Femmes et fantasy : la symbolique de la neige
Zelazny, Dilvish le damné
La lune était pleine et il soufflait un vent glacial, lorsque Oële dansa pour Démon, laissant des empreintes de feu devant le petit autel de pierre. Plus bas, dans la plaine, le printemps était arrivé, mais la nuit restait hivernale sur la montagne. Pourtant, Oële dansait pieds nus, vêtue en tout et pour tout d’une robe grise translucide à ceinture d’argent. Le léger tissu dévoilait plus qu’il ne voilait sa silhouette mince, enveloppée du nuage de ses longs cheveux blonds flottants. Le feu naissait sous ses pas, qui dessinaient d’antiques motifs sur la pente.
Neige et glace paraissent ici bien menaçantes pour la silhouette réduite mais pleine de défi. |
On voit que la femme nue de la sword and sorcery est chaque fois liée à l’impression d’une perte. Femmes et rêves sont emportés, le guerrier demeure.
Fritz Leiber, La Magie des glaces
il vit la petite silhouette de Mara qui descendait en courant le glacier vers la Rade Froide, son manteau rouge se dressant tout droit derrière elle. […] Tout à coup Mara parut faire une enjambée d’une longueur fantastique, une partie de sa silhouette s’obscurcit, comme s’il y avait une espèce de brouillard à cet endroit dans la vision de Fafhrd, puis elle sembla s’élever, non, elle s’éleva ! dans le ciel, de plus en plus haut, comme emportée par un aigle indistinct ou quelque autre prédateur volant.
La couverture d’une édition poche de 1977. |
Passons sur Elric de Moorcock, autre figure de la sword and sorcery, et les innombrables beautés qui ajoutent à son tourment (chacun sait qu’une seule « femme » existe pour Elric : Stormbringer la dominatrice !) et concluons sur un passage tiré du Kane de Wagner.
Wagner, Kane
Je l’ai vue dans la froide lumière silencieuse de l’hiver.
Clairement, avec sa chaleur sur le scintillement
De cette nuit magique, cristalline.
Et l’amour, je le sus, passa sans être dit,
Sa chaleur hors du temps, en un un instant figé,
À jamais enclos dans un ambre infini.
Mais ce que j’éprouvais, je ne pouvais le rendre ;
L’instant s’évanouit dans la tourmente cristalline.
En vain j’appelle dans cette dansante myriade
D’émotions abandonnées, parcelles givrées de temps.
Car le moment a passé, pour se perdre dans les remous,
Éclats épars du temps reflété, réfléchi :
Réflexions pour l’hiver de mon âme.
Ainsi, Wagner expose clairement la portée symbolique de l’hiver et son association douloureuse avec la féminité. Ajoutons-y la danse, la perte, le temps qui passe… et la fascination intense pour la beauté, même fugitive.
Kane et sa monture s’arrachent au cercueil neigeux, les haches brandies telles des ailes. |
S’étonnera-t-on de s’apercevoir qu’à gratter la couche des muscles noueux, on extirpe des cœurs brisés ? La virilité triomphante des guerriers pouvait se satisfaire de batailles et de nudité, mais les demoiselles d’hiver apportent un supplément de regret, d’inachevé : une cruauté qui favorise l’introspection plus que l’évasion. Leur accorderez-vous cette danse ?
Van Hamme et Rosiński, Le Maître des montagnes
Il me semble d’ailleurs que la lutte contre le temps qui passe et l’acceptation des regrets qui s’accumulent (tels la neige, ici ?) sont des thèmes récurrents de la série.
Mais c’est en particulier un moment de course-poursuite qui me permet de boucler la boucle de cette brève réflexion, et dont je condense ici quelques vignettes.
On y voit un homme vieux et enlaidi, antithèse de Thorgal, se précipiter après la femme qui le fascine :
Les flocons savamment dispersés renforcent l’impression de mouvement. |
Au contraire d’un Conan indomptable et menaçant, le vieillard s’écroule dans la neige et supplie Vlana de l’attendre. Or celle-ci, capable de compassion à la différence de la déesse Atali, accepte d’interrompre sa fuite.
Les personnages sont vêtus assez chaudement, en rupture avec les petites tenues typiques d’une certaine fantasy. |
Ce qui m’intrigue, surtout, c’est de percevoir dans cette scène une variation autour d’un même motif merveilleux, avec une volonté de subversion. Ce n’est peut-être qu’un biais cognitif de ma part, mais mythes et légendes se prêtent naturellement aux réécritures.