Féminité et neige, origine d’un motif

En 2015, j’avais contribué au septième numéro de la revue Etherval avec un article intitulé « Les demoiselles d’hiver de la sword and sorcery ».
J’y évoquais à grands traits mon impression que l’association sensuelle de la femme et de la neige était un motif récurrent des récits merveilleux, parmi lesquels leurs avatars anglo-saxons publiés sous l’étiquette à la fois vague et explicite : sword and sorcery, dont Conan le Cimmérien est sans doute le héros le plus exemplaire.
Voici, partiellement modifiée et augmentée, une nouvelle version de cet article, avec l’aimable autorisation des joyeux chaperons d’Etherval.
La suite de l’article est en ligne ici.

Chrétien de Troyes, Perceval

Enluminure du Perceval de Chrétien de Troyes et Conan par Barry Windsor-Smith
Enluminure d’un manuscrit du Conte du Graal de Chrétien de Troyes et détail de l’adaptation de La Fille du géant du gel de Roy Thomas (scénario) et Barry Windsor-Smith (dessin) pour Conan the Barbarian chez Marvel.
C’est une scène fameuse du Perceval (1180 ou 1190) de Chrétien de Troyes. Du sang versé sur la neige : brusque rappel que la blancheur virginale n’étale qu’une paix superficielle. Aussitôt cependant se superpose un autre mirage, celui du visage, sensuel et lointain, de la femme aimée et perdue qui fascine le héros solitaire :

Cette oie était blessée au col d’où coulaient trois gouttes de sang répandues parmi tout le blanc. Mais l’oiseau n’a peine ou douleur qui la tienne gisante à terre. Avant qu’il soit arrivé là, l’oiseau s’est déjà envolé ! Et Perceval voit à ses pieds la neige où elle s’est posée et le sang encore apparent. Et il s’appuie dessus sa lance afin de contempler l’aspect, du sang et de la neige ensemble. Cette fraîche couleur lui semble celle qui est sur le visage de son amie. Il oublie tout tant il y pense car c’est bien ainsi qu’il voyait sur le visage de sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient.

Chrétien de Troyes, Perceval ou le Roman du Graal, traduction de 1974
 
Perceval, aussi fruste soit-il, est un chevalier. Son imperfection exige de lui des sacrifices héroïques. D’ailleurs, s’il est contraint de se détourner du visage sanglant, c’est pour se battre. On s’attendrait à ce que les protagonistes de la sword and sorcery, peu réputés pour leur idéalisme romantique, aient d’autres préoccupations que la contemplation des paysages enneigés.

Robert E. Howard, Conan

Mais la fantasy leur réserve ses pièges : on sait comment dès les années 1930 les auteurs du genre, très conscients des attentes des éditeurs et du lectorat, proposèrent des visions fantasmées de la féminité. Le sexe fait vendre, évidemment ! Et les demoiselles furent belles et dénudées en toutes circonstances, par tous climats. Qu’il vente ou neige.
Ainsi voit-on resurgir l’image d’une femme irréelle sur fond blanc, subjuguant le héros et le lecteur. C’est Conan entre la vie et la mort, dans la nouvelle La Fille du géant du gel (1934), découvrant une présence sur le champ de bataille (sang, femme et neige, à nouveau !).

Devant lui, ondoyant comme un arbrisseau sous le vent, se tenait une femme. Pour ses yeux éblouis, le corps de l’inconnue semblait d’ivoire ; à l’exception d’un léger voile tissé des fils les plus fins, elle était aussi nue qu’au premier jour. Ses pieds délicats étaient plus blancs que la neige qu’ils foulaient avec dédain. Elle riait en regardant le guerrier déconcerté ; son rire était plus mélodieux que le doux clapotis de fontaines argentées, et cependant empreint d’une cruelle moquerie.

Robert E. Howard, Conan le Cimmérien, La Fille du géant du gel, premier volume 1932-1933, Bragelonne, 2007, traduction François Truchaud
 
L’histoire qui suit montre Conan en proie à une frénésie meurtrière et sexuelle. Il poursuit l’inconnue qui le nargue, en vain. Au moment fatidique, elle invoque le dieu Ymir et paraît emportée aux cieux. Howard nourrit la matière mythique de la Cimmérie en se souvenant d’autres mythes : tel un dieu ou un héros grec, Conan court après une nymphe qui finit par s’échapper grâce à la faveur d’une autre divinité.
Cet aspect est particulièrement (et magnifiquement) valorisé dans l’adaptation en bande dessinée de la nouvelle d’Howard par Robin Recht. Dans sa postface, Patrice Louinet rappelle :

L’inspiration de cette nouvelle en particulier […] Howard est sans doute allé la chercher dans un ouvrage du vulgarisateur Thomas Bulfinch, très connu aux Usan et qui se faisait une spécialité de raconter sous une forme « moderne » les contes et légendes du monde entier. […] La plupart des éléments de La Fille du géant du gel se retrouvent chez Bulfinch, à commencer par tous les noms propres, mais également la trame du récit, dont les points communs avec la légende d’Atalanta sont assez marqués : […] À tous ceux qui voulaient la courtiser, et ils étaient nombreux, elle imposait une condition qui suffisait généralement à écarter les prétendants assidus : « Je serai la récompense de celui qui me battra à la course, mais la mort sera le lot de ceux qui essaieront et échoueront. » […]Howard combina cette trame avec celle de Daphné et Apollon, mais il en inversa les rôles : là où Apollon était un dieu et Daphné une mortelle, il fait d’Atali une déesse et de Conan le mortel.

Robin Recht, La Fille du géant du gel, d’après l’oeuvre de Robert Howard, postface de Patrice Louinet, 2018

Mais Howard faisait de Conan un blasphémateur qui recevait une leçon effrayante du dieu Ymir et se voyait finalement confronté aux limites de son humanité. Le Conan de Robin Recht, d’abord humilié et presque brisé, est finalement dépouillé de sa raison par les tortures de la déesse, et devient alors presque pure allégorie : celle d’une rage incoercible et d’une volonté farouche de défier les puissances qui prétendent présider au destin.
Ce Conan-là est liberté en mouvement, dont le défi est adressé envers et contre tout, y compris les idées abstraites et illustrant aussi, peut-être, le duel de l’artiste avec son art. Néanmoins la demoiselle nue disparaît hors d’atteinte, et avec elle l’illusion du triomphe complet.
 
Robin Recht représente Conan se relevant malgré les injonctions de la déesse Atali
Photo d’une planche de Robin Recht prise à HUBERTY & BREYNE GALLERY, à Paris.
La figure de la femme dans la neige est décidément celle qui doit rester hors de portée, fille du fantasme impossible à assouvir.
 
Pour en lire plus sur des sujets proches :
– lire La Fille du géant du gel de Robert E. Howard, une nouvelle de Conan le Cimmérien
– un texte d’Ursula K. Le Guin sur sa conception d’une fantasy féministe, Terremer remis en perspective
– Violante, le personnage féminin dans le roman steampunk Rouille de Floriane Soulas
– femme et révolte au moyen âge dans le roman Et j’abattrai l’arrogance des tyrans de Marie-Fleur Albecker
– la vengeance d’Emer, femme du héros irlandais Cuchulain dans le poème Cuchulain’s fight with the sea de Yeats