Ozymandias, poèmes et adaptations

Il y a maintenant plus de deux cents ans, entre décembre 1817 et janvier 1818, le poète Percy Bysshe Shelley et son camarade Horace Smith [1] auraient décidé d’écrire chacun un poème sur le même sujet : Ozymandias, déformation grecque du pharaon Ramsès II.
Peut-être encouragée par l’arrivée annoncée d’une statue de Ramsès II à Londres, l’écriture des deux poèmes est influencée par un passage de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : « Je suis Osymandyas, Roi des Rois ; si quelqu’un veut connaître ma grandeur et (savoir) où je gis, qu’il essaie de surpasser l’une de mes œuvres. » (source)

Traductions du poème de Percy Shelley

Le sonnet proposé par Shelley fut publié dans The Examiner [2] sous un nom de plume, Glirastes [3]. En voici le texte anglais ainsi qu’une traduction toute personnelle :
 
Ozymandias de Percy Shelley traduction en français
Ozymandias, de Percy Bysshe Shelley, traduction par Thomas Spok.
Cette tentative quelque peu maladroite (« dépossédées de torse » ?) date d’il y a plusieurs années, alors que je découvrais le poème en anglais sans parvenir à en dénicher une traduction française : exercice d’amateur passionné, sans doute, que je poursuivis à l’époque par l’écriture d’une nouvelle fantastique où il était, forcément, question de temps, de sable et de drogue (je crois).
Peu importe d’ailleurs : il me semblait à l’époque que publier ma nouvelle avec le poème de Shelley, ou plutôt, comme en introduction à celui-ci, permettrait peut-être de le faire découvrir à une poignée de lecteurs. La démarche montrait ma naïveté, au mieux, mais mon activité sur internet était alors très réduite.
Je saisis donc l’occasion de partager de nouveau le poème, ainsi qu’une traduction découverte tardivement, dont j’ignore qui est au juste l’auteur :


Ozymandias

Je rencontrai un voyageur venu d’une terre antique
Qui dit : « deux jambes de pierre vastes et sans tronc
Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
À moitié enfoncé, gît un visage brisé, dont le froncement de sourcil
Et la lèvre plissée, et le ricanement de froid commandement
Disent que le sculpteur sut bien lire ces passions
Qui survivent encore, empreintes sur ces choses sans vie,
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.
Et sur le piédestal, apparaissent ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois,
Regardez mes œuvres, ô puissants, et désespérez ! »
Il ne reste rien à côté. Autour de la ruine
De ce colossal débris, infinis et nus,
Les sables solitaires, égaux, s’étendent loin.

Shelley, bien sûr, évoque les ravages du temps et la vanité des puissants, tout en valorisant l’art qui permet de préserver et de lancer des avertissements (sur des thèmes comparables on pourra découvrir le poème « Do not go gentle into that good night » de Dylan Thomas, popularisé par le film Interstellar de Christopher Nolan). Je me bornerai à préciser également que l’engagement politique de Shelley, qualifié de radical et libertaire, eut une influence sur William Morris, Karl Marx ou encore George Orwell.

Pour l’analyse d’Ozymandias de Shelley

Je précise ici que le sonnet anglais, dit aussi shakespearien, est traditionnellement écrit en pentamètres iambiques et composé de deux parties principales : un octain suivi d’un sizain, ce dernier commentant la strophe précédente.
Shelley ne respecte pas strictement le modèle du sonnet anglais, introduisant quelques variations dans le pentamètre (ainsi « Tell that its sculptor » commence par une syllabe accentuée), et surtout ne suivant pas le schéma de rimes traditionnel (ABBAABBA CDECDE ou CDCCDC), pour lui préférer la répartition ABABACDC EDEFEF, le sizain constituant un développement ironique de l’octain plutôt qu’un commentaire distinct :

I met a traveller from an antique land [A]
Who said: Two vast and trunkless legs of stone [B]
Stand in the desert… near them, on the sand, [A]
Half sunk, a shattered visage lies, whose frown, [B]
And wrinkled lip, and sneer of cold command, [A]
Tell that its sculptor well those passions read [C]
Which yet survive, stamped on these lifeless things, [D]
The hand that mocked them and the heart that fed; [C]And on the pedestal these words appear: [E]
‘My name is Ozymandias, king of kings; [D]
Look on my works, ye Mighty, and despair!’ [E]
Nothing beside remains. Round the decay [F]
Of that colossal wreck, boundless and bare [E]
The lone and level sands stretch far away. [F]

 
Il semble que Shelley, évoquant des ruines, se plaise à retailler le sonnet classique. Par comparaison, la version de Smith propose moins de variations et d’audaces, même si son sonnet n’obéit pas non plus au modèle popularisé par Shakespeare, ce que le schéma de rimes rend très visible :

In Egypt’s sandy silence, all alone, [A]
Stands a gigantic Leg, which far off throws [B]
The only shadow that the Desert knows:— [B]
« I am great OZYMANDIAS, » saith the stone, [A]
« The King of Kings; this mighty City shows [B]
« The wonders of my hand. »— The City’s gone,— [A]
Naught but the Leg remaining to disclose [B]
The site of this forgotten Babylon. [A]

We wonder,—and some Hunter may express [C]
Wonder like ours, when thro’ the wilderness [C]
Where London stood, holding the Wolf in chace, [D]
He meets some fragment huge, and stops to guess [C]
What powerful but unrecorded race [D]
Once dwelt in that annihilated place. [D]

Ozymandias par Alan Moore

Par ailleurs, toujours amusé de trouver des références à la poésie dans des bandes dessinées ou des comics, j’en profite aussi pour évoquer un personnage d’Alan Moore, lui-même anarchiste. En effet, l’auteur anglais a donné le nom d’Ozymandias à un des héros ambigus du fameux Watchmen, publié par DC Comics :
 
Ozymandias de Watchmen est inspiré d'un poème de Shelley
Watchmen n°1, 1986 : dessin de Dave Gibbons, couleurs de John Higgins.

Pharaon moderne, cet Ozymandias est « l’homme le plus intelligent du monde » et un ancien justicier reconverti dans les affaires et l’exploitation de produits dérivés. C’est aussi un personnage vaniteux qui s’efforce de tout prévoir et anticiper, et se montre obsédé par l’horloge de la fin du monde (indiquant deux minutes avant minuit en 2018…).

Ozymandias dans Before Watchmen

Si Alan Moore cite le poème de Shelley dans les pages de son Watchmen, la référence est devenue particulièrement explicite (et même assez lourdement martelée) dans la série Before Watchmen publiée en 2012 (sous le label Vertigo de DC Comics), au grand dam de Moore. Dans les numéros consacrés à Ozymandias, le personnage lui-même se revendique du poème :
 
My name is Ozymandias, king of kings, Before Watchmen
Before WatchmenOzymandias n°2, 2012 : scénario de Len Wein et dessin de Jae Lee.

De façon un plus surprenante, Len Wein est allé jusqu’à reproduire le poème d’Horace Smith (voir ci-après) en conclusion de sa série. Or, si la version de Smith a été occultée par celle bien plus célèbre de Shelley, Before Watchmen n’a pas fait d’ombre à l’oeuvre culte de Moore. Celui-ci ne s’est d’ailleurs pas privé d’exprimer son dédain pour cette reprise.

Ozymandias par Horace Smith

Smith publia d’abord son Ozymandias dans The Examiner le premier février 1818, sous ses initiales. En voici le texte anglais, ainsi qu’une traduction rapide de ma part dont le lecteur bienveillant voudra bien excuser la maladresse :
 
Horace Smith et Percy Shelley, Ozymandias
Ozymandias d’Horace Smith, traduction par Thomas Spok
Le poème fut par la suite repris dans son recueil Amarythus, sous un titre étonnamment long : « Sur une jambe de granit extraordinaire, découverte tenant sur elle-même dans les déserts d’Égypte, avec l’inscription insérée ci-dessous » (On a Stupendous Leg of Granite, Discovered Standing by Itself in the Deserts of Egypt, with the Inscription Inserted Below).
Je prendrai le temps de remarquer ici que le poème renvoie déjà à la science-fiction, au post-apocalyptique, troublant une fois encore le rapport entre métaphore et narration, en ayant l’air de prophétiser une fin de civilisation qui est bien la crainte explicite du Watchmen des années 1980.
Dans Before Watchmen, cependant, Len Wein et Jae Lee utilisent une planche entière pour illustrer le poème (sur fond de champignon nucléaire ?), sans en préciser le titre mais en rappelant le lien avec Shelley, comme si décidément Horace Smith ne pouvait exister par lui-même :

Jae Lee illustre Ozymandias d'Horace Smith, Before Watchmen
Before WatchmenOzymandias n°6, 2013 : scénario de Len Wein et dessin de Jae Lee.

Ozymandias dans la série télé Watchmen

En 2019, c’est la série télé Watchmen de Damon Lindelof qui remet Ozymandias en avant sous l’apparence de l’acteur Jeremy Irons, qui joue un Ozymandias désillusionné par l’humanité qu’il a voulu sauver, d’une part, et par l’aboutissement apparent de son rêve utopique d’autre part, dont il souhaite désormais s’échapper.
 
Ozymandias se rêve en Alexandre le Grand dans Watchmen
Dans la série télé Watchmen, Ozymandias est représenté en peinture sous l’apparence antique d’Alexandre le Grand.
De ce point de vue, la série télé propose peut-être une vision d’un Ozymandias luciférien, au sens romantique, soit porteur d’un sentiment de malédiction et de déchéance injuste, ainsi que d’une volonté de liberté qui l’amène à s’opposer à un modèle divin (le Docteur Manhattan), dont il reçoit en fait une leçon. Il déclare notamment dans l’épisode 8, « A god walks into Abar » :
« Le paradis ne saurait me suffire parce que… Il n’a pas besoin de moi. »

Jeremy Irons joue un Ozymandias menacé de sénilité
Dans l’épisode final « See how they fly », Ozymandias prend (comiquement) la pose.

Mais (on divulgâche un peu !) Jeremy Irons joue finalement un Ozymandias usé, vieilli, victime pour de bon de son narcissisme et de sa frustration de n’être pas reconnu comme le sauveur de l’humanité : la série télé en fait un antihéros comique voire ridicule, qui a même droit à une punition assez plate, là où Alan Moore refusait au lecteur la satisfaction d’une morale facile.
Le personnage chute littéralement, incapable de changer et de s’adapter au monde nouveau (dans la logique de la série télé). On remarquera qu’un bref passage le montre sous l’apparence d’une statue d’or, probablement en écho au poème de Shelley, ce qui est aussi une façon de suggérer que cet Ozymandias est figé, dans ses conceptions, dans l’image qu’il se fait de lui-même ou, peut-être, dans un âge d’or des comics dont il est devenu la parodie.

La Marvel way, Ozymandias et les X-Men

Un Ozymandias existe également chez Marvel Comics, créé par Scott Lobdell (scénariste) et Joe Madureira (dessinateur).
Il s’agit ni plus ni moins que d’un serviteur du super-vilain Apocalypse, ennemi des X-Men, et tous deux sont apparus en… Égypte antique. Si le clin d’œil est déjà évident, cet Ozymandias, ancien seigneur de guerre, possède par ailleurs un corps constitué de pierre vivante et un don limité de voyance, sans oublier un talent pour la sculpture.

Ozymandias, dessin par Joe Madureira
Ozymandias dessiné par Joe Madureira.
On constate donc aisément que Lobdell et Madureira se sont appuyés sur les thèmes et les images du poème de Shelley pour attribuer à leur personnage ses caractéristiques extraordinaires, métaphorisant ainsi un poème essentiellement narratif !
De façon plus classique, mais associé au numéro 57 (en 1968) des Avengers édité par Stan Lee, le poème de Shelley est aussi utilisé en tant que commentaire moral à la défaite du super-vilain Ultron dans une planche célèbre :

Avengers 57, 1968, John Buscema et Roy Thomas citant Ozymandias
Scénario de Roy Thomas et dessin de John Buscema.

Dans la volonté de critiquer et moquer un aspirant despote robotique, on retrouve ici quelque chose de l’esprit ironique du poème de Shelley, dont les idéaux politiques le rapprochaient davantage des socialistes. Il n’est d’ailleurs sans doute pas anodin que les auteurs du comic aient choisi de représenter un adolescent noir pour anéantir le fascisant Ultron, alors que Martin Luther King avait été assassiné la même année et que des émeutes avaient éclaté. La critique des abus commis par les puissants représentés par Ozymandias était donc réactualisée…
Les tragédiens ne s’étaient pas privés de faire de grandes figures mythologiques ou historiques des héros de pièces de théâtre (Hannibal en sait quelque chose !).
Mais il n’est pas si fréquent qu’un poème inspire la conception d’un personnage de comics book, mais il est certain qu’en rendant hommage à leurs sources les auteurs contribuent à les introduire dans la culture populaire. Cela revient peut-être à rapprocher d’un grain la tête brisée des jambes orphelines.

Fate/Grand Order

Récemment, le jeu vidéo japonais Fate/Grand Order et ses adaptations en anime ou en radio-théâtre ont mis en scène une nouvelle version du personnage (comme c’est aussi le cas pour le héros irlandais Cuchulain). Le personnage a été conçu par l’illustrateur Nakahara et le scénariste Hikaru Sakurai, qui aurait déclaré que le personnage est son préféré du fait de son amour de l’Égypte !
Ozymandias apparaît ainsi dans le light novel (roman illustré) Fate/Prototype: Fragments of Sky Silver de la romancière Hikaru Sakurai : il est un « Servant », la réincarnation d’un esprit héroïque, invoqué par un mage (ou Master). Il est associé à la classe dite Rider, qui peut utiliser des animaux au combat. Ces attributs restent ceux d’un pharaon égyptien, y compris dans son design : il est présenté comme le Ramsès II de l’Égypte antique, et se dit lui-même « roi des rois », faisant logiquement preuve d’orgueil et s’attendant au respect voire la vénération d’autrui, sans pour autant se détourner des dieux égyptiens Horus ou Ra. Son obsession, qui n’est pas sans logique considérant le poème de Shelley, est de régner sur le monde, ce qui implique de sa part un esprit d’indépendance vis-à-vis du « Master » qui l’invoque, n’agissant qu’en fonction de ses propres intérêts.
 
Ozymandias avec un design égyptien de jeu vidéo
Ozymandias dans le jeu vidéo Fate/Grand Order – 6th Singularity.
Dans le roman, il est d’abord invoqué au service de Shizuri Isemi, figure d’antagoniste, qui contraint Ozymandias à combattre dans la « première guerre du Graal », en utilisant le collier de Nerfertari (authentique épouse de Ramsès II). Le récit le lie par ailleurs à la figure de Moïse, reprenant une tradition selon laquelle Ozymandias serait le pharaon qui poursuit les hébreux jusqu’à la mer Rouge.
Au service d’Isemi, il sera notamment vaincu par Arthur Pendragon et Arash, qu’il reconnaîtra comme d’authentiques sauveurs du monde, allant jusqu’à soutenir par la suite le pouvoir d’Excalibur !
Dans un retournement de situation qui fait sens par rapport au poème de Shelley, Ozymandias accepte de combattre pour un jeune homme, Aro Isemi, dont la vie et le corps dépendent d’appareils médicaux. Ozymandias est ainsi la force mobile au service de l’enfance figée. À noter que l’acteur Takehito Koyasu lui prête sa voix pour l’adaptation audio.
Les aventures de cet Ozymandias se poursuivent par ailleurs dans les arcs narratifs intitulés Sixth Singularity: Camelot, Halloween Event: Halloween Comeback! Super Ultra ou Final Singularity: Solomon, autant de récits qui le voient en pharaon dominant et conquérant, en possession d’un Saint Graal, mais aussi allié de l’humanité contre la déesse Rhongomyniad ou Solomon, ce qui lui vaut de perdre (brièvement) la tête.

Références en vrac

Ozymandias fait régulièrement l’objet d’hommages plus ou moins explicites, qu’il s’agisse de citer le poème ou plus simplement d’en mentionner des aspects.
 
Ozymandias mentionné dans la série télé The Orville
Détail d’une image du trailer de The Orville: New Horizons, 2022. 
Sorti le12 mai 2022, le trailer de la série américaine de science-fiction The Orville: New Horizons, visible sur la plateforme Hulu, utilise ainsi Ozymandias comme propos d’ouverture, sans citer exactement le poème de Shelley mais en en gardant la leçon essentielle. Seth MacFarlane, créateur de la série, acteur, en joue le principal protagoniste Ed Mercer, capitaine du vaisseau spatial l’Uss Orville. C’est par sa voix qu’est annoncée :
« a traveler comes upon the statue of an emperor inscribed with the words my name is Ozymandias, king of kings, look upon my works and despair, only there’s nothing left beside it except empty desert »
La série associe donc une fois de plus le poème classique à la pop culture, y ajoutant tout un tas de références et de clins d’œil allant de Star Trek à Star Wars (« May the force be with you » déclare dans le même trailer le capitaine Ed Mercer).
 
Notes :
[1] Horace Smith, courtier en bourse fortuné, est connu davantage en tant qu’auteur de romans historiques que comme poète.
[2] Le 11 janvier 1818, dans une version à coquilles. The Examiner était un hebdomadaire tenu par des amis de Shelley, les frères Hunt, qui traitait d’économie, de politique et de littérature. Le poème fut ensuite repris dans le recueil Rosalind and Helen, A Modern Eclogue; With Other Poems en 1819.
[3] Ce nom de Glirastes signifierait « Dormouse-lover » est une allusion aux Gliridés, petits rongeurs que les Anglais appellent une dormouse (déformation du français dormeuse ?). Dormouse était un surnom affectueux donné par Percy Shelley à sa femme Mary Shelley !