Un long voyage, la langue comme patrie ?

Quelle langue nous peuple, quelle langue peuplons-nous ?
C’est avec de telles questions que je commence la lecture du roman de Claire Duvivier, qui rejoint le petit cercle des Forgerons, soit les auteurs des éditions Aux Forges de Vulcain (dont je fais partie, pour tout dire, donc n’attendez pas ici d’objectivité…).
Comme il n’est pas question que je divulgâche l’intrigue, pour ainsi dire, je me contenterai sagement d’évoquer à grands traits le premier chapitre dans les lignes qui suivent, pour ce qui ne saurait être de ma part,  évidemment, qu’une invitation au voyage…
 
Couverture par Elena Vieillard.
Résumé de l’éditeur
 
Issu d’une famille de pêcheurs, Liesse doit quitter son village natal à la mort de son père. Fruste mais malin, il parvient à faire son chemin dans le comptoir commercial où il a été placé. Au point d’être pris comme secrétaire par Malvine Zélina de Félarasie, ambassadrice impériale dans l’Archipel, aristocrate promise aux plus grandes destinées politiques. Dans le sillage de la jeune femme, Liesse va s’embarquer pour un grand voyage loin de ses îles et devenir, au fil des ans, le témoin privilégié de la fin d’un Empire.
Dans ce conte merveilleux, relatant une vie entière avec un art consommé du suspense, et un talent inouï pour mêler humour et lyrisme, naît une nouvelle voix majeure de la fantasy.

Pour en découvrir plus

Par ailleurs, le lecteur curieux pourra partager avec Claire Duvivier son esprit de curiosité, au cours d’une conversation avec l’éditeur David Meulemans, ou encore l’écouter présenter le livre.
Le site Un dernier livre avant la fin du monde propose en outre une chronique très complète et tout à fait réjouissante du roman.

Heureux qui comme Liesse

Comment faire le récit de ce qui change en nous, par volonté et événement, rencontre… de ce qui donc nous change avec des mots que nous voudrions utiliser à bon escient mais qui, sans doute, trahissent ?
Ulysse on le sait mit dix ans à revenir d’une guerre, raconter à Pénélope tout ce qu’il a enduré : « Et il dit tout, et elle se réjouissait de l’entendre, et le sommeil n’approcha point de ses paupières avant qu’il eût achevé. » C’est que le retour (vers soi-même) serait incomplet sans le récit du voyage à un témoin attentif.
Cependant Liesse, le narrateur d’Un long voyage, présente d’emblée son récit comme un acte de rupture avec non seulement un passé routinier, mais tout un pan de la fiction traditionnelle :

Gémétous, ma hiératique, c’est pour toi que j’allume cette lanterne, que je sors ces feuilles, que je trempe cette plume dans l’encre. À vrai dire, je me lance dans cette entreprise sans savoir si je pourrai la mener à bien : il y a fort longtemps que je n’ai pas couché des mots sur le papier et, même à l’époque où cette tâche m’était quotidienne, mes oeuvres se limitaient à des rapports et procès-verbaux. Mais après tout, ce n’est pas une épopée que tu m’as demandée ; toi, tu veux la vérité sur Malvine […]

La vérité préférée à l’épopée, et cela dans le cadre même de la fiction : il s’agit d’écarter dès les premières lignes le risque du malentendu dans le contrat de lecture. La voix épique de l’aède mythifiée célébrant le héros classique et national doit en effet susciter le doute (c’est trop beau pour être vrai), tandis que le fonctionnaire appliqué, dans l’intimité, assume une parole de la modestie, de la prudence rhétorique, qui reflète un parcours personnel et s’ancre dès les premières pages dans un cadre familial complexe.

Ulysse 31 est une réinvention en dessin animé du héros classique
Image du générique d’Ulysse 31 (1981-1982), dessin animé franco-japonais.

Liesse, enfant abandonné, ne l’est donc pas en raison d’une naissance élective qui le vouerait à la puissance et à la gloire. Mais il doit son devenir (plutôt que son destin) à un hasard et au bagou de sa mère déterminée à le remettre en esclave aux mains de représentants d’un Empire, dans une petite scène de comédie :

Elle relata les malheurs ayant frappé notre famille et notre peuplement, mêlant quelques expressions en armique à ses longues tirades dans notre dialecte, d’où ressortait principalement le mot tabou, tabou, tabou. Après avoir essayé en vain de l’interrompre, le plus âgé des impériaux l’écouta avec lassitude tandis que le plus jeune, paraissant avoir quelque connaissance des langues insulaires, lui expliquait les points les plus obscurs de ce monologue. Puis il se tourna vers ma mère pour lui dire, dans un dialecte heurté, qu’ils ne pouvaient pas l’aider, que le comptoir ne signait plus de contrats de ce genre, qu’ils étaient pour ainsi dire devenus tabous dans l’Empire. Ma mère prit un air choqué et, s’imaginant que ces deux-là lui mentaient parce qu’ils ne voulaient pas de moi, parce qu’ils me trouvaient trop jeune ou pas assez vif, elle partit dans un maquignonnage éhonté, arguant que je savais compter, et chanter, et danser, vantant au passage ma grande taille, mes beaux cheveux, mes traits fins. Je ne suis pas sûr que tout cela t’intéresse vraiment, Gémétous ; tu dois même penser que je me moque de toi.

Des personnages qui parlent des langues différentes, se comprennent mal, s’offusquent, se soupçonnent et se permettent de pieux mensonges : l’entrée dans l’Histoire et le récit se fait non par quelque grand fait tragique, mais par l’incident et le discours d’une mère vexée.

Les films américains véhiculent une image de la liberté... américaine !
Paul Newman dans Luke la main froide (1967), une certaine image de la liberté à l’américaine

On relèvera que cette vérité-là l’emporte sur les détails et que le portrait physique du narrateur n’est logiquement qu’esquissé. Il importe peu ici qu’il ressemble à ceci ou cela, mais que le monologue maternel soit convaincant : c’est déjà pour le narrateur une forme de politique, ou disons d’idéologie. L’enfant est l’objet d’un marchandage, et à travers lui on devine les rapports de force qui existent entre l’Empire et l’Archipel, et sans doute la crainte du conflit.
Un peu plus loin, d’ailleurs, l’enfant Liesse fait face à un autre représentant de l’Empire et pressent que la maîtrise du langage est essentiel pour apaiser les tensions :

Je pense que Pondaire se serait mis à hurler s’il ne m’avait pas vu accroupi dans un coin de la pièce à grignoter l’en-cas que m’avait préparé Prouesse, la domestique qui avait fait l’interprète pour ma mère ce jour-là. Il m’observa attentivement et finit par me demander, d’un ton qui se voulait adouci, comment je m’appelais, ce que j’étais en train de manger, où je dormais. Si, en arrivant, je n’avais que des rudiments de langue impériale – celle-ci se faisait entendre jusqu’au plus reculé des peuplements –, j’étais maintenant plus à l’aise ; je répondis néanmoins en mesurant mes mots, car je sentais bien que les adultes étaient tendus.Pondaire se tourna ensuite vers Vilherbe et lui fit remarquer que je parlais assez bien l’armique.

La parole, encore une fois, est déterminante, et il est suggéré que l’apprentissage d’une langue étrangère change le narrateur, et de façon rapide. Ce d’autant plus qu’en s’appropriant du langage de l’Empire, l’enfant de l’Archipel s’imprègne aussi de ses récits, ceux d’une puissance dominante est donc en situation de multiplier les moyens de séduction. On ne s’étonnera pas que les représentants de l’Empire, lorsqu’ils s’efforcent de se montrer amicaux et pédagogues, se retrouvent presque à leur insu à servir un récit arrangé de l’Histoire :

C’était un jeune homme d’une grande douceur, qui ne manquait jamais de me raconter des histoires le soir : parfois, il s’agissait de contes et de légendes du continent, mais le plus souvent, c’était des épisodes des annales de l’Empire. J’aimais ces récits pleins de fureur et de batailles, et de paysages plus vastes que je n’aurais pu l’imaginer […]

« Fureur et batailles », c’est de nouveau l’épopée qui est mise à mal parce qu’elle est complaisante, et que l’imagination qu’elle encourage, toute guerrière qu’elle soit, est en fait moralement désarmante. Liesse le narrateur constate ainsi que Liesse enfant oublie aisément son statut d’esclave, donc la vérité, au profit du fantasme. C’est au fond une façon de renvoyer le lecteur à son propre rapport à l’imaginaire et au rôle qu’il lui accorde, et c’est un avertissement : en servant un empire, montrait déjà Le Rivage des Syrtes de Gracq, on n’en nourrit peut-être que le fantôme.

Mystique des X-Men représente à elle seule les mutants et l'adaptation
Mystique en pleine métamorphose dans X-Men : Dark Phoenix (2019) : changer d’apparence, changer de langue.
D’ailleurs il semble que le narrateur lui-même se démultiplie, à ce moment de l’histoire, que l’enfant lui devienne un étranger dont il commente la progression et les erreurs avec une espèce de tendresse compatissante :

Personne ne me parlait jamais de mon statut, même s’il n’était un secret pour personne. Je n’y voyais qu’une broutille administrative qui m’intéressait peu : l’esclavage n’était pas une chose réelle à mes yeux ; ce n’était qu’un bref chapitre dans les livres d’histoire. Bref, car ce que je savais de l’histoire de l’Empire restait tiré des livres d’histoire… de l’Empire. Une vision glorieuse qu’on s’efforce de ne pas entacher de sombres détails : asservissement, guerres, génocides, assimilation forcée de cinq provinces par une sixième, expansion au-delà des mers. Merle, et surtout Dalione, m’enjoignaient de prendre un peu de distance vis-à-vis de ces récits, mais, même si je comprenais leurs préventions, j’y voyais une forme de modestie de leur part – c’est dire ma méconnaissance de la psychologie continentale. Et je restais, assez profondément, patriote d’une patrie qui n’était pas la mienne. Elle était nimbée d’un mystère qui m’attirait irrémédiablement, et j’aurais tout donné pour être de plein droit un sujet de cet Empereur disparu depuis des temps immémoriaux […].

L’emploi du passé, ici, est assez marqué pour suggérer de ruptures à venir et des leçons à tirer. La langue des livres mensongers pousse le lecteur à se méfier et à s’interroger sur celle du narrateur : d’où nous parle-t-il, à la suite de quelles métamorphoses ? Où donc le voyage du titre nous emmène-t-il, vers quelle identité, quelle langue déniaisée ? Je ne devine ici que quelques pistes… car un personnage féminin apparaît explicitement comme l’autre sujet du récit, Malvine, dont l’apparition est retardée par digressions, avec malice…
 
À lire en complément :
Le Sang de la Cité, premier roman d’une hexalogie écrite par Claire Duvivier et Guillaume Chamanadjian
[1] Homère, L’Odyssée, Rhapsodie XXIII, traduction Leconte de Lisle, A. Lemerre, 1893