The Black Tower de Yeats, traduction et analyse
Dans Merlin L’Enchanteur (1963), dessin animé de Disney, le prophète Merlin est relégué dans une tour en ruines. |
Il ne m’est pas indifférent que « The Black Tower », sombre et énigmatique, soit lié au mythe arthurien. J’en donne ici le texte anglais, suivi d’une traduction personnelle (en amateur) puis de celle de Jean-Yves Masson pour Verdier [1].
Dessin (détail) de Gustave Doré pour une édition d’Énide de Tennyson, 1869. Le sujet plaît au Romantisme du temps… |
La tour noire
Dessin d’une tour en ruines de Gustave Doré, pour une édition d’Énide de Tennyson, 1869. Détail. |
La tour noire
Détail d’un dessin de Gustave Doré, pour une édition de Genièvre de Tennyson, 1868. Le Mordor à l’horizon… |
Analyse de The Black Tower de Yeats
Idris Elba joue le rôle de Roland Deschain dans le film La Tour sombre (2017), adapté plus ou moins du roman de Stephen King. Que ne ferait-on pas à partir d’un vers de Shakespeare ! |
Contre le chaos extérieur, la tour dresse un rempart derrière lequel s’abrite le poète qui s’efforce d’atteindre la sagesse. Si, au début, il est le narrateur, la fin corrige cette impression : il fait lui aussi partie de la garnison. […] On a l’impression d’être plongés dans un monde incompréhensible et incompréhensif, survivants du passé, sans contact avec l’extérieur, et liés par le serment. Ils refusent que des bannières pénètrent dans la tour. Représentent-elles la menace anglaise contre la tour irlandaise, ou celle du nazisme déferlant sur l’Europe, ou encore celle d’une civilisation matérialiste et démocratique rejetée par une société qui donne la primauté à l’esprit et à un ordre aristocratique ? La garnison demeure solitaire dans sa tour car elle se refuse à s’ouvrir sur cet univers qu’elle juge hostile et veut rester fidèle au roi qui n’est plus. Est-ce l’un des anciens rois de Cashel qui pourrait revenir, comme Arthur, pour libérer le peuple de son esclavage, interprétation mythologique à connotation politique : ce roi est aussi l’esprit de l’Irlande […]. [2]
W. B. Yeats en 1933. Poète. Prix Nobel. Occultiste. |
Ces rapports entre les différentes temporalités rappellent bien la figure d’Arthur, « roi passé, roi futur », la promesse d’un royaume idéal à venir engageant irréversiblement les gens de bien (les chevaliers de la Table ronde) dans le présent, leur exemplarité assurant qu’ils ne seront pas oubliés après leur mort… Le serment survit au roi mort. W. J. Keith [7] va jusqu’à voir dans le cuisinier la figure amoindrie du sénéchal d’Arthur, Keu ou Kay, dont la parole est fréquemment remise en cause par les chevaliers de la Table ronde. Sur le motif arthurien, Michel Dufour cite par ailleurs des spécialistes irlandais :
Le poème peut aussi faire référence au retour du roi Arthur, ce que corrobore la troisième strophe où le cuisinier entend sonner le cor du roi. Norman Jeffares rappelle la légende selon laquelle Arthur, Guenièvre, sa cour et une meute de chiens (le mot « hound » figure aussi dans cette strophe) sont endormis dans un caveau sous le château de Sewingshield dans le Northumberland, attendant que quelqu’un sonne du cor, lequel a été abandonné à côté sur une table. Cette piste est donc à privilégier. Les hommes liés par un serment seraient dans cette perspective les chevaliers d’Arthur. [3]
pour employer la terminologie habituelle de Yeats, les hommes de la tour sont l’humanité « subjective », luttant pour survivre dans un monde où le principe de la subjectivité est éclipsé. Faisant face au chaos contemporain, ils permettront, après la désintégration de notre monde, la naissance d’une nouvelle civilisation qui sera subjective. C’est pourquoi ils maintiennent leur allégeance désespérée et stoïquement gardent les yeux fixés sur un passé idéal, fidèles à leur race mais fidèles aussi à l’avenir puisqu’ils gardent l’espoir d’un monde meilleur.
Le chœur laisse deviner cette renaissance. Son rythme régulier traduit le cours inexorable de l’histoire, en même temps que la confiance du poète en l’avenir :
« Old bones upon the mountain shake. »
Les morts se préparent à la résurrection. Les voilà debout :
« There in the tomb stand the dead upright. »
Dr Henn signale que le guerrier Eogham Bel, après la bataille de Sligo en 537, fut enterré debout, près du cairn de la reine Maeve, au sommet du Knocknarea, sa javeline rouge à la main, pointant vers la mer (cf. The Lonely Tower, p. 322). Mais cette coutume était assez répandue en Irlande. Yeats avait peut-être eu connaissance de cette pratique en lisant le livre de Lady Wilde : Ancient Cures, Charms and Usages of Ireland (édition de 1890) où il marqué au crayon le passage qui décrit ce mode d’ensevelissement : « Les morts étaient placés debout, leurs armes et leur bouclier à côté d’eux, et un grand cairn circulaire de terre et de pierre était dressé au-dessus d’eux. C’est de cette manière qu’on plaça dans sa tombe le roi héroïque de Munster, tué dans la bataille ». Les morts tremblent peut-être parce que le spectacle de notre monde excite leur colère, mais aussi sous l’effet du vent, symbole du bouleversement qui se situe au changement de civilisations. […]
De plus, Yeats associe le vent aux Sidhe, les divinités irlandaises, dans une note à The Hosting of the Sidhe : « Sidhe en gaélique désigne aussi le vent et certainement les Sidhe ont beaucoup de rapport avec le vent ». Dès lors, on peut dire que les dieux de l’Irlande ancienne inspirent les morts, en cet instant qui précède la révélation. Ainsi le chœur suggère que les soldats de la tour sont soutenus dans l’adversité par le sens de leur parenté avec les morts héroïques qui vont bientôt revenir sur terre ; ils sont donc sûrs que le siège sera bientôt levé, qu’un nouveau cycle historique restaurera l’ancienne prééminence de l’homme « subjectif ».
Sur cette promesse s’achève le poème, si l’on en croit aussi la prophétie du cuisinier qui croit entendre le son du cor, symbole de libération immédiate. [4]
Patrick Pearse en 1916. Professeur. Poète. Révolutionnaire. |
Il faut ajouter à cela l’aristocratisme de Yeats (sénateur l’Etat Libre d’Irlande de 1922 à 1928 !), qui conçoit le déclin des valeurs héroïques traditionnelles comme un effet négatif de la démocratie qui le conduisit, comme Ezra Pound notamment, à montrer des sympathies pour le fascisme émergeant incarné en Irlande par Eoin O’Duffy :
Cette atrophie des valeurs aristocratiques engendre et vulgarité, tant dans la politique que dans les mœurs : c’est la seconde étape dans la descente de la civilisation vers le chaos. Cette dégradation est due au rationalisme, au matérialisme et à la démocratie. C’est pourquoi les habitants de The Black Tower que les bannières pénètrent dans la tour car : « Those banners come to bribe or threaten ». [5]
Yeats prit conscience de son erreur, éclairé en cela par son épouse, farouchement opposée aux mouvements d’extrême-droite. (p.184) [1]
Thoor Ballylee dans le comté de Galway. aujourd’hui un mémorial consacré à Yeats. |
Michel Dufour rappelle également l’occultisme de Yeats, sa connaissance du tarot et de l’ordre de la Rose-Croix (fraternité entre alchimie, franc-maçonnerie et néoplatonisme). Yeats était membre de l’Ordre hermétique de l’Aube dorée (Golden Dawn), puis à la suite d’un schisme de la Stella Matutina (« l’étoile du matin », qui désigne Vénus). La tour peut donc être interprétée comme un symbole occulte :
En tant que membre de la Golden Dawn, il connaissait l’arcane XVI du Tarot qui était employé dans les rituels de cette société et qui présente une tour frappée par la foudre et un homme qui tombe dans le vide. Or la foudre chez Yeats symbolise l’inspiration poétique. La chute dans le poème se matérialise par son aboutissement, la tombe, présente dans le refrain. Verticalité et horizontalité se répondent dans le poème : la tour verticale, les hommes enterrés debout, les dormeurs allongés (« while we hale men lie stretched in slumber »). Une autre signification de la tour chez les Rose-Croix lui était familière, celle du fourneau hermétique, l’athanor, représenté par une tour. [3]
Il existe ainsi tout un mouvement symbolique tendant vers la sublimation, la libération. Comment interpréter la défiance des défenseurs de la tour qui ne croient pas le cuisinier dès lors qu’il entend sonner le grand cor du roi ? Le cuisinier-alchimiste, ou poète, en gravissant la tour déploie les spires de l’histoire et accède à une période plus avancée. Comme beaucoup de prophètes il n’est pas compris de ses contemporains. [3]
Le point de vue de Yeats est ici extrêmement pessimiste, puisqu’il n’y a aucun renouveau en vue sur terre, et dans la « tombe » du poème, alors que le « rayon de lune » de la subjectivité était d’abord « pâle », en fin de compte « l’obscurité se fait plus noire ». [3]
[1] W. B. Yeats, Derniers poèmes, traduits de l’anglais et présenté par Jean-Yves Masson, éditions Verdier, 1994 (2008 Verdier poche).
[2] Jacqueline Genet, La Poésie de William Butler Yeats, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2007.
[3] Michel Dufour Le symbolisme alchimique de « The Black Tower », dernier poème de Yeats, article de 2011, études irlandaises sur le site OpenEdition.
[4] Jacqueline Genet, William Butler Yeats. Les fondements et l’évolution de la création poétique, Publications de l’Université de Lille (PUL), 1er janvier 1976.
[5] Jacqueline Genet, Genet Jacqueline. La conception de l’histoire dans la poésie de W.B. Yeats. In: Études irlandaises, n°1, 1976. pp. 63-83, accessible sur persee.fr.
[6] Citation attribuée par Helen Vendler qui renvoie à : A. Norman Jeffares, W. B. Yeats: Man and Poet (London: Kyle Cathie, 1996), 377 n. 4.