Pan est souvent représenté poursuivant des nymphes

La mort de Pan est un bref récit de Lord Dunsany, extrait de son recueil Fifty-One Tales (« Cinquante-et-un contes ») publié en avril 1915 (republié sous le titre The Food of Death: Fifty-One Tales en 1974). Le recueil est connu pour avoir influencé des auteurs aussi illustres que Tolkien, Le Guin ou encore Lovecraft, contribuant à faire de Dunsany un « père » de la fantasy. Dans La mort de Pan, il reprend le motif bien établi de la mort du dieu grec Pan, dans ce qui peut être lu comme une défense du sense of wonder, de l’émerveillement. J’en propose ici une traduction personnelle, suivie d’un petit commentaire et du texte anglais, avec un complément.

La mort de Pan

Lorsque les voyageurs venus de Londres pénétrèrent en Arcadie, ils pleurèrent l’un avec l’autre la mort de Pan.
Tantôt ils le virent qui gisait roide et muet.
Pan le cornu demeurait immobile et la rosée couvrait sa fourrure ; il n’avait pas semblance de l’animal vivant. Alors ils dirent : « Il est donc vrai que Pan est mort. »
Puis, mélancolie dressée auprès de cet immense corps qui gisait sur le ventre, ils regardèrent longtemps Pan le mémorable.
Puis vint le soir, une petite étoile apparut.
Puis, à cet instant, hors d’un hameau sis en quelque val d’Arcadie, dans le tumulte d’une chanson futile, vinrent de jeunes filles arcadiennes.
Puis, lorsqu’elles virent là, tout soudainement à la lueur du crépuscule, ce vieux dieu couché, elles s’interrompirent dans leur course et murmurèrent entre elles. « Comme il a l’air ridicule », dirent-elles, et là-dessus se mirent à rire un peu.
Puis, au son de leur rire, Pan bondit et le gravier s’envola sous ses sabots.
Puis, aussi longtemps que les voyageurs se tinrent là et écoutèrent, les roches et les crêtes des collines d’Arcadie résonnèrent des bruits de la poursuite.

Jan Brueghel (II) & Peter Paul Rubens, Pan and Syrinx, peinture de la première moitié du XVIIème siècle

Commentaire

Le thème de la mort de Pan remonte à Plutarque et son traité Sur la disparition des oracles et depuis a fait couler beaucoup d’encre. Plutarque fait dire à Thamous, pilote égyptien, une parole étrange : « Le grand Pan est mort », qui suscite aussitôt cris et sanglots. Or Pan est un dieu : il est donc immortel. Par ailleurs, Plutarque est le premier à lui attribuer l’adjectif « grand ». Ces bizarreries deviennent au fil du temps une véritable énigme dont s’emparent les écrivains et penseurs, de Rabelais à D. H. Lawrence. Pan devient ainsi une allusion à Dieu ou au diable, voire au polythéisme dans son ensemble s’apprêtant à être supplanté par le monothéisme, et ainsi de suite. Apollinaire notamment reprend ce motif avec son poème de jeunesse Pan est mort, daté de 1895 : « Pan, le grand Pan est mort et les dieux ne sont plus ! »
Cependant il semble que Dunsany ne croit guère à la mort des dieux. Il mentionne Pan dans trois des brefs récits de ses Fifty-One Tales de 1915, dont deux abordent le thème de la mort de Pan, mort dont l’annonce est considérée chaque fois comme prématurée : The Death of Pan, bien sûr, et The Tomb of Pan. Il reparaît dans un roman de 1927, The Blessing of Pan, où l’influence du dieu païen rivalise avec celle du christianisme sur la petite ville de Wolding.
Dans sa pièce de théâtre Alexander (1925), où Dunsany met en scène le fameux conquérant, Pan fait aussi l’objet d’une réflexion mélancolique de la part du musicien Dyonis (dont le nom évidemment peut rappeler Dionysos, dieu du vin et de la fête) :

Alexandre : […] Que quelqu’un me chante une chanson au sujet d’un bouc.
Dyonis : J’ai une chanson qui porte sur le dieu Pan lui-même, mais il n’est pas convenable de la chanter devant tant de monde.
Alexandre : Ce qui concerne Pan, il convient de le chanter devant toute l’humanité. Ses actions en effet sont des plus honorables. J’ordonnerai à mes auteurs de concevoir un livre à leur sujet, je l’appellerai les Hauts faits de Pan.
Dyonis : Ô Pan, Ô Pan, Ô Pan — Ô Pan — Ô Pan — Ô Pan, Ô Pan, Ô — (Il pense profondément. Quelqu’un suggère le mot Pan.) le mot lui-même (musical) Ô Pan.
Alexandre : Cette plaisante chanson se poursuit-elle plus avant ?
Dyonis : Ô Alexandre, il y a bien plus, mais je l’ai oublié en même temps que bien d’autres belles choses qui ont eu lieu il y a très, très longtemps. Quand je pense aux beautés que j’ai oubliées je — pleure. (Il pleure.)

Pour Dunsany, Pan semble donc représenter une certaine conception nostalgique de la beauté, pas tant liée à l’histoire des religions qu’à un sens de l’émerveillement, par exemple devant la nature, opposée aux ravages de l’industrialisation. Pan donc n’est pas mort, il attend son heure, pour surprendre et remettre en mouvement, ici la jeunesse. Il n’est d’ailleurs pas « grand », il peut même paraître ridicule : cet état ne dure pas, et le ton n’est pas solennel, il est celui de la satire sinon de la plaisanterie hors du temps. Les voyageurs londoniens ne sont pas nommés : on peut simplement songer que Londres a longtemps représenté le modèle (dickensien) de la grande ville industrielle, et que les jeunes gentlemen anglais étaient supposés faire le « Grand Tour » qui les amène à explorer les ruines antiques (des auteurs comme Percy Shelley ou John Keats en surent quelque chose !). Dunsany respecte ce cadre en choisissant comme décor l’Arcadie, dont la mythologie grecque fait le lieu de séjour de Pan et qui est devenue associée à l’image d’une nature idéale, harmonieuse, motif récurrent de la poésie bucolique.
La chute du récit par contre est cohérente avec les aspects plus bestiaux de Pan, à ses penchants violents et à ses pulsions sexuelles. Plusieurs mythes rapportent sa fâcheuse tendance à poursuivre les nymphes de ses ardeurs indésirables, les courses folles s’achevant généralement par la transformation des nymphes (on pourra lire sur ce sujet la nouvelle La Fille du géant du gel de Robert E. Howard, variation sur le mythe, où Conan le Cimmérien devient un avatar de Pan). Du point de vue de la métaphore, en somme, la mort de Pan est ainsi une mise en scène, dont l’objectif est d’aboutir à un spectacle aussi vivant qu’imprévu, à une recréation.

The death of Pan

When the travellers from London entered Arcady they lamented one to another the death of Pan.
And anon they saw him lying stiff and still.
Horned Pan was still and the dew was on his fur; he had not the look of a live animal. And then they said, « It is true that Pan is dead. »
And, standing melancholy by that huge prone body, they looked for long at memorable Pan.
And evening came and a small star appeared.
And presently from a hamlet of some Arcadian valley, with a sound of idle song, Arcadian maidens came.
And, when they saw there, suddenly in the twilight, that old recumbent god, they stopped in their running and whispered among themselves. « How silly he looks, » they said, and thereat they laughed a little.
And at the sound of their laughter Pan leaped up and the gravel flew from his hooves.
And, for as long as the travellers stood and listened, the crags and the hill-tops of Arcady rang with the sounds of pursuit.

Pan dans la pièce Alexander (1925), acte III, scène 1

Alexander: […] Somebody sing me a song about a goat.
Dyonis: I have a song about the God Pan himself, but it is not fit to be sung before so many.
Alexander: What concerns Pan is fit to be sung before all mankind. Indeed his doings are most honourable. I shall bid my writers put together a book concerning them, I shall call it the Deeds of Pan.
Dyonis: O Pan, O Pan, O Pan—O Pan—O Pan—O Pan, O Pan, O—(He thinks deeply. Somebody suggests the word Pan.) the very word (musically) O Pan.
Alexander: Is there any more of this pleasant song?
Dyonis: O Alexander, there is much more, but I have forgotten it with many other beautiful things that happened long, long ago. When I think of the beautiful things I have forgotten I—weep. (He weeps.)