le chevalier vert décapité par Gauvain

Sire Gauvain et le Chevalier vert, du poème au récit

Le poème anglais

Sir Gawain and the Green Knight est le nom attribué à un poème sans titre et anonyme issu d’un manuscrit du XIVème siècle conservé à la British Library. Il est regroupé avec trois autres poèmes (PearlPurityPatience), l’ensemble étant considéré l’œuvre d’un seul et même auteur. Au sujet de ce dernier, Tolkien, qui a traduit le texte à partir de l’anglais médiéval, a pu déclarer :

C’était un homme grave et pieux, bien qu’il ne fût pas dépourvu d’humour ; il montrait de l’intérêt pour la théologie, et en possédait quelque savoir, quoique d’amateur, peut-être, plutôt que de professionnel ; il savait son latin et son français, et il était versé en littérature française, aussi bien en matière de romances que de didactique ; son foyer cependant se trouvait dans les Midlands de l’Ouest de l’Angleterre : ainsi nous le démontre son langage, son mètre et le choix de ses décors.

[Introduction à Sir Gawain and the Green Knight, HarperCollins Publishers, 2006]

Le poème compte 2530 vers, répartis sur 101 strophes dont la longueur varie entre 12 et 37 vers dont la structure repose sur l’emploi d’allitérations (répétitions de consonnes) et non de rimes. Ce choix relève d’une brève tentative de « renaissance allitérative » qui reprend en partie les conventions du XIème siècle.

Sire Gauvain et le chevalier vert texte
Salomé reçoit la tête de saint Jean-Baptiste, Le Caravage, vers 1607. Détail.

Le récit a fait l’objet de nombreuses réécritures : on songera à celles de Michael Morpurgo, de Claudine Glot, visant essentiellement le jeune public. Par ailleurs, le film récent The Green Knight (2021), de David Lowery, a pu susciter un regain d’intérêt pour l’œuvre.

Réécriture de Sir Gawain and The Green Knight

Le texte suivant ne se veut pas une traduction fidèle ou même approximative du texte anglais, mais une expérience de réécriture au long cours qui impliquera de multiples mises à jour et corrections : un atelier public d’écriture au service du roman de chevalerie et du mythe arthurien, en quelque sorte. Je cherche néanmoins à suivre le déroulé du récit médiéval (en m’appuyant, entre autres, sur la traduction de Tolkien) et à en conserver des éléments narratifs caractéristiques, notamment dans les références historico-littéraires et l’utilisation des noms (de lieux, de personnages). C’est en partie pour cette raison que j’ai d’abord voulu conserver le titre traditionnel Sire Gauvain et le Chevalier vert, bien que le mot sire en français évoque davantage la royauté que le seigneur féodal, sans doute, et que la tradition française associe Gauvain au titre de « monseigneur ». Mais Gauvain étant aussi désigné par « messire », cette dernière proposition paraît satisfaisante.

Messire Gauvain et le Chevalier vert

1.
Je le sais sans l’avoir vu : Troie est tombée, dévorée par l’incendie, Troie aux fortes murailles ! La cité n’était plus que brandons et cendres lorsque fut jugé celui qui avait causé le désastre, par ruse et tromperie — que sa trahison soit couverte d’opprobre et jamais oubliée.
Alors le noble Énée franchit des pays et des mers, entraînant avec lui les derniers de sa maison illustre, et ils devinrent seigneurs des riches terres de l’Ouest.
Puis ce fut Romulus qui pava sa route somptueuse vers Rome : y prospéra un peuple fier, toujours nommé d’après son premier roi.
De même Tirius se rendit en Toscane, où il fonda des villes ; en Lombardie, Langaberde érigea des castels ; Felix Brutus quant à lui traversa la mer de France, et il établit un grand domaine sur les berges et les collines de Bretagne — terre étrange d’ombres noires et de mélancolie, où le deuil cédait vite à la joie, la joie au deuil.

2.
Je vous l’assure : ainsi fut fondée la Bretagne. C’était un pays de braves, ardents à la bataille et ne reculant pas devant les épreuves. Aux temps anciens, il y en eut de nombreuses : bien des merveilles furent accomplies, là plus qu’ailleurs, pour autant que j’en sois juge. Or me voici vieux. Je n’ai que ma mémoire.
Mais je l’affirme : de tous les rois de Bretagne, Arthur fut le plus honorable — d’autres que moi l’ont dit.
Je raconterai maintenant l’une de ces merveilles, remarquable entre toutes… Oui : l’une des plus étranges aventures du règne d’Arthur !
Écoutez, écoutez patiemment mon conte. Je vous le dirai tel qu’on me l’a rapporté, à la ville. Il est de mailles et d’acier, de bravoure et de fureur ; mais doux, aussi, délicat comme le voudrait l’ancienne tradition.

3.
Noël, Noël ! Le roi tient sa cour à Camelot : voici bien des seigneurs, bien des hommes lige de belle et noble apparence, heureux ! Tous frères jurés de la Table Ronde, en grandes réjouissances. Noël !
Et c’étaient des joutes folles, des tournois à n’en plus finir, mais joyeux ! Les cœurs étaient plus légers encore que les paroles. La cour résonnait de chants, des cercles se formaient pour la danse.
Il y eut un festin magnifique, quinze jours sans quitter la table. Les rires s’échangeaient par-dessus les viandes ; il fallait entendre les plaisanteries, les clameurs, le tapage tout le jour, et toute la nuit les danses. Ce grand bonheur emplissait les hautes salles, débordait dans les charmilles, enveloppait les couples dont les regards se voilaient d’amour. Les chevaliers enlaçaient les dames, des noms étaient chuchotés entre deux soupirs satisfaits, Noël ! On pensait parfois au ciel, à Dieu, jamais à la guerre. Le roi regardait tout cela en souriant, comme je souris moi-même d’y penser.

4.
La nouvelle année devait débuter par un repas disposé sur le grand dais, dans la grande salle où les échos du chœur retentirent bien après la fin de la messe. Les clercs, les laïques avaient chanté avec le même enthousiasme, jusqu’à ce que l’heure fût venue des étrennes : les uns et les autres débattaient, à grand renfort de rhétorique sans queue ni tête, on ne savait plus qui méritait quoi, du plus fou ou du plus sage. On posait des devinettes, dont l’enjeu était le présent le plus tendre : un baiser. Les discours invariablement s’achevaient par des rires, ceux des vainqueurs comme des vaincus.
Le repas servi, ils se lavèrent les mains et prirent place sans souci de préséance, à l’exception de la reine Guenièvre qui avait son siège au centre du dais richement orné, sous le plafond habillé de tentures sublimes dont l‘étoffe provenait de Toulouse, et de tapisseries de Tharsie, brodées avec art et incrustées de gemmes brillantes — toutes authentiques, évidemment.
Mais il y avait plus précieux : les yeux gris de la reine s’attardaient sur l’assemblée. Ses yeux si beaux, si profonds que j’en perdrais la mémoire, si mon récit le permettait.

5.
Mais Arthur ne voulut pas manger que chacun fût servi. Il était jeune alors, avec encore des caprices d’enfant. Il lui fallait la légèreté du corps offert au vent et au soleil. Le sang lui chauffait de rester trop longtemps assis, ou étendu ; il lui semblait en ces moments que sa cervelle était de plomb. Aussi avait-il instauré une autre règle : il ne goûterait à aucun plat en si bonne compagnie avant qu’on ne lui ait raconté quelque histoire étrange ou exaltante, quelque merveille, ô ! en être ému, croire de plus belle à la noblesse des héros, à la chevalerie ! Où étaient, où sont donc les nouvelles aventures ? Qu’un champion s’avance, qu’il lance son défi et qu’un autre vienne à sa rencontre, qu’ils acceptent tous deux les hasards du combat singulier, qu’ils soient frères un instant dans le péril partagé !
Telle était la coutume d’Arthur ; elle le suivait avec sa cour, elle s’invitait à ses festins. Il en était de même en ce jour de nouvel an où il se tenait dans la force de sa jeunesse, alors que, tous, ils avaient la tête aux réjouissances.

6.
Cependant le roi se dressait devant la haute table recouverte du dais, prenant gaiement sa part à la conversation. À gauche de la reine étaient assis Gauvain et son frère, Agravain à la Dure Main. C’étaient les neveux favoris d’Arthur, certes très jeunes, mais cœurs loyaux entre tous, et bons chevaliers. Près du roi, l’évêque Baudoin s’était vu attribué la place d’honneur ; Yvain, fils d’Urien siégeait à côté de lui.
Alentour les autres seigneurs dînaient sur de longues tables, et déjà guettaient le premier plat : il fut annoncé par le chant tonitruant des trompettes, parées pour l’occasion de bannières splendides, soutenues par des roulements de tambours généreux et les mille caresses des flûtes. À les entendre, les cœurs se gonflaient d’un désir vif, presque sauvage, les appétits s’aiguisaient. Les viandes parurent, portées par des assiettes si larges que l’espace manquait pour déposer les soupières sur les nappes blanches.
Les mâchoires s’agitèrent bientôt, et les langues : on apportait la bière et le vin.

7.
Contentons-nous pour notre part d’un peu d’eau… Je sais, votre soif est plus âpre que la mienne. Buvez — ailleurs la musique s’est tue, la faim d’Arthur ne fait que croître.
Les portes s’ouvrirent en grinçant sur un cavalier prodigieux : immense de taille, le tronc énorme, les épaules si larges qu’elles auraient pu supporter le ciel, les membres si longs qu’ils touchaient presque terre. Je mettrais ma main à couper qu’il avait du sang de troll ; un homme pourtant dans son allure, et qui tenait sur un cheval, car sa taille et son ventre restaient bizarrement étroits. Sa physionomie n’était pas moins étonnante, suscitant la rumeur confuse des convives.
Il s’avança devant eux, engeance de la Féerie — un éclat vert habitait sa peau.

8.
Vert l’homme, vert son vêtement : une cotte l’enserrait, discernable sous le grand manteau ourlé de fourrure d’hermine, dont le capuchon retombait autour de sa chevelure bouclée ; ses mollets se dessinaient sous des chausses fines, jusqu’aux éperons bandés de soie d’or brodée. Mais il ne portait aucune chaussure au-dessous.
Verts aussi son ceinturon, et les escarboucles disséminées partout sur son costume et sa selle.
Je m’épuiserais à décrire la moindre broderie, les nuées d’oiseaux qui traversaient les passements, les mouches qui se multipliaient sur le taffetas — de vert et d’or aussi les chaînons du plastron émaillé de sa monture, et l’arçon, et les anneaux du mors, les éperons, le caparaçon. Toute pièce de métal ou de tissu était parcourue de la même lueur, comme enclose dans une émeraude.
Tel cheval, tel maître : l’étalon sous lui, également colossal, arborait une robe d’un même vert brillant. Il rongeait son frein.

9.
L’homme paraissait d’une gaieté folle. Sa longue barbe hirsute remuait en même temps que sa chevelure, dont les plus longues mèches s’enroulaient autour de ses coudes. Cette secousse gagnait le cheval, queue et crinière frémissantes, agitait un semis de clochettes attachées ici ou là, donnant l’impression qu’une averse d’or rebondissait sur une forêt de chair, d’os et de métal.
Qui avait jamais vu pareil cavalier et sa monture ? Personne, dans la grande salle de Camelot, n’osait détourner les yeux. Lui cependant les toisait avec morgue ; une étincelle inquiétante passait dans son regard.
La crainte les saisit.

10.
Il allait à leur rencontre en homme que n’arrêtent ni les armes ni le nombre. Pourtant il ne portait casque, haubert, gorgerin, ni plate telle qu’on commençait d’en voir à l’époque ; pas de bouclier, de massue pour renverser, frapper ou fracasser. Non : les yeux de la foule s’attardaient sur la branche de houx dans la main droite, il paraissait ainsi un émissaire de paix, un envoyé verdoyant de l’hiver.
Mais de la main gauche, il brandissait fermement une hache démesurée, laide, dont la lame étirait près de deux mètres d’acier vert et d’or martelé, et dont la large extrémité brune brillait, menaçante telle la lame d’un rasoir affilé. Le manche quant à lui était un bâton vigoureux renforcé de fer et gravé de motifs élégants, verts comme il se doit, cerclé par une longue lanière qui tombait de la lame jusqu’à l’embout où elle s’enroulait, tressée de glands luisants.
Il traversa la pièce sans opposition, tant il les impressionnait, et parvint à la grande table sans accorder de salut ni d’autre forme d’attention : il les ignorait superbement. Sa première parole, pleine de mépris, ne s’adressait à personne ; elle s’envola au-dessus des convives, leur fit l’effet d’une bourrasque.
« Où est le maître de cette assemblée ? Car ma visite est pour lui, dont la renommée fait l’objet de tant de discours et de curiosités. Je serai reconnaissant qu’on satisfasse la mienne. »
Il daigna enfin contempler les courtisans, les englobant tous dans le feu de sa prunelle ; il cherchait à distinguer le plus illustre parmi eux.

le chevalier vert au festin du roi Arthur
Le Festin des dieux, Giovanni Bellini, Dosso Dossi, Titien, 1514-1529.

11.
Vous me demandez ce que cela signifie — le vert, l’or, toute cette herbe et ce soleil qui brûlent sur ma langue, dans nos gorges, dans vos cervelles. Impatients ! Comprenez que je ne vous berce pas de symboliques sonnantes et trébuchantes : croyez à la branche, à la hache.
S’il était un bourreau ou un ambassadeur, c’est bien aussi ce que voulait savoir la fine fleur de la cour d’Arthur. Ils lui rendaient son regard, des plus proches aux plus éloignés, inquiets et attentifs à ce qu’il ferait ensuite.
Les femmes et les hommes d’alors étaient accoutumés à l’extraordinaire ; mais il s’agissait le plus souvent des aventures d’un seul, dont la foule n’obtenait que des bribes, ou des chansons de seconde main, parfois de troisième. La merveille rarement s’accomplissait en présence de la multitude.
Chacun son idée sur la nature du trouble-fête : manifestation spectrale ou féerique, illusion de pure magie, quoi qu’il en fût aucun ne s’empressa de lui répondre. Leur langue les abandonnait quand bien même leur esprit chevaleresque avait frémi en entendant son ton railleur. Ils demeurèrent cois, accablés d’abord par la puissance de sa voix, puis par leur propre silence qui s’étendait entre eux comme la toile du rêve, où ils s’enfonçaient, dormeurs minuscules.
Oui, plus muets que des pierres — ne les accusez pas de lâcheté. Certains, peut-être, une peur compréhensible les nouait ; d’autres, jusque dans la transe, n’attendaient qu’un mot de leur seigneur et maître. Ils avaient foi en sa jeunesse, image souveraine de la leur.

12.
Arthur ne tremblait pas, au contraire : il observait avec avidité, presque impatience. Toutefois il se contint, étendit ses mains sur le dais, salua d’une voix claire : « Vous êtes le bienvenu, messire. Je suis Arthur, chef de cette maisonnée. Mettez donc pied à terre et prenez place parmi nous, je vous prie. Parlons. Vous nous direz ce qui vous amène, et si nous pouvons vous être utile en quoi que ce soit : je vous accorderai ce qu’il m’est donné d’accorder.
— Je ne suis pas venu pour rester, répliqua le cavalier. Mais j’ai entendu vanter tes mérites, prince, et la splendeur de ton château, et le prestige de ta cour. Partout des compliments ! Mes oreilles sont pleines de bruits de cavalcades, des badineries de l’acier et de l’honneur… Vaillance, vertu, chevalerie : des noms qui donnent à penser… Des noms bruyants. C’est bien là ce qui m’amène, et la branche que je tiens dit assez mon intention : par le ciel, j’apporte la paix, je ne cherche pas querelle. Pourtant, pourtant… Si l’envie m’avait pris de déchaîner une guerre, j’ai chez moi un haubert, un heaume, un écu ; une lance à la pointe acérée et brillante — toutes sortes d’armes que je manie avec une même adresse, je dois dire… Es-tu aussi brave qu’on le clame à la ronde ? Si tel était le cas, tu écouterais mon modeste défi, oh ! un jeu, plutôt, que je veux soumettre à ta bonté. D’ailleurs, n’est-ce pas mon droit légitime ? »
Oui, vous qui grincez des dents : Arthur acceptait le chevalier vert comme hôte — celui que le roi honorait, il s’engageait aussi à lui rendre service, pourvu que ce fût possible sans faillir à des lois plus impérieuses. La coutume, toujours la coutume ! Et la générosité folâtre des hauts princes, même face à l’impertinence. Il faut être sûr de sa force pour cela. Quant à nous, notre monde est parcouru d’un lent frémissement ; les serments ne valent plus rien.
« Messire ! s’exclama le roi. Noble chevalier ! Le combat ne vous sera pas refusé, si tel est votre désir. »
Ah ! vous n’êtes pas dupes ! Arthur n’avait pas le sens du sarcasme, mais il sentait bien quand on se moquait de lui, et des siens, surtout : il le comprenait à cette espèce de pincement au cœur, cette petite gêne qui colle au palais, rend la parole pénible. Alors, que l’on s’asseye à sa table, qu’on y mange et boive, puis qu’on fourbisse ses armes ! Car l’hôte avait également ses devoirs. Tôt ou tard il y aurait des comptes à rendre, et plus mesquin l’affront, plus sévère la réparation.

13.
La réponse vint cependant, malicieuse, perfide : « Ma parole, je ne veux pas d’un combat ! Les bancs que voilà débordent d’enfants encore imberbes. Pas un ici ne pourrait me faire face, à armes égales. Que je chevauche mon meilleur cheval, en grand harnois, aucun ne soutiendrait le choc ! Non, non ! Je ne sollicite de cette cour qu’un aimable passe-temps, puisque nous sommes entre Noël et la nouvelle année, et puisque vous êtes tous si jeunes, si joyeux. S’il en est un parmi vous assez hardi, un seul qui ait le sang assez chaud ou la tête assez folle, rien qu’un qui ose rendre coup pour coup… à celui-là j’offrirai un présent de prix, cette hache ! Elle fait son poids ; il faudra un bras fort. Si l’un de vous se sent l’audace de relever le gant, qu’il s’approche donc, qu’il prenne mon arme ! Je la cède tout de suite et pour toujours, qu’elle soit sienne, et même : je lui accorde le premier coup, oui, tel que vous me voyez, presque nu ! Je promets de ne pas bouger d’un pouce et d’endurer le choc. Prenez garde pourtant de ne pas oubliez ma condition : ensuite, je frapperai à mon tour. Tel est le jeu, telles sont les règles ! Mais, je comprends vos scrupules, et je veux vous être agréable : je consens à un délai d’un an et un jour entre le coup donné et le coup à rendre. Allons, qui répondra ? Venez, maintenant, pressez-vous ! J’attends. »

14.
Il y eut un silence de tombe — de ruines, quand même les oiseaux et les chats sauvages n’explorent plus les vieilles pierres craquelées, où rien ne pousse. Un silence comme le vôtre, qui me regardez d’un œil morne. Serait-ce la nostalgie qui vous pétrifie, ou l’effroi ? Eh, quoi ! Le passé est un fantôme plein de sagesse ; les morts vous parlent par ma voix ! La hache brille sous vos yeux…
Le cavalier s’impatientait, remuait sur sa selle. À la lueur des flammes du foyer, ses pupilles rougies sautillaient pour une danse du diable sous les sourcils verts froncés. Sa barbe balayait l’assemblée, frémissait avec une avidité nerveuse devant tel ou tel chevalier jeunot dont il guettait un signe.
Lorsqu’il fut clair que pas un ne bougerait, il s’étira, de l’extrémité des orteils à la pointe des oreilles, fut pris ensuite d’une quinte de toux mêlée d’un gloussement moqueur et, une fois qu’il eut retrouvé son souffle : « Bon ! C’est donc cela, la maison d’Arthur ! Celle dont on parle avec tant de respect dans d’innombrable royaumes ! Où cachez-vous votre fierté, votre pugnacité ? où, l’esprit de conquête ? la fougue ? Je vois : il a suffi d’une parole pour renverser la Table Ronde, faire tomber de leurs sièges la royauté et la chevalerie ! Le premier coup offert est déjà trop cher payé ! Alors bon appétit, mesdames ! Bonne digestion, mes seigneurs ! »
Son rire éleva sa méchanceté sous les voûtes, les fit trembler, retomba en une myriade d’éclats sur les cœurs, où ils laissèrent des coupures profondes.
Mais vous serrez les poings ? L’envie vous prend de rosser le malappris ? Ne vous fâchez pas, restez assis… assis, j’ai dit !… Le sang monte au visage d’Arthur : la honte brille sur ses joues. Il est furieux.
Il se leva en trombe, et tous avec lui. Ils n’osèrent pas bouger, cependant, quand il se précipita vers le cavalier et se trouva à portée de la hache.

15.
Jeune homme, sans doute, mais roi de vieille race, celle qui lie les bravoures — il s’exclama : « Folies ! Vous débitez des folies, et, puisque vous en réclamez davantage, je dois vous complaire : chacun à ma table est servi selon son mérite ! Aucun des miens n’est impressionné par vos grands mots, aucun… Mais l’échange des cadeaux a eu lieu avant votre arrivée, vous nous prenez au dépourvu : comment répondre à la hauteur de vos façons si charitables ? Comment ? Nous allons voir. Ma main vous est ouverte : donnez-moi votre hache d’armes, chevalier. Si Dieu veut, je vous offrirai la bénédiction qui vous convient le mieux. »
Aussitôt la hache changea de main, si vite qu’elle semblait s’être déplacée d’elle-même, en un instant, et il fallut cligner des yeux pour se convaincre que l’un l’avait reçue de l’autre. Déjà le chevalier vert avait mis pied à terre. Son visage maintenant solennel s’inclinait vers Arthur qui soupesait la hache énorme, s’habituant à son poids, s’étonnant de la sentir si équilibrée entre ses mains : il se préparait à frapper.
L’homme-fée demeurait impassible. Tout près du roi, il paraissait  plus immense encore, le dépassant de plusieurs têtes. Cependant il dégrafa son manteau avec des gestes délicats, comme s’il s’apprêtait très banalement à savourer un verre du vin le plus fin.
Le manteau n’était pas à terre que des voix se firent entendre ; d’abord une simple rumeur puis pour de bons les éclats d’une dispute.

[15.]
Vous êtes familiers du fait, vous : l’un amasse de petites blessures d’orgueil et des rancœurs, comme un dragon son trésor, tant et si bien qu’il en vient à croire que cette patiente accumulation, qui le torture, doit finir par trouver sa compensation. C’est l’avare se figurant qu’une fortune doit lui revenir ; l’amoureux éconduit réclamant un baiser ; le barde médiocre qui prend la pose pour les applaudissements… Que mériterai-je à la fin de mon conte, à votre avis ? Quolibets ou compliments ? Ô, j’espère de vous tout autre prix… Reprenons.
Parmi les convives dont la mine s’était assombrie durant les discours du chevalier vert et du roi, Keu le sénéchal avait sans doute le plus crispé sa mâchoire large et osseuse. Le pli de sa bouche s’était accentué jusqu’à former une sorte de w offensé.
La remarque insidieuse, le persiflage lui étaient naturels, y compris envers Arthur puisqu’ils étaient frères de lait, et leur enfance les avait vus partager des secrets, des découvertes et des déconvenues qu’aucun récit ne saurait épuiser. Mais Keu ne souffrait pas qu’un autre que lui se permît des insolences — Arthur s’était dressé, relevait hautainement le défi.
Alors le sénéchal balança sur son siège, le fit grincer ; il murmura, de façon à ce que ceux assis près de lui entendissent : « Les tables rectangulaires ont des effets pernicieux sur la rate des chevaliers : la bile leur monte et dérègle leurs humeurs. Ou le repas, bien qu’à peine entamé, s’avérait trop copieux si les jambes qui soutenaient les danseurs ne les portent plus quand leur seigneur se tient debout, seul, pour les défendre. »
Oui, Keu aboyait sans trop de précaution, ni charme des fées pour lui prodiguer l’aura ambiguë du chevalier vert. À lui on pouvait répliquer de façon impulsive, et ils étaient quelques-uns à se mordiller les lèvres de frustration.

[15.]
Érec le premier agita ses longs cheveux, et susurra de sa voix douce : « Notre sénéchal, toujours soucieux des règles et des formes, a su montrer l’exemple en mangeant et buvant plus que nous tous. Sûrement le vin excite son courage, les viandes lui chauffent le sang. Il veut bondir et prier le roi de lui céder la place ; privilège qu’il obtiendrait, sans aucun doute, puisque notre seigneur ne lui refuse rien… Messire Keu, je vous en conjure, ne vous levez pas. Faites une entorse à la préséance, laissez-moi demander la hache en votre nom.
— Un instant, Érec, mon ami, intervint Dodinel le Sauvage, écartant ses larges mains comme pour une requête évidente. Songe que je ne suis à la cour qu’en hiver et que le jour de mon départ arrivera vite. Ce n’est pas si souvent que j’ai l’occasion de m’exercer aux armes, surtout en présence de connaisseurs : Érec, mon ami, ne me prive pas du plaisir de manier cette drôle de hache ! en ton nom, cela va de soi.
— Pardon, Dodinel, fit Lucain le Bouteiller. Je me permets de rappeler au sénéchal ainsi qu’à vous autres que le vin que vous avez bu, je l’ai choisi personnellement dans la cave royale. Notre hôte au teint vert n’a pas encore eu droit à sa coupe. Je souhaite donc le servir doublement, en levant le coude contre lui, puis avec lui, au nom de la cour entière.
— Cher bouteiller, répliqua Mador de la Porte, si grand gaillard que personne n’était assis en face de lui, pour qu’il étendît ses jambes sans gêne : avant de l’inviter à boire, il faut d’abord l’inviter à entrer. Tu reconnaîtras que ce rôle me revient, en tant que portier d’Arthur, et au nom de celui-ci.
— Allons, il est bien là, et nous a fait comprendre qu’il ne tenait pas à s’attabler, protesta Bédivère le manchot, tout sourire — il savait que sa beauté amadouait les cœurs les plus secs. Dodinel, le printemps est encore loin, profite de ton siège plutôt que d’envisager de partir si longtemps à l’avance… Érec, notre roi s’est engagé auprès de ton père qu’il ne t’arriverait aucun mal tant que tu serais à Camelot, personne ici ne te verra prendre un coup s’il peut l’empêcher. Non, Keu, ne vous en déplaise : c’est à moi de remplacer Arthur. Vous me devez une faveur, en souvenir du Mont-Saint-Michel… »

[15.]
Cette histoire du Mont-Saint-Michel est fameuse : je ne vous ennuierai pas à la redire maintenant… Vous haussez les sourcils ? Vous voudriez que je vous rafraîchisse la mémoire ? Oh, j’aimerais, j’aimerais beaucoup, mais cela nous entraînerait trop loin, je m’embrouillerais dans mes fils, l’esprit me manque pour arpenter plus d’un labyrinthe à la fois… Sachez seulement qu’un chat géant faisait ses griffes au Mont-Saint-Michel, et que Bédivère, comme je disais, était manchot. 
Il n’eut d’ailleurs pas le dernier mot. Son charisme suscita un certain trouble, qui passa sur ses pairs avec une grâce de feuille au vent. Mais Grisandole, chevalière venue de Rome qui était presque aussi grande que Mador, ne se laissait pas décontenancer pour si peu ; elle avait fourbi son argument :
« La hache est à deux mains, dit-elle à Bédivère. Or, il t’en manque une. Ce n’est pas te faire injure que le constater et le regretter. Car en pareilles circonstances il vaut mieux mettre toutes les chances de notre côté : un géant est plus à ma portée que la vôtre à tous, hormis Mador dont la fonction à la cour est trop importante pour risquer d’en priver Arthur… Souvenez-vous que le coup donné sera rendu ! Je ne suis pas attendue de sitôt sur le continent. Si j’étais gravement blessée, je pourrais demeurer ici le temps nécessaire à mon rétablissement. Cela me conviendrait : Keu a promis de m’instruire à l’administration de Camelot, savoir précieux et exemplaire, dont Rome a le besoin. Quand un devoir sert l’autre, l’honneur est satisfait. »
N’est-ce pas que le propos montrait de l’entregent ? Flatté, Keu tourna vers Grisandole un menton large et approbateur.

[15.]
Un débat aussi avait lieu autour du dais blanc, mais tacite : Agravain regarda l’évêque Baudoin, qui joignit les mains et regarda la ciel ; Yvain regarda Gauvain. Les yeux interrogateurs de celui-ci allèrent à la reine, qui consentit d’un frémissement à peine perceptible des lèvres ; car telle était sa manière, de ne jamais manifester d’émotion trop vive ou d’opinion trop forte en présence de la cour. Seuls ceux qui gagnaient sa confiance avaient droit à ces signes discrets qui devenaient pour eux des commandements. Gauvain, neveu préféré d’Arthur, était de ceux-là.
Il quitta son siège avant que le sénéchal eût pu désigner un champion ; en deux pas il fut aux côtés de son oncle, et présentant ses mains ouvertes :
« J’ai à formuler une requête toute simple : et croyez-moi, avec des sentiments très humbles, que d’autres que moi sauraient embellir avec talent et raison ; car il ne suffit pas de vouloir ni d’être sincère pour mériter. Pourtant, je vous prie de me laisser prendre la part du péril. »
Le roi, toujours furibond, tourna la hache vers l’importun, comme s’il allait frapper.

16.
Oui, Gauvain était le neveu préféré d’Arthur, mais l’affectation et la faveur royales portent avec elles de cruautés, qui concernent davantage les équilibres fragiles du pouvoir que les personnalités. Neveu préféré… qu’est-ce dire ?
Gauvain était fils du roi Lot d’Orcanie et d’Ana Pandragon — Ana, peut-être Morgana, puisque ces affaires de famille sont obscures. Les mariages décident les alliances et les politiques, et les femmes mariées trop jeunes ont parfois des envies de fuite, de renaissance. Lot, sombre et changeant, régnait sur des îles tout au nord de la Bretagne… des rochers, des mers que lui disputaient pirates et monstres marins.
D’abord il avait voulu combattre l’influence grandissante d’Arthur, ce qui ne signifiait pas grand-chose pour de lointains voisins. Mais Gauvain, fils rebelle, avait rallié Arthur contre son père : d’où les honneurs, d’où aussi une espèce de défiance. Oncle et neveu ne comptaient pas tant d’années d’écart et le premier, se sentant au sommet de sa force, jalousait quelque peu cette nouvelle jeunesse qui s’avançait déjà, conquérante, irrésistible en apparence.
Or c’est lui, roi des Bretons, qui l’avait voulue ! Lui qui la souhaitait exemplaire. Ses traits se détendirent, il écouta la plaidoirie qui se poursuivait.
« Pardonnez, seigneur, l’audace qui me pousse devant vous. La courtoisie m’imposait de demeurer à table, en hôte respectueux. Je ne l’ignore pas. Cependant la reine m’a permis de vous rejoindre et d’exposer mon embarras… Je dis : embarras, mais il doit y avoir un mot meilleur pour désigner ce sentiment-là ; mes frères d’armes me le souffleraient sans doute…
Nous sommes tous à votre service. Aussi, je ne trouve pas convenable de garder le silence au moment où un défi est lancé chez vous — chez nous ! Et vous voulez le relever en personne ! Nous connaissons tous votre courage, non par de vagues récits : par le témoignage de nos yeux. Mon propre père a ployé le genou devant vous ! Or, regardez-nous : notre valeur s’épanouit par la vôtre. Et nous resterions immobiles ?
Notre espérance est dans la justice, la droiture. Nous croyons que la beauté n’est pas vaine pour celui qui la cherche. Nous sommes prêts à nous battre pour cela ; qu’importent les forces en présence, le lieu, l’heure.
Et moi — je suis le plus faible de corps et d’esprit, je le déclare sans honte… et donc, entre tous, celui qui a le moins à perdre, celui dont la perte serait dérisoire. Chacun ici sait que tout mon titre de gloire tient à ce qu’un peu de votre sang coule dans mes veines. Vous êtes mon oncle. Cette vertu-là, j’en suis fier, sans y être pour rien. En ai-je d’autres ? Il me faut une occasion de l’apprendre… la voilà. Un coup pour un autre — non, c’est trop peu, trop quelconque pour notre roi. Donnez-moi la hache, puisque je suis le premier à la demander, puisque mes raisons sont bonnes… Ou si je me trompe, que la cour en soit juge ! »
Cette dernière sortie emporta l’adhésion générale : la foule adore se acclamer, quand dépend d’elle un spectacle à moindre prix. N’êtes-vous pas d’accord ? Oui ? À la bonne heure !
Gauvain reçut une approbation tonitruante : de Galessin, d’abord, duc de Clarence, à qui le vin montait vite à la tête et qui n’avait rien dit auparavant parce qu’il n’était pas certain que le chevalier vert fût réel, et non un produit de son ivresse ; puis de Sagremor le Desrée, le chevalier de Constantinople qui entendait mal la langue de Bretagne et se sentait enjoint à manifester un enthousiasme toujours débordant, par crainte de vexer ses hôtes ; d’Énadain, chevalier nain et proche ami de Gauvain, qui s’était jusque-là retenu de parler en sa faveur.
Après leurs voix d’autres aussitôt s’élevèrent : du Laid Hardi, du Beau Couard, les deux compères ; de Hervi de Rivel et Bretel, protecteurs de la Table Ronde aux cheveux grisonnants… Tant de noms qui sonnent comme l’épée sur l’écu ou des appels de cor, ou l’espérance proclamée du gonfanon de sinople.
À la fin tout le monde approuve : que la tête couronnée ne prenne pas le risque, elle est à tous et pour cela trop précieuse ; que la tête blonde soit mise en gage. Que le meilleur gagne au jeu des fous !

17.
Arthur sourit, de mauvaise grâce. Le temps donc était venu : on lui retirait l’héroïsme au nom du devoir, avec l’assentiment de sa reine impassible. Il ne pouvait que consentir puisqu’ils étaient tous d’accord, et que ce beau consensus s’avérait le fruit d son règne, que celui-ci même prenait son sens pour de telles occasions. Mais debout devant lui Gauvain allait un peu trop vite en besogne ; un roi ne retournait pas s’asseoir simplement intimé par l’enthousiasme. La hache restait dans sa main, et avec elle le symbole.
Il y en avait un autre qu’il lui revenait de partager à son gré, sans le posséder ni le perdre, et d’un mouvement rapide de la main il donna sa bénédiction : « Que ton poing soit ferme comme ton cœur » dit-il, et de l’autre il remit la hache que Gauvain leva sans trembler, à la vue de tous.
« Neveu, je crois volontiers que tu sauras frapper, en chevalier de ma cour, et soutenir le choc des représailles », ajouta Arthur.
À présent il n’éprouvait plus d’appréhension. Les paroles, les gestes rituels l’en avait purgé. Sans plus rien montrer d’émotions il reprit sa place auprès de la reine ; mais il ne croisa pas son regard, ni celui d’aucun autre de la tablée.
Gauvain cependant marchait dans l’ombre du chevalier vert. Un calme étrange l’avait saisi : il se sentait déjà satisfait, nom de l’honneur qui lui était fait, mais du devoir qu’il accomplissait, de la légitimité dont il retirait son courage. Tout était bien.
Aussi la grande ombre sur lui ne l’impressionnait-elle pas. Elle ne pesait pas davantage que la promesse absurde du coup rendu dans un an. Il y avait la réalité de la hache entre ses mains, qui n’était ni une illusion ni une arme de jeu d’enfant, fragile et émoussée. Il frapperait pour tuer — le désir de vaincre s’épanouissait en lui maintenant que la cour regardait, espérait, et qu’Arthur avait choisi. Confiance oblige.
Le chevalier vert avait tout observé d’un air amusé. Une malice brillait dans son œil depuis que le jeune homme blonds aux traits délicats s’était interposé, et il avait entendu les discours, les clameurs, et peut-être les voix intérieures des uns et des autres, dans ce qu’elles avaient de plus mesquin et vulnérable. Mais il avait ses propres rituels ; les noms pour lui avouaient quelque chose des êtres, et la façon de les prononcer.
« Avant toute chose messire, dit-il, répète-moi qui tu es, sans rien dissimuler, et les règles de mon jeu ; car je veux ta parole pleine et entière que tu acceptes mes conditions.
— Je ne suis que Gauvain, chevalier de la Table Ronde. Vous avez dédaigné notre repas, seigneur, mais en guise de buffet voici votre hache : je gage qu’elle vous restera en travers de la gorge.
— Ah ! Tu es bien le fils de Morgane ! Je suis content, oui, très content que tu te sois dévoué. Allons, répète encore les règles !
— Je vous frapperai une fois, répliqua Gauvain sans se démonter, puis, dans un an, jour pour jour, vous me frapperez à mon tour, avec l’arme de votre choix. Je jure que cela sera, par ma foi, par mon nom, devant toute la cour !

18.
— Bien dit, bien dit ! Quant à moi, je suis satisfait — je le jure sur ma vie ! — que tu sois celui par qui m’est accordée la faveur, somme toute modeste, dont ton roi ici présent se porte garant. Toutefois, j’avais omis des détails… Ajoute à ton serment que tu t’engages à me chercher dans un an, toi seul, au lieu où tu auras le plus de chance de me trouver, quand bien même ce lieu serait loin d’ici. Là-bas seulement tu seras délivré de notre affaire, et nous verrons alors si mon bras vaut le tiens, ou s’il y a surenchère !
— Et où aller ? Vous changez vos règles à votre fantaisie ! se récria Gauvain. Bah ! Je ne reculerai pas. S’il le faut, je me rendrai chez vous : dites-moi donc votre nom, celui de votre fief — je découvrirai le chemin, fût-il caché. Telle est ma promesse, tel est mon serment.
— Tu désapprouves, mais donnes ta parole tout de même ! Pour cette belle impétuosité, je t’appellerai Gauvain le courtois. Tu me plais. Voici donc ma dernière offre : si, après que tu m’auras frappé, ma langue s’agite encore avec assez de verve, elle te dira quel est mon titre, mon fief et mon lieu de séjour. Tu pourras alors partir en quête et sceller notre accord. Si au contraire les mots me manquent, libre à toi de demeurer parmi les tiens, vainqueur et bienheureux… Allons, brandis la hache ! Sa lame s’assombrit et réclame. Frappe ! Qu’elle tranche le fil qui lie nos destins.
— Comme il vous plaira », répondit doucement Gauvain, qui mimait déjà le coup.

19.
Regardez les flammes : un éclat d’émeraude s’y dresse. Le chevalier vert paraît soudain plus petit. Il attend. Il incline lentement la tête, soulève ses longues mèches, roule les boucles entre ses doigts, les relève de part et d’autre de ses oreilles : la peau nue de son cou apparaît lisse et fine, comme celle d’une demoiselle. L’air moqueur s’est retiré de son visage, remplacé par une expression de sérénité qui devrait sembler grotesque, venant de lui, néanmoins l’assemblée éprouve subitement un vague embarras. Quelques-uns songent à Dieu ; d’autres, à David et Goliath. Un cri de protestation hésite sur les lèvres, il faudrait empêcher un crime — trop tard, trop tard ! Gauvain a avancé la jambe gauche, il prend son appui. Les muscles se tendent, la hache va en arrière, monte, avec elle s’envole sa lueur changeante qui brille un instant contre la peau découverte. Une ombre grandit entre la chair et l’os, la lame achève sa course, fend le dallage. La tête tombe et heurte une table, rebondit sur le sol où elle roule vers les pieds des convives qui les en écartent hâtivement, elle n’arrête pas de rouler tandis que le sang d’un vert sombre jaillit par arcs brusques.
Le corps restait debout, pareil à une statue romaine mutilée, mais glorieuse. Le temps était suspendu — la tête poursuivait son cercle, la carcasse demeurait immobile —, Gauvain ne lâchait pas la hache, sans pour autant s’efforcer de l’extraire. Il se voyait au bord d’un abîme, pris d’un vertige.
Soudain le corps bougea, d’une enjambée rejoignit la tête, la saisit vivement puis s’en retourna au cheval placide et sombre, cependant que les convives se levaient comme un seul homme dans un frisson indigné.
Le chevalier vert remonta en selle, les pieds solides dans les étriers, d’une main tenant les rênes, de l’autre secouant la tête ensanglantée. De nouveau immense, de nouveau terrible, il versait son sang et se tenait sur sa monture aussi bien que s’il était indemne. Les fers des sabots tintèrent sur les dalles.
Alors le visage vert grimaça, ses paupières battirent énergiquement sur ses yeux exorbités. Ils toisèrent la foule entière, puis Gauvain seul. La bouche s’ouvrit sur un jet de salive et de sang ; elle parla :
« Cherche la Chapelle Verte, Gauvain le courtois. Elle se situe au centre de mon domaine. Puisque tu m’as infligé une belle entaille, je te suis redevable : au premier matin de l’année prochaine, nous serons quittes ! N’oublie pas : demande le chevalier de la Chapelle Verte, tu rencontreras bien quelqu’un qui saura te guider. Quelqu’un, ou quelque chose ! J’ai ta parole et des témoins : viens à moi ! Ou tous t’appelleront Gauvain le couard ! »
Un rugissement méchant s’échappa encore des lèvres. Puis, sa tête à la main, le chevalier vert partit au galop, franchit les portes en soulevant des étincelles qui s’attardaient en l’air avant de disparaître.

20.
Lorsque l’écho de la cavalcade se fut tu, ils se rassirent tous, hormis Gauvain. Un nouveau murmure agitait les tablées : on fouillait dans les mémoires, on s’interrogeait, toi, Érec, sais-tu ? Toi, Bédivère ? Sais-tu ? Et toi, Dodinel ? Sais-tu où est la Chapelle Verte ? Pas un pour répondre. Bien que jeunes, ils avaient chacun leur content de voyages, mais par des routes trop connues encore. Ils n’avaient pas assez l’expérience des chemins de traverse, des gués secrets, des fourrés dans lesquels se tailler un passage requiert plus d’efforts qu’une journée de tournoi. C’était pour de telles occasions d’errances que les chevaliers affluaient à la cour d’Arthur ; ils enviaient Gauvain. Moins prompt à ces songeries, Keu se souvenait de ses prérogatives de sénéchal et aboyait des ordres : que l’on nettoie le sol du sang verdâtre, que l’on apporte à manger !
Des plats chauds arrivèrent, et cette fois Arthur en prit sa part, avec appétit. S’il était inquiet ou envieux, il n’en montra rien. Il était roi ; son chevalier s’était bien comporté, il était satisfait.
« Neveu ! s’exclama-t-il. Dans un an, ta quête accomplie, nous accrocherons ta hache sur une des tapisseries de la grande salle. Elle prouvera ta valeur et nous inspirera tous. En attendant, viens manger ! La reine te veut auprès d’elle, et moi aussi. Ah, quelle journée ! Les rires, les chants et les danses font mes délices, mais pas moins qu’une viande en sauce après un prodige ! »
L’abîme se referma dans l’esprit de Gauvain. Les paroles d’Arthur l’avaient rendu à lui-même. Il rassembla ses forces, parvient enfin à arracher la hache de la dalle. Son éclat maintenant était terne, comme une forêt sous l’orage — mais cela, c’était son ventre qui grondait, affamé par l’effort fourni. Souriant, il obéit à son roi.

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