Cuchulain Comforted – Yeats – traduction et analyse

Cuchulain Comforted est l’un des tout derniers poèmes de Yeats malade (le dernier étant La Tour noire, à découvrir ici), qui l’achève le 13 janvier 1939 ; il meurt le 28. Rappelons brièvement que William Butler Yeats est un auteur irlandais et une des grandes figures de la littérature du XXème siècle, ainsi qu’une homme politique, nommé sénateur de l’État libre d’Irlande de 1922 à 1928. Il a reçu le prix Nobel de Littérature en 1923. Cuchulain est un personnage héroïque de la mythologie irlandaise, associé surtout au Cycle d’Ulster. Il est le fils du dieu Lug. Son nom, qui connaît plusieurs variations, notamment Cúchulainn, signifie « le chien de Culann » (le nom d’un forgeron, par ailleurs). Il est devenu un symbole de l’indépendance irlandaise, par l’exaltation du courage et du sens du sacrifice. Yeats lui a consacré plusieurs poèmes et pièces de théâtre et le poème Cuchulain Comforted fait écho naturellement à son ultime pièce, The Death of Cuchulain, La Mort de Cuchulain, elle aussi écrite peu avant sa mort. Le héros, donc, est mort ; le poème évoque maintenant l’au-delà : comment l’homme de guerre réagira-t-il à sa nouvelle condition ?

Dans Les Celtiques Hugo Pratt rend hommage à l'Irlande
Vignette extraite de l’album Les Celtiques, par Hugo Pratt, 1972.
NB : je propose ci-après une traduction personnelle du poème, ainsi que le texte original. Si Yeats fait usage de la rime tierce, je n’ai pas cherché à restituer précisément la versification. On pourra par ailleurs consulter la traduction de Jean-Yves Masson, intitulée Le réconfort de Cuchulain, aux éditions Verdier dans le recueil Derniers poèmes, 1994.

Le poème traduit

Cuchulain consolé

Un homme qu’affligeaient six plaies mortelles, un homme
de violence et renom, cheminait parmi les défunts ;
des yeux le toisèrent d’entre les branchages avant de disparaître.

Alors certains Suaires qui se pressaient en marmonnant
vinrent, puis s’évanouirent. Il prit appui contre un arbre
comme pour méditer sur les blessures et le sang.

Un Suaire qui semblait posséder autorité
parmi ces créatures volatiles s’avança, et laissa tomber
un ballot de lin. Des Suaires par deux ou trois

approchèrent, l’échine courbée, parce que l’homme restait placide.
Sur ce le porte-lin déclara :
« Ta vie sera bien adoucie si tu consens
 
à te plier à notre loi ancienne et confectionner un linceul ;
d’autant que du peu que nous savons
le cliquetis de ces armes nous effraie.
 
Nous passons le fil par le chas de l’aiguille, et tout ce que nous faisons
doit être fait par tous. » Cela clarifié l’homme
s’empara de l’aiguille la plus proche et commença à coudre.
 
« À présent nous devons chanter et chanter de notre mieux,
mais d’abord il te faut entendre notre nature :
tous lâches condamnés, exécutés par parentèle
 
ou exilés, destinés à périr dans la crainte. »
Ils chantèrent, mais sans paroles ni mélodie humaines,
bien que tout fût accompli de concert comme auparavant ;
 
ils avaient échangé leurs gorges contre des gosiers d’oiseaux.
 
13 janvier 1939
 
Charles Ricketts a dessiné Cuchulain pour Yeats
Illustration représentant Cuchulain, par Charles Ricketts pour la conception d’un costume de la pièce de théâtre On Baile Strand de Yeats, 1915. Cuchulain vêtu d’une cape de marin, se prépare pour son dernier combat.

Le texte original :

CUCHULAIN COMFORTED

A man that had six mortal wounds, a man
Violent and famous, strode among the dead;
Eyes stared out of the branches and were gone.

Then certain Shrouds that muttered head to head
Came and were gone. He leant upon a tree
As though to meditate on wounds and blood.

A Shroud that seemed to have authority
Among those bird-like things came, and let fall
A bundle of linen. Shrouds by two and three

Came creeping up because the man was still.
And thereupon that linen-carrier said:
‘Your life can grow much sweeter if you will

‘Obey our ancient rule and make a shroud;
Mainly because of what we only know
The rattle of those arms makes us afraid.

‘We thread the needles’ eyes, and all we do
All must together do.’ That done, the man
Took up the nearest and began to sew.

‘Now must we sing and sing the best we can,
But first you must be told our character:
Convicted cowards all, by kindred slain

‘Or driven from home and left to die in fear.’
They sang, but had nor human tunes nor words,
Though all was done in common as before;

They had changed their throats and had the throats of birds.

January 13, 1939
 
William Blake et Dante ont influencé Yeats
The Ascent of the Moutain of Purgatory, 1824-27, illustration de William Blake pour le Purgatoire de Dante, qui ont tous deux influencé Yeats.

Éléments d’analyse

Le poème a évidemment prêté à différents commentaires et je me contenterai ici de rappeler quelques remarques de spécialistes.
Seamus Heaney, autre poète irlandais majeur (et prix Nobel de Littérature), a des paroles magnifiques pour présenter le poème, qu’il considère « l’une des plus grandes paroles de mourant » [1]. Ainsi, Cuchulain Comforted est

un poème en terza rima [rimes tierces] dans lequel Cuchulain, le héros violent et fameux, entre dans le monde souterrain et est intégré par rite d’initiation dans une communauté fantomatique de pleutres et de proscrits. Puis, en une transformation mystérieuse, tous ces esprits commencent à chanter jusqu’à ce que, par l’action du chant, leurs gorges changent et qu’ils aient des « gosiers d’oiseaux ».
Ce poème peut être associé à la dernière pièce de Yeats, La Mort de Cuchulain, dans laquelle les derniers mots du héros lient son âme à un oiseau qui volette devant lui et s’apprête à chanter. Il peut également être associé à de nombreux autres passages de son œuvre dans lesquels l’âme libérée est imaginée comme un oiseau, et le regard du surhumain est situé dans « l’œil rond d’un oiseau ». Ce qui revient à dire que Le réconfort de Cuchulain n’est pas une mélopée accidentelle mais un acte d’auto-façonnage d’une conception profonde et parfaitement à propos.
Ainsi, en utilisant la terza rima, une strophe de trois vers à rime triple qu’il n’avait jamais employé auparavant en plus d’un demi-siècle de composition versifiée, et en l’utilisant à ce moment précis, au seuil de la mort, Yeats faisait s’élever une nouvelle musique de l’ancienne harpe de la tradition poétique européenne. Traiter le thème du périple de l’esprit vers la terre des morts, et le faire en terza rima, le mètre de La Divine Comédie, c’était appeler les grands poètes de la civilisation occidentale pour avoir une sentinelle à son chevet. Homère avait fait descendre Ulysse, Virgile avait envoyé Énée, Dante s’était projeté en rêve, et à présent Yeats projetait sa propre ombre sous la forme de Cuchulain. Ce dont il faisait l’expérience recevait une forme et une signification au moment même où elle avait lieu. C’était comme si Shakespeare avait convenu de mourir non pas des années après la fin de sa carrière théâtrale mais durant la première création de La Tempête, au moment où Prospero déclare qu’il brisera son bâton et engloutir son livre.
C’est ce génie dramatique et cet objectif unificateur qui donne à l’œuvre de Yeats son charme et sa densité. Toutes choses sont recueillies dans l’artifice, et l’artifice est tout de métamorphose et de dynamisme, fraction d’une action d’autocomplétion et de renouveau personnel. L’énergie et la retenue sont strictement égales l’une à l’autre, donc il y a de l’euphorie dans le fait d’être proche de la vitalité de tout cela. Lire Yeats, je peux sentir parfois la transmission de forces dangereuses telle que j’en sentais enfant, à me tenir seul dans les champs près du frémissement des poteaux électriques, sous le grésillement des lignes à haute tension.
Médecin de peste, costume avec masque en bec d'oiseau
Costume type d’un médecin de peste, qui exerçait au XVIIème siècle. On remarquera le masque en forme de bec d’oiseau.
Dans un mémoire [2], Zhibo Wang rappelle que le poème est aussi directement influencé par un rêve que fit Yeats le 7 janvier 1939, comprenant le guerrier blessé et la conversation avec les figures fantomatiques. Surtout, il insiste sur le paradoxe auquel se retrouve confronté Cuchulain mort :

Ayant été un héros durant sa vie, Cuchulain doit partager l’au-delà avec les esprits de lâches. Ils doivent faire la même chose ensemble. […] Cuchulain est un grand guerrier de son vivant. Il préférerait mourir que de faire un compromis. Il préférerait faire quelque chose seul et échouer que de demander à quelqu’un d’autre de le faire pour lui. Pourtant, quand il meurt, il devient comme les suaires. Les suaires sont des êtres collectifs […], Cuchulain est un hommes d’armes quand il vit, mais doit se servir de l’aiguille quand il meurt. Cela montre que le héros change pour devenir son opposé. […] Cuchulain étant parmi eux montre non seulement que lâches et héros ont la même fin, mais souligne également ce qui manque à un héros. […] Étant un des derniers poèmes que Yeats a écrit, « Cuchulain Comforted » renvoie inévitablement au jugement que le poète fait de ses propres activités pendant sa vie. Montrer que face à l’immense puissance du sort, sa propre lutte est insignifiante.

Cette interprétation assez pessimiste peut être nuancée par le fait que les fantômes ont une fonction énigmatique, certes, mais pas tout à fait hermétique. Comme le précise Jean-Yves Masson dans la note de sa traduction du poème [3] :

Selon la théorie exposée dans Vision, les fantômes qui doivent aider Cuchulain à coudre son linceul (c’est-à-dire à se forger un corps céleste pour son âme) sont des « démons » au sens grec du terme, des intermédiaires, ou encore des anges tels que les concevait Swedenborg. Ils sont ici associés à l’image de l’oiseau, l’un des symboles les plus anciens de l’âme. Selon Yeats, nos démons ont une personnalité antithétique de la nôtre (ils sont chargés de nous aider à trouver ce qui nous manque) ; c’est pourquoi les figures qui s’approchent de Cuchulain sont aussi pleutres qu’il a été courageux pendant sa vie.

La référence à Swedenborg est en effet explicite dans A Vision (deux éditions existent, datant respectivement de 1925 et de 1937), essai ésotérique, philosophique et autres :

[…] tous les esprits peuplent notre inconscience ou, comme le dit Swedenborg, sont les Dramatis Personae de nos rêves.

La harpe d'Irlande est évoquée dans Corto Maltese
La harpe d’Irlande fait pleurer Banshee, personnage de Pratt. Les Celtiques, 1972.
On relèvera que Dramatis personae, expression latine qui désigne la liste des personnages d’une pièce de théâtre, est aussi le titre d’un essai autobiographique de Yeats, publié en 1935. Par ailleurs, Yeats évoque L’Hymne de l’Âme du philosophe et poète syrien Bardesane d’Édesse, texte dans lequel

le fils d’un roi endormi en Égypte (vie physique) reçoit un voile qui est aussi une image de son corps. Il se met en route en direction du royaume de son père enveloppé dans le voile. […] Un homme vivant voit le Corps Céleste à travers le Masque. […] L’expiation, parce qu’offerte au vivant pour le mort, est appelée « expiation pour le mort », mais est en réalité expiation pour le Daimon, qui tente par l’union avec quelque autre Daimon à reconstituer sa propre nature véritable au-delà des contradictions. Les âmes des victime et tyran sont liées ensemble et, à moins qu’il y ait une rédemption à travers l’intercommunication du vivant et du mort, il se peut que se lien perdure vie après vie, et cela est juste, car il n’y aurait pas eu nécessité d’expiation eussent-ils vu l’un dans l’autre cet autre, et non quelque chose d’autre.[…] Nous obtenons le bonheur, me disent mes maîtres, de ceux que nous avons servis, l’extase de ceux à qui nous avons fait du tort.

Le poème pourrait donc suggérer que Cuchulain, en tissant son linceul, entreprend un travail d’expiation. Dépourvu désormais de ses attributs guerriers, il peut participer à l’hymne collectif. On pourra ajouter que shroud, suaire, évoque non seulement la représentation traditionnelle des fantômes, mais aussi plus spécifiquement le linceul du Christ dans la tradition chrétienne, qui correspondrait à la vision syncrétique de Yeats.
 
La chanson The Sickbed Of Cuchulainn évoque la mort du héros irlandais
En 1985, les Pogues enregistrent leur chanson The Sickbed Of Cuchulainn, pour l’album Rum Sodomy & the Lash. Shane MacGowan y chante en refrain : « At the sick bed of Cuchulainn we’ll kneel and say a prayer / And the ghosts are rattling at the door and the devil’s in the chair » et conclut sur la mort du héros.
Notes
[1] Je traduis ici, de façon assez littérale, un extrait d’un article de Seamus Heaney : ‘In the Midst of the Force Field’, in The Irish Times (28 Jan. 1989); rep. in Jonathan Allison, ed., Yeats’s Political Identities (Michigan UP 1996), pp.257-60. On pourra lire le texte en langue originale ici.
[2] Je traduis également des extraits du mémoire. Wang, Zhibo, « William Butler Yeats and the Cuchulain Cycle » (1998). Masters Theses. 1738.
[3] Voir l’ouvrage cité en liminaire.
Ci-dessous, le poème de Yeats et ma proposition de traduction au format image (cliquer pour agrandir).

Cuchulain Comforted de Yeats au format image