Uther Pendragon, mort d’un roi

Qui est le roi Uther Pendragon (ou Uter Pandragon) ?

Uther serait mentionné dans la poésie galloise dès le Xème siècle, mais c’est l’Historia Regum Britanniae (1136) de Geoffrey de Monmouth, évêque et historien gallois, qui le fait véritablement connaître comme un roi de Britannia et le père du fameux Arthur. Selon Monmouth, il aperçoit une comète en forme de dragon avant une bataille et adopte par conséquent l’épithète Pendragon une fois victorieux. Le gallois Pen Draig signifierait d’ailleurs « tête de dragon » et par extension, « chef de guerre ».
Il est à remarquer que l’auteur médiéval Robert de Boron, plus tardif, fait d’abord d’Uter et de Pandragon deux personnages distincts. Ce sont des frères (Pandragon étant l’aîné), et des princes qui entrent en guerre pour reprendre leur trône à l’usurpateur Vertigier. Ce n’est qu’après la mort de Pandragon qu’Uter régnera à son tour sous le nom complet d’Uterpandragon, précisément parce que l’apparition d’un dragon sur un champ de bataille a annoncé sa victoire.
La graphie Uther Pendragon est plus fréquente et correspond davantage semble-t-il à la tradition anglaise, mais la forme Uter Pandragon est utilisée dans différentes éditions [1].
 
La mort d'Uther Pendragon dans Le Morte d'Arthur de Thomas Mallory
Illustration (1893) par Aubrey Beardsley d’une édition de Le Morte d’Arthur de Thomas Mallory (1485)

Différentes versions de la mort d’Uther

Les versions sont évidemment nombreuses. Pour Monmouth, Uther est un « roi mort-vivant » qui sera empoisonné par ses ennemis, les Saxons : mort honteuse, donc, qui appelle une future vengeance de la part d’Arthur.
Je ne me priverai pas de renvoyer, pour les amateurs de cinéma, à celle de John Boorman, dans Excalibur (1981), ni au duel final très vidéoludique du film de Guy Ritchie, King Arthur: Legend of the Sword (2017) : il s’agit dans les deux cas de morts guerrières et sanglantes. Faisant la part belle à la magie et aux faux espoirs dramatiques, la série télévisée Merlin (2008) écrite par Julian Jones montrait Arthur au chevet de son père.
C’est toutefois la version (française) de Robert de Boron que je cite plus bas, qui me paraît remarquable dans la mesure où écarte la violence et la trahison pour offrir au personnage une « belle mort », au sens chrétien.

Qui est Robert de Boron ?

Robert de Boron serait comme son nom l’indique originaire de Boron, commune proche de Montbéliard, et il aurait servi en tant que chevalier ou clerc le seigneur Gautier de Montbéliard, mort en croisade. Il est considéré comme l’auteur du Merlin (entre autres textes), écrit au XIIIème siècle, dont est extrait le passage ci-dessous.
Il est admis [2] qu’il s’est appuyé sur le Roman de Brut de l’anglo-normand Wace pour concevoir sa propre version du mythe arthurien et a contribué à christianiser le mythe du Graal, après Chrétien de Troyes.

La mort d’Uter Pandragon par Robert de Boron

Devenu vieux et malade, Uter doit mener une bataille dont il sait qu’elle sera la dernière : Merlin l’a prophétisé, et l’a averti que rien n’est plus important qu’une « bonne mort », ce qui dans une logique chrétienne implique un acte de charité.
Vainqueur, Uter extermina ses ennemis et rendit la paix à son royaume. Se souvenant des paroles de Merlin, il revint à Logres. Là, il fit réunir son trésor et ses immenses richesses et par tous les moyens, en faisant appel à des gens dévoués, hommes et femmes, il se mit à la recherche des malheureux du royaume ; il leur distribua généreusement de larges aumônes et laissa le reste à ses conseillers, aux ministres et aux confesseurs de la sainte Église. Pour l’amour de Dieu et fidèle aux conseils de Merlin, il abandonna tout ce qu’il possédait jusqu’au dernier bien dont il eût souvenir. Il se fit humble devant Dieu et devant ses ministres dans un esprit de si parfaite soumission que son peuple en fut ému. On le garda encore longtemps malade ; finalement son mal s’aggrava, le peuple afflua à Logres, plein de commisération pour une mort qu’on savait inévitable. Il était si malade et si affaibli qu’il perdit pendant trois jours l’usage de la parole, incapable de prononcer un mot. Merlin qui n’en ignorait rien se rendit à la ville. Dès son retour les grands seigneurs du royaume le firent venir devant eux.
— Merlin, lui dirent-ils, le roi que vous aimiez tant est mort.
— Parlez mieux : on ne meurt pas, si on fait une aussi bonne fin que lui. D’ailleurs il n’est pas encore mort ! Il parlera, s’il plaît à Dieu. Venez, je le ferai parler.
— Ce serait le plus grand prodige du siècle.
— Eh bien venez, dit Merlin. Ils entrent dans la salle où le roi était couché et font ouvrir toutes les fenêtres. Le roi fixe son regard sur Merlin pour montrer qu’il le reconnaît ; Merlin dit aux barons et aux prélats qui sont à ses côtés qu’il veut entendre les dernières paroles du roi et s’approche de lui.
— Comment pensez-vous le faire parler ? demandent-ils tous.
— Vous le verrez bien.
Il se penche alors sur le chevet et souffle tout bas à l’oreille du roi :
— Vous aurez fait une belle fin, si votre conscience est aussi sereine que votre visage. Je vous donne l’assurance que votre fils Arthur sera le maître du royaume après vous, par la grâce de Jésus-Christ et qu’il complétera la table que vous avez fondée.
À ces mots, le roi se glissa vers lui.
— Par Dieu, lui dit-il, Merlin, implore Jésus-Christ de prier pour moi.
— Vous avez entendu, dit Merlin à l’assistance ce que vous avez cru impossible. Ce sont, n’en doutez pas maintenant, les derniers mots qu’il prononcera.
Il se lève alors, ainsi que tous les autres, témoins du prodige du roi qui avait retrouvé la parole, mais personne ne put savoir ce qu’il avait dit à Merlin. Uter trépassa dans la nuit ; les barons, les évêques et les archevêques lui rendirent les honneurs et célébrèrent le plus bel office qui fût. Telle fut la fin d’Uter et le royaume resta sans maître. [2]

Une mort exemplaire

On le voit, la fin toute française et littéraire d’Uter Pandragon évoque principalement un idéal chrétien. La victoire du roi a été prophétisée, c’est-à-dire décidée par Dieu, dont le vainqueur est ici le représentant, ce qui lui impose un pacte moral, rappelant celui de l’empereur Constantin Ier : selon la légende, celui-ci avait reçu un signe de Dieu avant une bataille, signe apposé ensuite sur les boucliers des légionnaires et permettant la victoire. L’empereur n’avait plus alors qu’à favoriser la christianisation de l’empire… Il faut d’ailleurs noter que selon de Robert de Boron, Pandragon et Uter sont les fils d’un roi nommé Constant !
Uter, lui, achève sa tâche par un acte d’humilité : la « belle fin » n’est pas celle d’un chef de guerre, mais d’un pacificateur qui agonise très symboliquement dans sa capitale de Logres. Le roi se doit en effet de mourir au cœur géographique de son royaume, lui-même en étant le cœur symbolique dont la pureté des intentions et la charité fédère les « gens dévoués, hommes et femmes » (le sexe , membres de l’aristocratie, du clergé et du peuple. L’exemplarité (terme qui continue de tourmenter la politique française !) est l’ultime responsabilité, et bonheur, du roi chrétien, et cette leçon de clercs nourrira durablement le rapport des rois à la religion, et les attentes des nobles et des peuples.
Mais ce n’est même pas la générosité et le dépouillement qui conclut le règne d’Uter. L’agonie d’ailleurs n’est pas sans éléments inquiétants : le mourant est d’abord privé de parole et laissé dans un isolement relatif : au moment où Merlin lui rend visite, personne ne se trouve dans la salle pour veiller le roi, et toutes les fenêtres sont fermées, ce qui implique probablement l’obscurité, et en tout cas que le malade est laissé à ses propres odeurs.
 
TH White retient la version d'Uther Pendragon malade dans The sword in the stone , 1938
La mort d’Uther Pendragon est mentionnée dans Merlin l’Enchanteur (1963), le dessin animé de Disney inspiré d’un roman de T.H. White, The Sword in the Stone (1938).
Une phrase telle que « Le roi fixe son regard sur Merlin pour montrer qu’il le reconnaît » évoque cependant l’association traditionnelle des yeux et de l’âme : Uter n’est pas sénile, il est donc dans une situation de recueillement extrême et son mutisme pourrait être compris comme l’équivalent du vœu de silence de certains moines plutôt qu’une conséquence de la maladie. Une réplique de Merlin indique que la paix du royaume correspond à la paix intérieure du roi, pourtant paralysé par sa maladie : « votre conscience est aussi sereine que votre visage », et l’on sait que le Moyen Âge occidental aime à faire correspondre les apparences à un sens plus profond.
Uter donc meurt heureux, non parce que la révélation de Merlin le réjouit (son fils Arthur, dont il ignorait le prénom et qu’il n’a pas connu, régnera), mais parce que sa foi l’a déjà transformé et le place au-dessus des autres rois au point qu’il peut se permettre de souhaiter Jésus-Christ lui-même comme intercesseur auprès de Dieu, plutôt qu’un autre saint, ou encore Marie. On peut toutefois relever l’étonnant enchâssement des prières, puisque le mourant demande à Merlin d’implorer Jésus de prier pour lui.
La dernière parole d’Uter, action de grâce sans doute, paraît à la fois marque d’une extrême humilité et d’un immense mérite. Elle a aussi le mérite de passer pour un « prodige » auprès des grands seigneurs rassemblés, confortant le statut particulier (divin) du roi Uterpandragon, et donc de sa descendance. Elle fait aussi publiquement de Merlin le confident, voire le confesseur du souverain, ce qui le rendra plus crédible lorsqu’il lui faudra par la suite révéler qu’Arthur est très officiellement un Pandragon.
Prophète, Merlin est également le porte-parole divin qui donne la parole à autrui, que ce soit celle du paysan (dont il prend parfois l’apparence) ou celle du roi, tous égaux, alors, devant Dieu. Belle promotion pour le fils d’un diable et d’une pucelle !
 
Notes :
[1] La graphie « Uter Pandragon » est utilisée notamment dans Le Livre du Graal, I, édition par Daniel Poiron et sous la direction de Philippe Walter, collection la Pléiade, Gallimard, 2001 (le manuscrit de base de l’édition date de 1286).
De plus, on signalera qu’elle est employée par Guillaume Apollinaire dans son Enchanteur Pourrissant, 1909.
[2] Merlin de Robert de Boron, éditions GF-Flammarion, traduction et édition par Alexandre Micha, 1994, p.157-158.