Un long voyage, la langue comme patrie ?
Couverture par Elena Vieillard. |
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Heureux qui comme Liesse
Gémétous, ma hiératique, c’est pour toi que j’allume cette lanterne, que je sors ces feuilles, que je trempe cette plume dans l’encre. À vrai dire, je me lance dans cette entreprise sans savoir si je pourrai la mener à bien : il y a fort longtemps que je n’ai pas couché des mots sur le papier et, même à l’époque où cette tâche m’était quotidienne, mes oeuvres se limitaient à des rapports et procès-verbaux. Mais après tout, ce n’est pas une épopée que tu m’as demandée ; toi, tu veux la vérité sur Malvine […]
Image du générique d’Ulysse 31 (1981-1982), dessin animé franco-japonais. |
Liesse, enfant abandonné, ne l’est donc pas en raison d’une naissance élective qui le vouerait à la puissance et à la gloire. Mais il doit son devenir (plutôt que son destin) à un hasard et au bagou de sa mère déterminée à le remettre en esclave aux mains de représentants d’un Empire, dans une petite scène de comédie :
Elle relata les malheurs ayant frappé notre famille et notre peuplement, mêlant quelques expressions en armique à ses longues tirades dans notre dialecte, d’où ressortait principalement le mot tabou, tabou, tabou. Après avoir essayé en vain de l’interrompre, le plus âgé des impériaux l’écouta avec lassitude tandis que le plus jeune, paraissant avoir quelque connaissance des langues insulaires, lui expliquait les points les plus obscurs de ce monologue. Puis il se tourna vers ma mère pour lui dire, dans un dialecte heurté, qu’ils ne pouvaient pas l’aider, que le comptoir ne signait plus de contrats de ce genre, qu’ils étaient pour ainsi dire devenus tabous dans l’Empire. Ma mère prit un air choqué et, s’imaginant que ces deux-là lui mentaient parce qu’ils ne voulaient pas de moi, parce qu’ils me trouvaient trop jeune ou pas assez vif, elle partit dans un maquignonnage éhonté, arguant que je savais compter, et chanter, et danser, vantant au passage ma grande taille, mes beaux cheveux, mes traits fins. Je ne suis pas sûr que tout cela t’intéresse vraiment, Gémétous ; tu dois même penser que je me moque de toi.
Paul Newman dans Luke la main froide (1967), une certaine image de la liberté à l’américaine… |
On relèvera que cette vérité-là l’emporte sur les détails et que le portrait physique du narrateur n’est logiquement qu’esquissé. Il importe peu ici qu’il ressemble à ceci ou cela, mais que le monologue maternel soit convaincant : c’est déjà pour le narrateur une forme de politique, ou disons d’idéologie. L’enfant est l’objet d’un marchandage, et à travers lui on devine les rapports de force qui existent entre l’Empire et l’Archipel, et sans doute la crainte du conflit.
Un peu plus loin, d’ailleurs, l’enfant Liesse fait face à un autre représentant de l’Empire et pressent que la maîtrise du langage est essentiel pour apaiser les tensions :
Je pense que Pondaire se serait mis à hurler s’il ne m’avait pas vu accroupi dans un coin de la pièce à grignoter l’en-cas que m’avait préparé Prouesse, la domestique qui avait fait l’interprète pour ma mère ce jour-là. Il m’observa attentivement et finit par me demander, d’un ton qui se voulait adouci, comment je m’appelais, ce que j’étais en train de manger, où je dormais. Si, en arrivant, je n’avais que des rudiments de langue impériale – celle-ci se faisait entendre jusqu’au plus reculé des peuplements –, j’étais maintenant plus à l’aise ; je répondis néanmoins en mesurant mes mots, car je sentais bien que les adultes étaient tendus.Pondaire se tourna ensuite vers Vilherbe et lui fit remarquer que je parlais assez bien l’armique.
C’était un jeune homme d’une grande douceur, qui ne manquait jamais de me raconter des histoires le soir : parfois, il s’agissait de contes et de légendes du continent, mais le plus souvent, c’était des épisodes des annales de l’Empire. J’aimais ces récits pleins de fureur et de batailles, et de paysages plus vastes que je n’aurais pu l’imaginer […]
Mystique en pleine métamorphose dans X-Men : Dark Phoenix (2019) : changer d’apparence, changer de langue. |
Personne ne me parlait jamais de mon statut, même s’il n’était un secret pour personne. Je n’y voyais qu’une broutille administrative qui m’intéressait peu : l’esclavage n’était pas une chose réelle à mes yeux ; ce n’était qu’un bref chapitre dans les livres d’histoire. Bref, car ce que je savais de l’histoire de l’Empire restait tiré des livres d’histoire… de l’Empire. Une vision glorieuse qu’on s’efforce de ne pas entacher de sombres détails : asservissement, guerres, génocides, assimilation forcée de cinq provinces par une sixième, expansion au-delà des mers. Merle, et surtout Dalione, m’enjoignaient de prendre un peu de distance vis-à-vis de ces récits, mais, même si je comprenais leurs préventions, j’y voyais une forme de modestie de leur part – c’est dire ma méconnaissance de la psychologie continentale. Et je restais, assez profondément, patriote d’une patrie qui n’était pas la mienne. Elle était nimbée d’un mystère qui m’attirait irrémédiablement, et j’aurais tout donné pour être de plein droit un sujet de cet Empereur disparu depuis des temps immémoriaux […].
Merci pour ta lecture, Thomas ! Je me réjouis que tu aies choisi cet angle du langage car c'est une thématique qui m'est chère.