Terremer analysée par Ursula Le Guin

« si l’art n’appartient pas aux femmes, elles ne peuvent que l’emprunter ou le voler »

Ursula K. Le Guin et son oeuvre

La romancière américaine Ursula K. Le Guin (1929-2018) était connue entre autres pour son oeuvre de science-fiction, notamment sa série de romans dite cycle de l’Ekumen. La fantasy fut un autre de ses genres de prédilection et lui valut son premier grand succès à partir de 1968, avec le cycle de Terremer (en anglais américain : Earthsea).
Le Guin mit de côté Terremer durant les années 1970 parce qu’elle s’aperçut qu’elle ne parvenait pas à écrire un roman de la série qui serait centré sur un personnage de femme, selon des critères féministes dont elle prenait progressivement conscience à l’époque.
 
Ursula Le Guin, 1975
Ursula K. Le Guin à la Worldcon ou World Science Fiction Convention de 1975.
Elle finit par écrire le roman espéré, Tehanu, publié en 1990 : cela lui donna l’occasion de revenir sur le cycle par des textes critiques et de partager ainsi avec ses lecteurs la trajectoire intellectuelle qui l’avait conduite, d’une part, à écrire Terremer, à s’en éloigner, à y revenir enfin avec une approche féministe et politique aboutie.

Un essai féministe

Le texte suivant est issu d’une conférence donnée par Ursula K. Le Guin le 7 août 1992 à l’université d’Oxford pour le World’s Apart, un institut de littérature pour enfant sponsorisé par Children’s Literature New England (dont le lecteur curieux pourra consulter le site). Initialement intitulé « Enfants, femmes, hommes et dragons », il fut finalement publié sous le titre « Earthsea Revisioned » (« Terremer remis en perspective », ou « Terremer revisité » dans l’édition de l’intégrale J’ai lu).
 
Terremer, Ursula Le Guin, intégrale Livre de poche, 2018

Je n’en propose ici qu’une traduction personnelle des premières pages, qui en constituent en quelque sorte l’introduction, avant que Le Guin ne rentre dans les détails de son cycle Terremer. Ces lignes suffisent cependant à monter comment l’autrice déconstruit son mode de pensée des années 1960 et les contraintes éditoriales et sociales qu’elle intégrait à son oeuvre, plus ou moins consciemment.
On trouvera à la suite quelques notes de traduction et remarques concernant certaines références. Je précise que j’accomplis ce petit travail dans le cadre de recherches pour l’ouvrage Ursula Le Guin / De l’autre côté des mots, monographie placée sous la direction de David Meulemans.

Terremer remis en perspective (par Ursula K. Le Guin)

Dans nos récits héroïques du monde occidental, l’héroïsme a été genré : le héros est un homme.
Les femmes peuvent être bonnes et braves, mais à de rares exceptions — Spenser, L’Arioste, Bunyan — les femmes ne sont pas des héros. Elles sont des acolytes. Jamais The Lone Ranger, toujours Tonto. 
 
The Lone Ranger rescuesTonto
L’indien Tonto (Jay Silverheels) sert ici de demoiselle en détresse pour le Ranger solitaire (Clayton Moore) dans la série télévisée des années 1950.
Les femmes sont considérées en fonction de leurs relations avec les héros : en tant que mère, épouse, séductrice, bien-aimée, victime, ou jeune fille en détresse. Les femmes ont obtenu l’indépendance et l’égalité dans le roman, mais pas dans le récit héroïque. De l’Iliade à la Chanson de Roland puis au Seigneur des Anneaux, jusqu’à nos jours, le récit héroïque et sa forme moderne — l’heroic fantasy — ont été un domaine réservé du mâle : une sorte de grand parc de jeu où Beowulf festoie avec Teddy Roosevelt, où Robin des Bois va chasser avec Mowgli, et où le cowboy chevauche solitaire vers le soleil couchant. Un monde à part, vraiment.
Puisqu’il traite des hommes, le récit héroïque s’est intéressé à la mise en place [1] ou à la validation de la virilité. Il a été l’histoire d’une quête, ou une conquête, ou une épreuve, ou une compétition. Il a impliqué conflits et sacrifices.

Theodore Roosevelt, colonel
Cowboy, soldat, président des États-Unis… Theodore Roosevelt (ici en 1898) est devenu un modèle de masculinité à l’américaine.
Les configurations archétypales du récit héroïque sont le héros lui-même, bien sûr, ainsi que souvent l’aventure du voyage nocturne sur la mer, la méchante sorcière, le roi blessé, la mère dévorante, le vieux sage, et ainsi de suite. (Ce sont des archétypes jungiens ; sans dévaloriser le concept d’archétype de Jung comme mode essentiel de pensée, immensément utile, nous pouvons avoir conscience que les archétypes qu’il a identifiés sont des figures intellectuelles de la psyché de l’Occident européen telles que perçues par un homme.)
Quand j’ai commencé à écrire de l’heroic fantasy, je savais sur quel sujet écrire. Mon père nous avait raconté des histoires tirées d’Homère avant que je ne sache lire, et toute ma vie j’avais lu et aimé des récits héroïques. C’était ma tradition en propre, c’était mes archétypes, c’était mon chez-moi. Ou c’est ce que j’ai pensé jusqu’à ce que — selon la phrase enchanteresse de ma jeunesse — le sexe dresse sa tête hideuse.
La fin des années 1960 concluait une longue période durant laquelle les artistes étaient supposés rejeter le genre, l’ignorer, ignorer de quel sexe ils étaient. Pendant bien des décennies, il avait été considéré que se percevoir soi-même en tant que femme écrivain ou en tant qu’homme écrivain reviendrait à limiter sa propre ampleur de vues, sa propre humanité ; qu’écrire en tant que femme ou homme politiserait l’oeuvre et en invaliderait l’universalité. L’art devait transcender le genre. 
 
Virginia Woolf
Virginia Woolf, prenant une pose inspirée pour la photo.
L’idée d’absence de genre ou d’androgynie correspond à ce que Virginia Woolf présentait comme l’état d’esprit des grands artistes. Pour moi il s’agit d’un idéal exigeant, valide, permanent.
Mais contre l’idéal, le fait est que les hommes chargés de la critique, les universités et la société avaient produit des définitions masculines, à la fois de l’art et du genre. Et ces définitions étaient au-dessus de toute remise en question. Les critères eux-mêmes étaient genrés. L’écriture des hommes était vue comme transcendant le genre ; l’écriture des femmes en était prise au piège. Pourquoi d’ailleurs est-ce que j’utilise le passé ?
Et donc le seul moyen pour que l’écriture d’un individu soit perçue comme au-dessus de la politique, comme universellement humaine, était de genrer son écriture en tant que masculine. Écrire en tant qu’homme, selon les critères masculins de ce qui est universellement humain, était centralisé, privilégié ; écrire en tant que femme était marginalisé. Le jugement masculin de l’art était définitif ; la perception et l’alternative féminine était secondaire, de second ordre. Virginia Woolf nous a prévenus que l’écriture d’une femme ne sera pas jugée de façon appropriée aussi longtemps que les critères de jugement sont établis et défendus par des hommes. Et je dis cela au présent de vérité générale [2], aussi valable qu’il y a soixante ans.
Eh bien, donc, si l’art — si le langage lui-même — n’appartient pas aux femmes, les femmes ne peuvent que l’emprunter ou le dérober. Le vol [3]; les femmes sont volages. Des voleuses, des monte-en-l’air. Elle décollent, sur leurs balais.
 
Bradamante « à la Marianne » par l’illustrateur Lucien Métivet. Affiche de 1915. 
Et pourquoi les hommes devraient-ils prêter l’oreille à des histoires volées, à moins qu’elles ne concernent des choses importantes — c’est-à-dire, les faits et gestes des hommes ?
Les enfants, bien sûr — y compris les hommes-enfants — sont censés écouter les femmes. Une part du travail des femmes est de raconter des histoires aux enfants. Un travail sans importance, mais des histoires importantes. Des histoires de héros.
Du général au particulier : puisque mes livres Terremer étaient publiés comme des livres pour enfants, j’étais dans un rôle féminin approuvé. Aussi longtemps que je restais sage, obéissais aux règles, j’étais libre d’entrer dans le royaume héroïque. J’adorais cette liberté et ne pensais jamais à ses conditions préalables. À présent que je sais que même au Pays des fées on n’échappe pas à la politique, je regarde en arrière et je constate que j’écrivais en partie selon les règles, comme un homme artificiel, en partie contre les règles, telle une révolutionnaire par inadvertance. J’ajoute qu’il ne s’agit ni d’une confession ni d’une demande de pardon. J’aime mes livres. Dans les limites de ma liberté, j’étais libre : j’écrivais bien ; et la subversion n’a pas besoin d’être consciente pour être efficace.
Jusqu’à un certain point, je repoussais les limites. Par exemple, j’ai respecté le conservatisme intense de la fantasy traditionnelle en donnant à Terremer une hiérarchie sociale rigide avec rois, seigneurs, marchands, paysans, mais je colorais tous les gentils en brun ou noir. Seuls les méchants étaient blancs. Je me voyais comme attirant les lecteurs blancs dans un piège, pour qu’ils s’identifient au héros, se mettent dans sa peau et qu’ils découvrent alors qu’il était noir. Je voulais que ce soit une attaque contre le sectarisme racial.
 
Dans le film d’animation Les Contes de Terremer (2006) de Gorō Miyazaki, le héros d’Ursula Le Guin n’est pas représenté comme noir.
Je crois maintenant que ma subversion alla plus loin que je ne croyais, puisqu’en le créant noir, j’établissais mon héros hors de toute la tradition héroïque européenne, dans laquelle les héros ne sont pas seulement des hommes mais des blancs. Je faisais de lui un Outsider [4], un Autre — comme une femme, comme moi.

Spenser, L’Arioste, Bunyan

Edmund Spenser (1552-1599) est considéré comme l’auteur du premier grand poème épique de la littérature anglaise, La Reine des fées (The Faerie Queene, 1590) : on y retrouve entre autres des chevaliers arthuriens, des fées, des magiciens… Dans le Livre I, notamment, le personnage féminin Una intervient activement pour secourir son bien-aimé.
L’Arioste (1474-1533) est l’auteur italien du poème épique Orlando Furioso (Roland furieux, 1516) : la fureur du personnage est causée par la fuite de la femme qu’il aime, Angélique. Celle-ci n’a cure de ce chevalier embarrassant et s’occupe de ses propres affaires. Le poème met également en scène, entre autres, l’héroïne et chevaleresse Bradamante qui inflige des défaites à divers adversaires.
 
John Bunyan (1628-1688) est l’auteur religieux anglais du Voyage du pèlerin (The Pilgrim’s Progress from This World to That Which Is to Come, 1678), dont la deuxième partie met en scène Christiana, ses fils, et la servante Mercy qui se lancent dans un pèlerinage difficile. Dans ce récit allégorique, les femmes, malgré la présence de figures masculines fortes, ont une responsabilité religieuse comparable à celle des hommes et accomplissent le même parcours spirituel.

Carl Jung

Le psychiatre Carl Jung (1875-1961) a été une influence revendiquée de Le Guin lors de l’écriture du Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea, 1968). Il a développé le concept d’archétype en psychologie analytique dans son ouvrage Métamorphoses et symboles de libido (1912). Pour dire les choses grossièrement, les archétypes seraient des représentations mentales issues des instincts humains.
Dans son essai L’Enfant et l’Ombre (The Child and the Shadow, 1975 ; publié en français dans Le langage de la nuit, éditions aux Forges de Vulcain, 2016), Le Guin évoque assez longuement Jung, alors qu’elle a renoncé à écrire un quatrième roman de Terremer. Elle explique notamment au sujet de « l’inconscient collectif », concept jungien :

C’est l’esprit des masses, qui produit des cultes, les croyances, les modes et les enthousiasmes passagers, la soif de prestige, le conformisme, les idées reçues, la publicité, la culture pop, tous les ismes, toutes les idéologies, toutes les formes creuses de la communication et de l' »être ensemble » qui empêchent toute réelle communion ou tout vrai partage. Le moi qui accepte ces formes creuses devient un membre de la « foule solitaire ». Or, pour éviter cela, pour réussir à véritablement communier, il faut se tourner vers l’intérieur, s’éloigner de la foule, remonter à la source ; il faut s’identifier aux grands espaces profondément enfouis en soi, aux vastes territoires inexplorés du moi. Ce sont ces territoires que Jung appelle l' »inconscient collectif », et c’est en ces lieux que nous nous rencontrons tous. Jung y voit la source de toute vraie communauté, du sentiment religieux sincère, de l’art, de la grâce, de la spontanéité, et de l’amour.

(p.59-60, traduction de Francis Guévremont)

Virginia Woolf

Grande figure de la littérature anglaise, Virginia Woolf (1882-1941) a notamment écrit un essai féministe, Une chambre à soi. Parmi ses romans, Mrs Dalloway est construit par exemple autour du point de vue d’un personnage féminin ;  dans Orlando, elle relate la vie d’un personnage androgyne qui devient femme.
Elle a condamné régulièrement dans ses essais l’écriture égotiste, déclarant notamment dans An Essay in Criticism (Essai critique, édition de 1994) :

‘[t]he great writers lay no stress upon sex one way or the other’

[les grands écrivains n’insistent aucunement sur le sexe d’une façon ou d’une autre]
Le Guin rappelle par ailleurs que Virginia Woolf ne put pas entrer à Oxford, où enseignait son contemporain Tolkien.
 
En complément :
 
Notes :
[1] Le Guin écrit « establishment », auquel on pourra aisément prêter une dimension politique et critique.
[2] Le Guin dit « present tense », insistant ainsi sur la dimension grammaticale.
[3] En français dans le texte.
[4] « Outsider », on pourrait traduire par « le marginal ». Mais, utilisé aussi en français, le terme conserve cette idée d’intervenant extérieur qui, dans le cadre d’une compétition, a une chance de gagner.