La femme de bois, poème retrouvé d’Ursula Le Guin

Connue surtout pour son œuvre de science-fiction et de fantasy, la romancière américaine Ursula Le Guin (1929-2018) fut aussi poétesse, avec entres autres les recueils Wild Angels (1975) ou So Far So Good: Poems 2014–2018.

La poésie est parfois affaire de circonstances et les poèmes peuvent être issus de petites histoires bien réelles qui ont leur beauté, et mettent du moins un peu de fantaisie dans les biographies d’auteurs trop vite réduites à quelques dates-clés, sinon à la pieuse volonté de les figer dans quelque case communicante. C’est ainsi que Le Guin se retrouve prise dans le miroir tentateur des formules et des images d’Épinal, « Le Guin grande dame de la SF », « grande prêtresse de la SF », « féministe », « anarchiste », voire même « gentille grand-mère au milieu des fleurs »…
Or Le Guin fut notre contemporaine. Il arrive ainsi que des témoins bien vivants non seulement nous livrent leur vision de la femme, mais partagent les petits trésors que sont des souvenirs de conversations, des photographies, ou encore des textes inédits… qui permettent de se faire une idée du processus créatif de Le Guin, et de la façon dont sa poésie animait des éléments de son environnement, avec parfois des coups de pouce !
Ursula K. Le Guin, 2013
Ursula K. Le Guin en conférence, 2013.

Histoire d’un poème

1992, état du Wisconsin : Le Guin est l’invitée d’honneur de le petite mais prestigieuse université de la ville de Beloit. Elle doit y animer un cours consacré à l’écriture, devant un parterre d’étudiants sélectionnés (seulement quinze !).
L’universitaire Jacqueline Dougan Jackson ne peut pas rater l’occasion. Elle-même vient de la région, c’est une lectrice avide de l’œuvre de Le Guin qu’elle enseigne dans ses cours consacrés à la littérature pour enfants, ou à la fantasy et à la science-fiction.
Cependant la venue de Le Guin inspire une idée à Mme Jackson : transformer le curieux bonhomme de bois que son grand-père conservait sous un porche en une véritable dame de bois, haute d’un mètre cinquante, vêtue d’un chapeau de paille et d’une robe bleue. Elle l’équipe également d’un panier de fleurs en plastique et d’un panneau annonçant « Bienvenue Ursula Le Guin ».
Avec la complicité d’un autre membre de la famille, la dame imaginaire est déposée auprès d’un chêne situé à un endroit stratégique du campus, que Le Guin ne pourra pas rater. Et… Jacqueline Dougan Jackson, qui ne peut alors assister à l’arrivée de la romancière, apprendra la suite par d’autres bouches.
Les Ents de Tolkien cherchent les Ents-femmes
Dans les récits de Tolkien, les Ents cherchent désespérément les Ents-femmes, disparues au cours d’une guerre. Qui sait ?
Le Guin a bien remarqué le message qui lui a été adressé. Elle a même pris soin de ramasser la dame de bois après une chute de celle-ci. C’est un petit succès, de ceux dont pourrait naître une histoire…
Quelques jours après cependant, la dame de bois a retrouvé son porche initial, après que son retour a été sollicité par le grand-père Jackson, inquiet pour elle. Un universitaire, qui a remarqué la curiosité de Le Guin, encourage portant Mme Jackson a rapporté le drôle de personnage, ce qu’elle fait avec plaisir après un changement de robe et de fleurs. Par prudence, elle veille aussi à attacher la dame de bois à l’arbre avec une corde à sauter. Tout cela discrètement : il s’agit de n’être pas surprise pendant la mise en scène et de maintenir le mystère…
Vient le jour d’une lecture publique par Le Guin, qui pour l’occasion a décidé de lire des poèmes qu’elle a écrit durant son séjour à Beloit… et l’un d’eux s’intitule « The Wooden Woman » (« La femme de Bois », voir ci-dessous), au grand ravissement de Mme Jackson !
Le Guin conclut même cette lecture par quelques phrases : « Personne n’a été capable de me dire d’où vient la Femme de bois. Assurément, j’espère le découvrir avant la fin de mon séjour. »
La révélation espérée aura d’ailleurs lieu à la réception qui suit la lecture : Le Guin fait la connaissance de Mme Jackson, présentée comme « mère de la Femme de Bois », et lui assure que la robe de cette dernière est tout à fait « chic » !
Encouragée, Mme Jackson changera une troisième fois le costume de son personnage. Elle lui choisit une robe de coton vert clair à motif de marguerites, un chapeau à bords larges, ainsi qu’un panier de marguerites. Même si le pot aux roses a été découvert, Mme Jackson s’efforce de rester discrète et, comme il pleut ce soir-là, revient au chêne le matin de Pâques. Mais Ursula Le Guin est déjà debout et en profite pour prendre des photos à travers les stores de la fenêtre ! La poétesse posera à son tour :
Ursula K. Le Guin en 1992
Photographie partagée par Jacqueline Dougan Jackson. Ursula Le Guin et la Femme de Bois, 1992.
Plus tard, après le départ de Le Guin, ces photos seront son petit cadeau dans une lettre pour Mme Jackson, en plus d’une version manuscrite du poème « The Wooden Woman » complété d’un nouveau quatrain final. Elle précisera que le poème appartient désormais à Jacqueline Jackson, et qu’elle ne le publierait pas sans sa permission.

Le poème traduit

C’est finalement en août 2021 que Jacqueline Jackson relatera cette anecdote et publiera en ligne le poème inédit d’Ursula Le Guin, dont voici une tentative de traduction personnelle :

La Femme de Bois

La dame aux longs membres repose
contre sa mère avec désinvolture,
une collerette de neige le long de sa coiffe de paille
et un froufrou en vichy pour la préserver du froid.

Les gens qui passent se retournent,
murmurent, puis repartent.
Avec les étrangers
elle est polie, mais compassée.

Un jour elle était tombée.
Je l’aidai à se remettre debout.
« Un petit peu trop de vin de rhubarbe », chuchota-t-elle.

Le jour précédent l’équinoxe elle laissa choir
son panier de fleurs en plastique.
« Le printemps, dit-elle, est arrivé ! »
Le matin suivant il neigea.

Chaque soir, mon dernier acte est de baisser les yeux, je la regarde
qui vacille calmement dans le noir pour me dire,
aussi étrange que cela paraisse, que je suis chez moi.

Envolée ! Juchée sur son balai !
Ô, ces filles volages.
Je suis désemparée,
et sa maman-chêne reste là, bras levés,
dans une invective d’écureuils.

La voici revenue, ma sorcière changeante,
avec fleurs nouvelles, chapeau neuf, nouvelle robe violette.
Prise d’un accès de ricanements grivois,
elle s’est emberlificotée dans les ficelles du tablier de sa maman.

Partie à nouveau, et comme elle m’a manqué,
ma petite sœur de bois aimante !
Elle reviendra, a chuchoté le chêne.
Ainsi fit-elle, avec les cloches de Pâques.

So far so good, Ursula K. Le Guin poetry
Couverture du recueil de poèmes posthume d’Ursula K. Le Guin.
On pourra retrouver l’intégralité du récit, le poème en langue américaine de Le Guin et le poème en réponse écrit par Jacqueline Dougan Jackson sur le site TriQuarterly, avec des photos supplémentaires.
Les premiers vers du texte original :

The Wooden Woman
The long-limbed lady leans against
Her mother in an easy attitude,
A snow frill on her straw bonnet
And a gingham ruffle to keep out the cold.

People passing turn around,
And mutter, and go on.
With strangers
She is polite, but stiff.

One day she’d fallen over.
I helped her up.
“A little too much rhubarb wine,” she whispered. […]

Pour en lire plus sur Ursula K. Le Guin :
– quelques éléments sur sa conception féministe de la fantasy, avec son cycle Terremer, avec un bout de traduction personnelle de son essai Earthsea Revisioned.
– une monographie sur l’ensemble de son œuvre (j’y ai écrit un trop bref article sur Terremer)
Monographie sur l'œuvre d'Ursula K. Le Guin
Vision psychédélique.