État de nature – natures humaines ?

On ne sait toujours pas, au juste, en refermant le livre de Jean-Baptiste de Froment, à quoi cet état de nature que l’auteur a choisi comme titre peut faire précisément référence. Il ne peut s’agir d’une simple allusion à cette fiction utilisée par Jean-Jacques Rousseau pour mesurer le degré de corruption des sociétés modernes – ce texte, en effet, ne porte en lui ni nostalgie ni espoir.
Il ne peut non plus se réduire à la simple description du lieu central du roman, la Douvre-intérieure, département rural et sauvage où semble couver une renaissance « verte ».
Il serait également insuffisant de se contenter d’y voir l’évocation d’une nature humaine, intimement incarnée par ces personnages ivres de pouvoir et n’ayant d’autre but en tête qu’en posséder plus encore, bref, d’une nature où l’homme est un loup pour l’homme.

Couverture d'Etat de nature de Jean-Baptiste Froment, par Elena Vieillard
État de nature, aux Forges de Vulcain [1]  
Cet état de nature ne saurait pas plus caractériser ces « geeks alter-mondialistes« , sorte de zadistes pro-compteur Linky prônant un retour enjoué à un statut proche du chasseur-cueilleur, le tout sécurisé par les percées scientifiques et de lourds travaux d’infrastructures pour faire passer la fibre optique dans le moindre patelin.

Résumé du roman d’après la quatrième de couverture :

Grand serviteur de l’état, Claude officie discrètement dans l’ombre d’une présidente vieillissante. Un matin, il décide de se lancer à la conquête du pouvoir. Mais était-il bien judicieux de s’exposer ainsi à la lumière ? Car au même moment, une révolte populaire, attisée par la jeune et charismatique Barbara, monte dans la Douvre, département oublié de tous qui devient la vivante image des colères et espérances du pays tout entier.

Jean-Baptiste de Froment présente son roman avec ses propres mots sur youtube.

Se mettre au vert

De la première à la dernière page, la nature, sous toutes ses formes, tour à tour plaisante, belle, rustre ou impitoyable, la nature, s’exprimant en subtil filigrane ou en tonitruantes irruptions, la nature ne quittera plus le lecteur.
On voit d’abord, très schématiquement, trois conceptions de la nature en concurrence : celle que l’homme a arraisonnée, matérialisée par ce jardin japonais virtuel, celle des figures géométriques et des haies où ne dépasse aucun bourgeon, que Claude s’est façonné « en bon jardinier français« (p. 116), bref celle que les hommes ont « rendu inoffensive« (p. 193) ; celle de ces ovnis politiques écolo-technolâtres, qui se voudraient à la fois maîtres et adorateurs ; celle, enfin, qui n’a rien demandé à part rester elle-même, sauvage, désordonnée, broussailleuse, de la Douvre.
S’agit-il alors de ne pas se bercer d’illusions ? 

Cette nature se fait-elle si omniprésente pour nous avertir que les machinations de Claude et de ses sbires, les rêves de Barbara, les idéaux révolutionnaires du philosophe Arthur Cann, la radicalité violente de Mélusine, connaîtront un jour une seule et même fin ?
Une scène particulièrement évocatrice (p. 42 à 49) vient rapidement fixer cette nature comme fil rouge du récit. Cette scène, c’est une conversation entre Claude, l’homme de pouvoir mais l’homme de l’ombre, et ses « zélateurs«  qui l’invitent à « sortir du bois« .
Claude défend sa stratégie : il veut étendre ses « ramifications« . Les autres s’insurgent :

Mais c’est quoi ces conneries de nature, Claude ? […] Si tu te prends pour un arbre, tu finiras vite découpé en petites bûches, crois-moi.

Mais Claude se méfie d’une trop soudaine mise en lumière et ne veut pas voir « braquer sur lui les phares d’une automobile [comme] sur un prédateur nocturne« . Non, décidément, il ne veut pas être cette « pauvre bête, affolée« .
C’est finalement Hermine (!) Darsonville, que l’on surnomme à cause de ses cheveux blancs la « renarde argentée« qui aura raison des réticences de Claude, le convainquant que la présidente a perdu goût au pouvoir et qu’elle finira par se retirer par « effacement progressif », « comme un océan, comme un glacier ». Le point final de cette conversation ne sera pas anodin :

À cet instant, un grincement formidable signala que les employés du parc étaient arrivés à bout du grand chêne, qui s’effondra lentement dans son lit de fougères, dans un fracas assourdi, affreux comme une clameur qu’on aurait étouffée. 

Jean-Baptiste de Froment, d’ailleurs, ne se cache pas d’assumer, par la voix d’un de ses personnages, « filer la métaphore«  (p. 45). La métaphore, en réalité, ne finira jamais.

Fin du mois, faim du monde ?

 
Reste qu’en dehors de toutes considérations symboliques, le roman narre la fin d’un monde, celui des petites combines de ces élites parisiennes personnifiées par Claude, Farejaux ou les autres, et l’avènement laborieux d’un nouveau que Barbara Vauvert représente.
C’est la période pendant laquelle, selon Gramsci, naissent les monstres. Arthur Cann, notre philosophe de service, est prêt à « faire couler le sang«  (p. 87-88) ; Mélusine ne se gênera pas. Claude, son « enfant électif« Sébastien, la Vieille, Farejaux, Commode, etc. sont à bien des égards les excroissances d’un État qui est perçu, depuis la Douvre, comme un incompréhensible et oppressant Léviathan.
Barbara elle-même qui, pourtant « coche un certain nombre de cases«  (p. 119) a la stupéfiante particularité d’aimer les gens, lesquels le lui rendent bien. 
Cette dichotomie, un peu facilement matérialisée par l’âge et le genre des protagonistes, apparaît flagrante lors de la passation de pouvoir entre la jeune femme et Sébastien : celui-ci, humilié par la proximité de la sortante avec ses administrés, qu’il soupçonne de vouloir en profiter « pour la peloter«  (p. 66) laissera échapper un « petite pute« , qui dit assez la manière dont Barbara est traitée à travers les yeux essentiellement masculins du pouvoir central : son physique (apparemment avantageux) est en effet abondamment commenté.
Le fait transparaît singulièrement dans l’annonce que le ministre lui fait de sa destitution (p 31 à 33) :« mon petit« , l’apostrophe-t-il, paternaliste, avant de l’appeler par son prénom tandis qu’elle se contente d’un rigoureux « monsieur le ministre« . Ce dernier n’oubliera pas de « l’embrasser«  avant de raccrocher, « par acquit de conscience, et sans doute aussi parce que l’idée [n’est] pas désagréable« .
L’inégalité dans le dialogue ne procède évidemment pas simplement du positionnement hiérarchique des deux interlocuteurs. Mais la dérive sexiste n’est pas, dans le roman de Jean-Baptiste Froment, le propre des hommes : outrée que Barbara joue à ce point de ses atouts, Mélusine affirmera à son tour sans ambages qu’« elle, c’est une vraie pute«  (p. 200).
Quant à la vieille, qui en est tout de même à son troisième septennat – oui, la chose était possible à l’époque dudit septennat -, elle n’hésitera pas à s’extasier devant les formes de Barbara, qu’elle se sent autorisée à palper avec des manières de « vieille maquerelle« .

Vierzon dans Etat de nature
Vue aérienne de Vierzon, où Barbara se ressource après son éviction.

Mais il est vrai que Barbara, quoique malmenée par cette caste dominante issue de la Sapience, que l’on assimilera volontiers à l’ENA, Sciences-Po, HEC ou autre fabrique à élites mondialisées, est un personnage relativement paradoxal, parfois étrange.

Hermétique, et même hostile, à l’art, auquel elle reproche de ne plaire qu’à un petit nombre (on verra ici les germes d’un semblant de populisme), elle est proche de ces geeks autonomistes et ruralistes, partisans d’une « e-coopérative«  avec qui elle fustige la « métropole capitaliste«  (p. 28) dont elle use et abuse pourtant de la novlangue : Barbara, en effet, prône le « collaboratif« afin de faire de la Douvre un « incubateur à ciel ouvert« , avec en ligne de mire une « économie parfaitement circulaire« (p. 28 et 29).
Alors, Barbara, de gauche ou de droite ? L’auteur ne s’est pas embarrassé d’un tel clivage. Les adversaires de la jeune femme, quant à eux, semblent avoir atteint un niveau de médiocrité abyssal, empêtrés qu’ils sont dans leurs slogans faciles (« un pays comme la France, ça ne se réforme pas« , p. 111), leurs bêtises très sûres d’elles (« s’il y a une chose, décidément, qu’il faut proscrire en politique, ce sont les idées« , p. 189) ou la conviction qu’ils ont, lorsque la révolte éclate, que

cette situation insurrectionnelle […], objectivement [les] sert, […] la demande d’ordre [étant] à son comble. (p.190)

La Douvre, not Dover

Le roman de Jean-Baptiste de Froment aurait toutefois beaucoup perdu de son intérêt s’il s’était borné à décrire les dérisoires magouilles et états d’âme de ces assoiffés de pouvoir, s’il s’était contenté, selon la formule consacrée, de politique politicienne.
Certes nous sommes, dans État de nature, en terre connue, l’auteur ayant pris soin de saupoudrer son récit de nombreuses références, actuelles ou récentes, comme ce livre qui circule sous le manteau, qui rappelle furieusement L’Insurrection qui vient du Comité invisible, l’anti-terrorrisme comme « invention merveilleuse« , « forme moderne du procès en sorcellerie«  (p. 155), le projet de fusion de la Douvre avec son riche voisin, thème éculé de la marotte maintenant bien connue du démantèlement du mille-feuille territorial, ou cette disruption dans la sécurité de Claude, qui suggérera, en forçant un peu, l’affaire Benalla.
Mais enfin, reconnaissons à l’auteur d’avoir perçu la sourde colère de la Douvre, la détresse de ses habitants qui affirment, par la bouche de Claude, que « cela ne peut plus durer« .
Le roman ayant été écrit avant la révolte des Gilets jaunes, le parallèle peut sembler facile. Il l’est du reste à plusieurs titres, car on voit mal les Gilets jaunes s’éprendre d’une égérie préfectorale qu’ils choisiraient pour leader et porte-parole, eux qui butent, précisément, sur cette question.
Mais tout de même, comment ne pas sourire à l’évocation de l’irruption de ce mouvement auto-discipliné, venu des campagnes ? Comment ne pas sourire à la réaction du philosophe, déçu que le mouvement soit « le fait de péquenots en colère » plutôt que de « l’avant-garde écologiste » (p. 195), mais bien décidé à surfer ce qu’il croit être une vague porteuse ?
Comment ne pas sourire, enfin, à la réaction de Mélusine qui y voit d’abord le racisme, la « préférence douvrienne » et un « productivisme échevelé » (p. 198) ?
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Le lieu-même du départ de feu apparaît a posteriori d’une stupéfiante pertinence : Jean-Baptiste de Froment n’a choisi ni les banlieues sensible des métropoles, ni les centre-villes d’où auraient pu émerger des contestations à la Nuit Debout pour placer le foyer de la sédition.
Il a choisi la Douvre intérieure, que l’on ne peut s’empêcher de lire inférieure, à l’image de la Seine, la Charente et la Loire qui jadis réclamèrent et obtinrent les épithètes un peu plus bankables de maritime ou atlantique.
Que savons-nous de cette Douvre ? Qu’elle est, comme son nom l’indique, loin des côtes. Qu’elle est, nous l’apprend l’incipit, une des seules provinces où « il n’y ait point d’histoire particulière« , qu’elle n’a été « le théâtre d’aucun événement digne de mémoire« , bref, qu’elle est un « département rarement à la fête«  (p. 19), et plutôt qu’une « terre de villes, ni mêmes de villages« , une terre« essentiellement faite de hameaux«  (p. 23). Aux indices laissés par l’auteur, on sait que « la boboïsation n’est pas pour demain«  (p. 59), qu’elle se situe à cent-cinquante kilomètres au sud de Vierzon (p. 123), en « zone libre«  (p. 129).
Cela situerait la Douvre quelque part vers le Limousin ou l’Auvergne mais peu importe : ce qui compte, c’est que le territoire est au centre – au cœur ? – de la France, bien ancrée dans cette diagonale du vide qu’on nous a apprise à l’école, tout à fait symbolique de cette France rurale et/ou périphérique dont nous ont beaucoup parlé les experts ces derniers temps…
Puisqu’il faut terminer, saluons le style de l’auteur, classique et égal, son souci de l’onomastique (ah cette Douvre qui semble aussi lointaine à Claude que le diable… Vauvert !), et ne cédons pas au divulgâchage : laissons au lecteur la découverte du dénouement de l’intrigue, de ces dernières pages, haletantes, sur lesquelles il y aurait tant de choses à dire.
La nature, évidemment, aura raison de tout ce petit monde, de toutes ces petites histoires. Que le lecteur sache seulement qu’ainsi que le veut la sagesse populaire (que Barbara reprendra à son compte), la nature reprend toujours ses droits. D’ailleurs, comme le dit le philosophe (p. 85), « l’heure du retour à la nature«  a sonné.

N. Peuch

Note :
[1] Rappelons ici que les Forges de Vulcain publient également l’humble propriétaire de ce blog, certes distinct de l’auteur de cet article. Nous ne saurions donc prétendre à l’objectivité.