Seamus Heaney mêlait ballons de foot, huîtres, cannes à pêches et guerre de Troie. L’épique se transfigure en un clin d’œil du poète dans les détails d’une vie quotidienne qui n’acquiert peut-être de signification que dans le souvenir des anciens mythes. Ou plutôt : toute vie ne serait-elle pas que l’écho ou le reflet du mythe, voué à la répétition et à la variation ?
J’ai déjà suggéré, au sujet du « Magicien » de Rilke, des poèmes Ozymandias de Percy Shelley et d’Horace Smith, ou encore des citations de poèmes dans les comics américains, ma tentation somme toute plaisante de trouver dans la poésie une puissance narrative, y compris dans les textes qui ne cherchent pas du tout à raconter une histoire.
La poésie de Seamus Heaney et la mythologie irlandaise
Or certains aspects de la poésie de Heaney me semblent correspondre à ce qui m’est une petite joie de lecteur, que ce soit par les références à L’Iliade, à la mythologie nordique ou les saints irlandais, ou même encore par son travail de traducteur. Il a ainsi proposé une traduction de référence du poème épique Beowulf, d’ailleurs intitulée Beowulf, A New Translation, qui me permet de l’associer littérairement à Tolkien, autre figure majeure d’un certain type de rapport au merveilleux.
Cependant, je découvre très simplement Heaney par le biais du recueil La lucarne suivi de L’étrange et le connu, dans la collection poésie/Gallimard (2018). C’est en particulier une suite de poèmes extraits de La lucarne [1] qui m’a laissé cette impression très particulière d’étourdissement qui peut prendre parfois au cours d’une belle lecture.
Je partage donc, par le biais de cet article, deux Illuminations de Seamus Heaney, ainsi que quelques réflexions et fruits de brèves recherches qui serviront de notes d’accompagnement, que j’espère utiles.
Illuminations : « Prenez une cathédrale / Et offrez lui quelques mâts » [2]
Commençons d’abord par l’évocation immédiatement médiévale d’annales, celles des moines copistes qui enluminaient leurs manuscrits :
Clonmacnoise ! Zone touristique, évidemment, où se trouvent les ruines d’une cathédrale et de sept églises, était un lieu central d’échanges culturels européens, traversé par une route qui reliait l’Irlande d’est en ouest. Fondé par le saint Kieran, il représente un lieu de rassemblement pour les Irlandais, les Anglais et les Français qui venaient y étudier, ce qui correspond bien au pacifisme de Heaney durant le conflit nord-irlandais.
C’est aussi le monastère où fut écrit le Lebor na hUidre, ou Livre de la Vache Brune, daté du XIIème siècle, et qui recueille différentes histoires de la mythologie irlandaise.
Quant au bateau volant du poème, la LibraryIreland propose un texte de l’écrivain et collecteur Patrick Weston Joyce où se trouve l’histoire fantastique reprise par Heaney :
Heaney condense en quelques vers le récit merveilleux : les matelots du navire volant seraient les habitants d’un monde aérien pour qui la surface terrestre serait l’équivalent des profondeurs marines, ce qui n’est pas sans rappeler, par inversion, les voyages extraordinaires d’un Cyrano dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune. Le bouleversement des repères suffit à la métaphore, et la métaphore filée devient récit. Mais Heaney, contrairement à Joyce, ne précise pas que l’ancre serait restée fichée dans une église de Clonmacnoise, en gage de véracité.
La preuve superflue donc disparaît dans le poème, Heaney suggérant peut-être que l’existence des annales (mais s’agit-il bien des mythes du Lebor na hUidre ?) doit contenter les sceptiques, ou même que le merveilleux, et le poème, se suffisent à eux-mêmes.
Le bateau, champêtre cette fois, se retrouve d’ailleurs dans l »Illumination » suivante, dont le cadre est le grand lac Lough Neagh en Irlande du Nord :
En 1941, Seamus Heaney avait tout au plus deux ans, qui sait dans quelle mesure ce souvenir est ou non réinvention ? La guerre paraît loin. Se superposent ici l’image du bateau et du coude d’où le bébé contemple le paysage, sans vraiment appartenir au plancher des vaches.
Le Lough Neagh est un autre lieu de l’Irlande touristique, et folklorique. Plus d’un mythe est attaché à la création du lac en tant que tel, mais ici la mention des « trois sœurs » donnera du grain à moudre aux lecteurs de Shakespeare [3].
Plusieurs divinités apparaissent sous la forme d’un groupe de trois sœurs dans la mythologie irlandaise. Certaines personnifient l’Irlande en tant que telle (Ériu, Fódla et Banba). Les Morrígan (Badb, Macha, Nemain…) sont plus sombres, associées à la guerre et à la fatalité, ce qui conférerait une connotation sinistre à la date indiquée dans le poème.
Enfin, les trois Brigid [4] sont liées aux arts de la forge, de la divination et… de la poésie, ce qui donnerait trois marraines au bébé Seamus déjà voyant et futur poète qui aura fait d’outils, entre autres, des sujets de sa poésie. Si aucune interprétation ne me paraît exclure les autre, ce seraient en tout cas des déesses fort humbles, vêtues de tweed et causant entre les troupeaux et le ciel.
Le poème, sans doute, est ce bateau qui emporte auteur et lecteurs vers le merveilleux, dans une hésitation constante entre lieux réels et lieux rêvés. Celle-ci rapproche les souvenirs de la vie vécue des souvenirs livresques (les annales), et au-delà du mythe qui nourrit les enfants et les peuples.
Notes :
[1] La Lucarne, section II Ajustages, dont la partie 1 est nommée Illuminations : la structure est ici assez complexe !
[2] Les amateurs de Jacques Brel auront reconnu des paroles de La cathédrale, où il chante le trajet fabuleux d’une cathédrale qui fera d’ailleurs un voyage (en volant ?) vers l’Angleterre, se rapprochant un petit peu de l’Irlande de Heaney.
[3] Macbeth est écossais et affronte des Irlandais… les trois sorcières de la pièce évoquent ainsi surtout les Morrígan.
[4] Un autre poème du recueil s’intitule d’ailleurs « Une ceinture de Brigide », qui doit servir à « porter chance et guérison », Brigid étant aussi une divinité guérisseuse.