction personnelle de la nouvelle, qui pourra être modifiée, ainsi qu’un bref commentaire suivi du texte anglais.

Lundi ou mardi

Paresseux, indifférent, s’arrachant sans mal à l’espace d’une secousse de ses ailes, son chemin en tête, le héron passe au-dessus de l’église dressée sous le ciel. Blanc et lointain, absorbé en lui-même, le ciel sans cesse recouvre puis découvre, se meut et demeure. Un lac ? Qu’en soient occultées les rives ! Une montagne ? Oh, parfait — l’or du soleil sur ses versants. Le long du flot de cette cascade. Des fougères, ensuite, ou des touffes de plumes blanches, pour toujours et à jamais —
À désirer la vérité, à l’attendre, à distiller laborieusement quelques mots, à désirer pour toujours — (un cri s’élève sur la gauche, un autre sur la droite. Des roues divergent avec fracas. Des omnibus s’agglomèrent, antagonistes.) — à désirer pour toujours — (l’horloge certifie de douze coups distincts qu’il est midi ; la lumière verse des écailles d’or ; des enfants foisonnent) — à désirer pour toujours la vérité. Rouge est le dôme ; des pièces pendent aux arbres ; de la fumée s’étire depuis les cheminées ; abois, clameur, cri « Fers à repasser en solde » — et la vérité ?
À rayonner jusqu’à un certain point sur les pieds des hommes et les pieds des femmes, noirs ou recouverts d’or — (Ce temps brumeux — Du sucre ? Non, merci — Le commonwealth du futur) — la lueur du foyer qui jaillit et empourpre la pièce, hormis les silhouettes noires et leurs yeux brillants, tandis qu’au dehors une camionnette décharge, Mlle Trucmuche boit du thé à son bureau, et des plaques photographiques préservent des manteaux de fourrure —
Ostentatoire, la clarté de la feuille, qui dérive vers les coins, enlevée à travers les roues, éclaboussures d’argent, foyer ou non, accumulée, éparse, dilapidée en gammes distinctes, emportée, mise à bas, déchirée, noyée, assemblée — et la vérité ? À présent se souvenir au coin du feu, penchée sur le carré blanc de marbre. De profondeurs d’ivoire des mots s’élevant répandent leur noirceur, s’épanouissent et pénètrent.
Tombé, le livre ; dans la flamme, dans la fumée, dans les étincelles momentanées — ou maintenant en voyage, le marbre carré se balançant, des minarets au-dessous et les mers des Indes, cependant que l’espace s’élance bleu et que les étoiles scintillent — vérité ? satisfaite de la proximité ?
Paresseux, indifférent, le héron revient ; le ciel voile ses étoiles ; puis les découvre.

James Tissot a peint un héron sur la Tamise
James Tissot, Sur la Tamise, un héron, 1871-1872, Minneapolis Institute of Art

Commentaire

Monday or Tuesday est le seul recueil de nouvelles publié du vivant de Virginia Woolf. Il est publié en 1921, reprenant des nouvelles parfois publiées séparément les années précédentes, et se caractérise par une démarche expérimentale, en rupture avec ses deux premiers romans The Voyage Out (1915, traduit en français sous le titre La Traversée des apparences) et Night and Day (1919, Nuit et Jour en français). Le recueil se vend à  trois cents exemplaires (sur un tirage de mille exemplaires, comprenant des coquilles qui laisseront un goût amer) la semaine de sa sortie.
Le titre du recueil provient d’un essai de Woolf, Modern Novels (1919, repris ensuite en 1925 sous le titre Modern Fiction), dans lequel elle déclare : « Considérons, un instant, un esprit ordinaire un jour ordinaire. L’esprit reçoit une myriade d’impressions — triviales, fantastiques, évanescentes, ou gravées avec le tranchant du métal. Elles proviennent de toutes parts, une pluie incessante d’innombrables atomes ; et tandis qu’ils tombent, tandis qu’ils se transmuent en la vie du lundi ou du mardi, l’accent tombe d’une façon différente d’autrefois ; l’instant qui importe n’allait plus ici, mais là ; de sorte que, si l’écrivain était libre et non esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il voulait, et non ce qu’il devait, s’il pouvait fonder son œuvre sur son propre sentiment et non sur la convention, il n’y aurait nulle intrigue, nulle comédie, ni tragédie, ni inclination amoureuse ni catastrophe dans le style jugé approprié, et peut-être pas un seul bouton cousu à la façon des tailleurs de Bond Street. La vie n’est pas une succession de lanternes de calèches disposées symétriquement ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement de la conscience jusqu’à sa fin. »
La nouvelle « Monday or Tuesday » (le titre du recueil a précédé l’écriture de la nouvelle) est en particulier ciblée par la critique. Ainsi Harold Child écrit-il pour le Times Literary Supplement : « nous déplorons avec « Lundi ou mardi », non qu’elle veuille dire trop peu de ce qui est intelligible à un esprit simple, mais qu’elle ne puisse s’empêcher de trop vouloir dire pour sa finalité. La prose peut « aspirer à la condition musicale » : elle ne peut y parvenir. »
Dans une lettre à la compositrice et suffragette Ethel Smyth, datée du 16 octobre 1930, Woolf constate d’ailleurs que « Monday or Tuesday » (ainsi que la nouvelle « Blue & Green ») est considérée comme « de furieuses éruptions de liberté, inintelligibles, ridicules, de pures vociférations impubliables », et n’envisage pas de les republier. Elle ajoute avoir écrit les nouvelles du recueil en parallèle de son roman Night and Day, comme sources de divertissement après en avoir « fini avec [son] exercice dans le style conventionnel. »
La nouvelle s’inscrit donc dans une approche moderniste, la nouvelle pouvant être lue comme un premier aboutissement des réflexions théoriques de Woolf dans son essai Modern Novels. Selon les mots de la chercheuse Laura Lojo Rodriguez, Woolf « expérimente avec la fragmentation du sujet par l’obtention de différentes perspectives offertes grâce à une multiplicité d’angles et filtrées par une voix et une vision, à travers un langage et une imagerie, des mots, des éléments qui portent de la beauté en eux-mêmes. »
Il n’y a pas d’intrigue dans le texte, mais une quête de vérité qui n’en finit pas et se confond avec l’acte d’écrire, superposant perceptions et sensations, au point que la nouvelle évoque un poème, peut-être influencé par la lecture de Gerard Manley Hopkins que Woolf admire. D’où, par exemple, l’importance des assonances et des allitérations, le découpage rythmique qui privilégie une brièveté qui rappelle celle du vers, et peut-être l’impression de circularité d’un texte qui se finit comme il commence, par l’image du héron qui surplombe et englobe tout dans son regard.

Monday or Tuesday — Virginia Woolf 

Lazy and indifferent, shaking space easily from his wings, knowing his way, the heron passes over the church beneath the sky. White and distant, absorbed in itself, endlessly the sky covers and uncovers, moves and remains. A lake? Blot the shores of it out! A mountain? Oh, perfect—the sun gold on its slopes. Down that falls. Ferns then, or white feathers, for ever and ever—
Desiring truth, awaiting it, laboriously distilling a few words, for ever desiring—(a cry starts to the left, another to the right. Wheels strike divergently.
Omnibuses conglomerate in conflict)—for ever desiring—(the clock asseverates with twelve distinct strokes that it is midday; light sheds gold scales; children swarm)—for ever desiring truth. Red is the dome; coins hang on the trees; smoke trails from the chimneys; bark, shout, cry “Iron for sale”—and truth?
Radiating to a point men’s feet and women’s feet, black or gold-encrusted—(This foggy weather—Sugar? No, thank you—The commonwealth of the future)—the firelight darting and making the room red, save for the black figures and their bright eyes, while outside a van discharges, Miss Thingummy drinks tea at her desk, and plate-glass preserves fur coats—
Flaunted, leaf—light, drifting at corners, blown across the wheels, silver-splashed, home or not home, gathered, scattered, squandered in separate scales, swept up, down, torn, sunk, assembled—and truth?
Now to recollect by the fireside on the white square of marble. From ivory depths words rising shed their blackness, blossom and penetrate. Fallen the book; in the flame, in the smoke, in the momentary sparks—or now voyaging, the marble square pendant, minarets beneath and the Indian seas, while space rushes blue and stars glint—truth? content with closeness?
Lazy and indifferent the heron returns; the sky veils her stars; then bares them.

Modern Novels (1919, puis Modern Fiction, 1925) — extrait

Examine, for a moment, an ordinary mind on an ordinary day. The mind receives a myriad impressions—trivial, fantastic, evanescent, or engraved with the sharpness of steel. From all sides they come, an incessant shower of innumerable atoms; and as they fall, as they shape themselves into the life of Monday or Tuesday, the accent falls differently from of old; the moment of importance came not here but there; so that, if a writer were a free man and not a slave, if he could write what he chose, not what he must, if he could base his work upon his own feeling and not upon convention, there would be no plot, no comedy, no tragedy, no love interest or catastrophe in the accepted style, and perhaps not a single button sewn on as the Bond Street tailors would have it.

Quelques sources :
https://campuspress.yale.edu/modernismlab/monday-or-tuesday/
Virginia Woolfs « Monday or Tuesday »: An Approach, par Laura Lojo Rodríguez, 1997
https://letourcritique.parisnanterre.fr/index.php/letourcritique/article/view/18/html