Love’s philosophy, traduction du poème de Shelley
Percy Bysshe Shelley, admirateur de l’antiquité (on renverra aux traductions d’Ozymandias, en vers rimés et en prose, sans doute son poème le plus célèbre), écrivit La philosophie de l’amour (Love’s philosophy) en s’inspirant du poète grec antique Anacréon, connu pour ses chansons à boire… et ses poèmes d’amour. Le poème de Shelley, publié le 22 décembre 1819 dans un numéro de la revue The Indicator de son ami Leigh Hunt, se veut une évocation de l’unité dans la nature et interroge l’être aimé sur la possibilité d’une union.
Le lecteur trouvera ci-dessous une traduction versifiée et rimée du poème, le texte original en anglais, ainsi que deux autres traductions non rimées, ainsi que quelques éléments d’analyse.
Traduction du poème
Philosophie de l’amour
L’eau vive coule à la rivière,
Et les rivières à l’océan ;
Les vents des cieux pour toujours de concert
Soufflent d’un même sentiment ;
Rien n’est seul en ce monde ;
Toutes choses par loi de Dieu
L’une dans l’autre abonde : —
Dis, pourquoi pas nous deux ?
Vois, les monts tendent les lèvres au ciel
et les vagues se perdent dans l’étreinte ;
impardonnable, la fleur fraternelle
qui causerait à sa sœur une plainte :
et le soleil étreint la terre,
le rayon de lune embrasse les flots : —
à quoi bon toutes ces tâches légères,
si ton baiser ne m’ôte pas les mots ?
Le poème dans la langue d’origine (anglais)
Love’s philosophy
The fountains mingle with the river,
And the rivers with the ocean;
The winds of heaven mix for ever,
With a sweet emotion;
Nothing in the world is single;
All things by a law divine
In one another’s being mingle: —
Why not I with thine?
See, the mountains kiss high heaven
And the waves clasp one another;
No sister flower would be forgiven
If it disdain’d its brother:
And the sunlight clasps the earth,
And the moonbeams kiss the sea: —
What is all this sweet work worth,
If thou kiss not me?
Autres traductions
Philosophie de l’amour
L’eau des fontaines se mêle à la rivière
et les rivières à l’océan ;
les vents célestes s’enchevêtrent sans fin
dans une même tendresse ;
Au monde rien n’est seul ;
La loi divine veut que toutes choses
se mêlent les unes aux autres :
— pourquoi pas toi et moi ?
Regarde, les montagnes portent leur baiser loin vers le ciel
et les vagues s’enlacent toutes ensemble ;
nulle sœur florale ne serait pardonnée
pour avoir dédaigné son frère :
et la lumière du soleil embrasse la terre,
et le rayon de lune baise la mer :
— que vaut donc tout ce tendre labeur,
si tu ne m’embrasses pas ?
La traduction qui suit est issue des Œuvres poétiques complètes de Shelley. Tome 3 / traduites [en prose] par F. Rabbe, précédées d’une étude historique et critique sur la vie et les œuvres de Shelley, dans une édition datée de 1907-1909, référencée par la Bibliothèque nationale de France.
Philosophie de l’amour
Les fontaines se mêlent à la rivière, et les rivières à l’Océan ; les vents du Ciel s’unissent pour jamais, avec une douce émotion ; rien dans le monde n’est isolé ; toutes choses, par une loi divine, se mêlent l’une avec l’autre dans un seul être ; pourquoi pas moi avec le tien ? Vois, les montagnes baisent le haut Ciel, et les vagues astreignent l’une l’autre ; nulle sœur, parmi les fleurs, ne serait pardonnée si elle dédaignait son frère ; et la lumière du soleil étreint la terre, et les rayons de la lune baisent la mer. Que valent tous ces baisers, si tu ne me baises pas ?
Éléments d’analyse
Shelley avait d’abord écrit le poème dans un exemplaire d’une autre revue de son ami Leigh Hunt, la Literary Pocket-Book en 1819. Sophia Stacey, autre amie de Shelley ainsi que de sa femme Mary Shelley, put le lire le 29 décembre 1820. On rappellera que Shelley avait dédié son Ode à Stacey, sans que l’histoire précise si leur relation fut plus que platonique.
En 1824 par ailleurs, Mary Shelley reprit le poème pour l’édition posthume des poèmes de son défunt mari intitulée Posthumous Poems, qu’elle dirigea.
Le schéma de rimes du poème est visible : ABABCDCD pour une strophe, EFEFGHGH pour l’autre. Shelley s’inspire de la poésie anacréontique, qui cherche à exposer une philosophie de vie, ici tournée vers l’amour et l’érotisme.
Shelley utilise le tétramètre trochaïque (quatre pieds), type de vers courant, pour développer une imagerie de la nature personnifiée immédiatement évocatrice, qui généralise les fontaines, rivières et vents… renvoyant à une innocence des origines, presque adamique. Cette dimension est renforcée par la métaphore des fleurs, étonnant couple de frère-sœur qui, loin de suggérer l’inceste, correspond à l’idée d’une humanité apaisée, qui n’est peut-être pas sans rappeler les idéaux socialistes du poète. L’innocence du ton est encore renforcée par les répétitions (« mingle », « clasps », « sweet »), qui culmine avec les questions rhétoriques, pleines d’espoir.
Postérité en musique et à la télévision
Le poème a connu diverses adaptations musicales, notamment par le compositeur Roger Quilter (Love’s Philosophy, Op. 3, No 1, 1905).
Il a également eu les honneurs de la télévision : un épisode de la série Les Aventures du jeune Indiana Jones le mentionne. Il s’agit de l’épisode 17, « Vienna November 1908 », dans lequel le jeune Indy (l’acteur Corey Carrier) s’enamoure de la princesse Sophie d’Autriche. Henry « Indy » Jones découvre que la poésie est un moyen d’exprimer des sentiments qu’il découvre tout juste, et lit à haute voix le poème, qui lui permet de se demander s’il n’est pas pour de bon amoureux. Indy lit la première strophe, et c’est sa tutrice Miss Seymour (jouée par Margaret Tyzack) qui récite de mémoire la deuxième.
La saison 2 de Twin Peaks (1990-1991) de David Lynch cite également le poème dans l’épisode The Condemned Woman (épisode 16). Windom Earle, l’ancien agent du FBI, envoie des fragments du poème à Audrey Horne, Shelly Johnson et Donna Hayward qui se retrouvent au relais routier le Bang Bang Bar, où elles rassemblent les pièces du puzzle poétique.
Le poème et sa traduction en image :
Pour d’autres variations poétiques autour de l’amour :
– le poème « Il souhaite les vêtements célestes » de Yeats (avec le vers célèbre « marche doucement car tu marches sur mes rêves »)
– le récit poétique de Rilke, La mélodie d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke
– « since feeling is first » d’ee cummings