The Frost-Giant’s Daughter – une nouvelle de Conan le Cimmérien

 
La Fille du géant du gel (The Frost-Giant’s Daughter) est une nouvelle mettant en scène Conan le Cimmérien, écrite par son créateur Robert E. Howard (1906-1936). Celui-ci tenta en vain de faire publier le texte en 1932 et n’en publia une version modifiée qu’en 1934, sous le titre Gods of the North : c’est semble-t-il cette version qui sert de base à ma traduction. Des traductions françaises existent du tapuscrit original de Howard, par François Truchaud et Patrice Louinet (notamment en Livre de Poche), ainsi que plusieurs adaptations en comics et BD, notamment par Barry Windsor-Smith, Cary Nord ou dernièrement Robin Recht.
C’est par plaisir de lecteur de Howard et en amateur que j’ai fait la traduction de cette nouvelle, assez brève par ailleurs, quitte à la modifier et la corriger selon les éventuels remarques. Le texte peut être lu en anglais (américain) en suivant ce lien. J’en profite pour dédier ce petit travail à Yves-Daniel Crouzet, autre grand passionné de Conan.

La Fille du géant du gel

Traduction par Thomas Spok, 2020.

Le fracas des épées s’était éteint, les clameurs du carnage s’étaient tues ; le silence s’étendait sur la neige maculée de rouge. Le soleil pâle et morne qui étincelait de façon si aveuglante sur les champs de glace et les plaines enneigées arrachait des éclats d’argent aux corselets déchirés et aux lames brisées, là où les morts restaient figés tels qu’ils étaient en tombant. La main inerte pressait encore la poignée brisée ; les têtes casquées basculaient en arrière dans les affres de la mort, barbes rousses inclinées et barbes dorées sinistrement dressées, comme pour adresser une ultime prière à Ymir le géant du gel, dieu d’une race guerrière.
Par-dessus les monceaux sanguinolents et les formes emmaillées, deux champions se toisaient. Eux seuls bougeaient dans ce lieu de complète désolation. Le ciel les recouvrait de sa glace, la plaine interminable les entourait de sa blancheur, à leurs pieds gisaient les morts. Lentement, enjambant les cadavres, ils vinrent l’un à l’autre, comme des fantômes viendraient à un rendez-vous galant à travers les enchevêtrements d’un monde mort. Dans le silence lugubre ils se tinrent face à face.
Tous deux étaient grands, bâtis comme des tigres. Leurs boucliers étaient en morceaux, leurs corselets déformés par des bosses et des entailles. Du sang séchait sur les mailles de leurs cuirasses ; leurs épées étaient souillées de rouge. Leurs casques à cornes arboraient les marques de coups féroces. L’un était imberbe et noir de crinière. Les boucles et la barbe de l’autre rougeoyaient tel le sang sur la neige ensoleillée.
 
Conan a des colères comparable à celles d'Achille, le héros grec.
Rafael Tegeo, Achille vainc Hector (avant 1830).
« Homme, dit-il, donne-moi ton nom, pour qu’en Vanaheim mes frères sachent quel était le dernier de la bande de Wulfhere à tomber sous l’épée de Heimdul.
 Non pas en Vanaheim, grogna le guerrier brun, mais au Valhalla tu diras à tes frères que tu rencontras Conan de Cimmérie. »
Heimdul rugit et bondit, et son épée lança un éclair en traçant un arc mortel. Conan chancela et sa vision s’emplit d’étincelles rouges lorsque la lame chantante s’écrasa sur son casque, se fracassant en étincelles bleutées. Mais comme il vacillait il frappa de sa lame vrombissante avec toute la puissance de ses larges épaules. La pointe aiguisée transperça les écailles de cuivre et les os et le cœur, et le guerrier aux cheveux roux mourut aux pieds de Conan.
Le Cimmérien se tenait debout, l’épée pendante, assailli soudain par une lassitude fiévreuse. Tel un couteau l’éclat du soleil sur la neige lui fendit les yeux et le ciel parut étréci et étrangement lointain. Il se détourna de l’étendue piétinée où les guerriers à barbes blondes reposaient étroitement avec les tueurs roux dans l’étreinte de la mort. Il fit quelques pas, et soudain s’affaiblit l’éclat des champs enneigés. Une vague aveuglante déferla sur lui jusqu’à l’engloutir et il s’écroula dans la neige, se soutenant d’un seul bras emmaillé, s’efforçant de recouvrer la vue par des secousses de la tête tel un lion qui remuerait sa crinière.
Un rire argentin trancha dans son vertige, et sa vision s’éclaircit lentement. Il leva les yeux ; il y avait partout dans le paysage une étrangeté qu’il ne pouvait situer ni définir  une nuance inhabituelle à la terre et au ciel. Mais il n’y songea pas longuement. Devant lui, oscillant au vent ainsi qu’un jeune arbre, se tenait une femme. Pour son regard stupéfait le corps de celle-ci était pareil à l’ivoire, et à l’exception d’un léger voile de gaze, elle était nue comme au premier jour. Ses fins pieds nus étaient plus blancs que la neige qu’ils pressaient. Elle riait du guerrier déconcerté. Son rire était plus doux que le ruissellement de fontaines d’argent, et envenimé d’une moquerie cruelle.
« Qui es-tu ? demanda le Cimmérien. D’où viens-tu ?
— Quelle importance ? Sa voix était plus musicale qu’une harpe à cordes d’argent, mais empreinte de cruauté.
— Appelle tes hommes, dit-il, saisissant son épée. Car bien que la force me manque, ils ne me prendront pas vivant. Je vois que tu es Vanir.
— Ai-je dit cela ? »

La fille du géant du gel évoque Aphrodite, déesse de l'amour charnel et du désir
Konstantin Makovski, La Naissance d’Aphrodite, 1915.
Son regard se porta de nouveau vers les mèches rebelles, qu’au premier coup d’œil il avait cru rousses. Maintenant il voyait qu’elles n’étaient ni rousses ni blondes mais d’un mélange superbe des deux couleurs. Il la contempla, envoûté. Sa chevelure était pareille à de l’or elfique ; le soleil la rendait si éblouissante qu’il pouvait à peine supporter de poser le regard sur elle. De même ses yeux n’étaient ni tout à fait bleus ni tout à fait gris, mais de couleurs changeantes et de lueurs dansantes et de nuages de nuances qu’il ne savait définir. Ses lèvres rouges et pleines souriaient, et de ses pieds menus à la couronne éblouissante de ses cheveux ondoyants son corps ivoirin était aussi parfait que le rêve d’un dieu. Le pouls de Conan martelait ses tempes.
« Je ne peux décider, dit-il, si tu es du Vanaheim et de mes ennemis, ou bien d’Asgard et mon alliée. Loin m’ont porté mes errances, jamais cependant je n’ai vu de femme telle que toi. Tes boucles m’aveuglent de leur éclat. Jamais je n’ai vu semblable chevelure, pas même parmi les plus belles filles des Aesirs. Par Ymir 
— Qui es-tu pour jurer par Ymir ? railla-t-elle. Que connais-tu des dieux de glace et de neige, toi qui es remonté du sud pour t’aventurer parmi un peuple étranger ?
— Par les sombres dieux de ma propre race ! s’écria-t-il furieux. Bien que je ne sois pas des Aesir aux blonds cheveux, aucun n’a été plus hardi que moi à l’assaut ! Ce jour j’ai vu quatre vingtaines d’hommes tomber, et moi seul ai survécu au champ de bataille où les rapineurs de Wulfhere ont rencontré les loups de Bragi. Dis-moi, femme, as-tu vu l’éclat des cuirasses resplendir sur les plaines enneigées, ou aperçu des hommes en armes avancer sur la glace ?

— J’ai vu la gelée blanche étinceler au soleil, répondit-elle. J’ai entendu le vent murmurer sur les neiges éternelles.
Il secoua la tête en soupirant.
— Niord aurait dû nous rejoindre avant que la bataille ne s’engage. Je crains que lui et ses combattants aient été pris en embuscade. Wulfhere et ses guerriers gisent morts.
» J’avais cru qu’aucun village ne se trouvait avant bien des lieues de cet endroit, car la guerre nous a entraînés loin, pourtant tu ne peux avoir franchi une grande distance sur cette neige, nue comme tu l’es. Mène-moi à ta tribu, si tu es d’Asgard, car je suis éprouvé par les coups et la lassitude de la mêlée.
— Mon village est plus loin que tu ne peux marcher, Conan de Cimmérie », fit-elle en riant.
Ouvrant grand les bras, elle se balança devant lui, sa tête dorée dodelinant avec sensualité, ses yeux scintillants à demi ombrés sous leurs longs cils soyeux.
« Oh l’homme, ne suis-je point belle ?

— Comme l’aurore nue dans sa course sur les neiges, marmonna-t-il, ses yeux flamboyants tels ceux d’un loup.
— Alors pourquoi ne pas te lever et me suivre ? Quel est ce puissant guerrier qui s’effondre devant moi ? fit-elle d’un ton chantant et moqueur, à rendre fou. Allonge-toi et meurs dans la neige avec les autres sots, Conan à la noire chevelure. Tu ne peux suivre où je t’emmènerais. »

La guerre et le désir font un ménage ambigu dans la mythologie
Sandro Botticelli, Vénus et Mars, 1483.
Avec un juron le Cimmérien se souleva pour se remettre sur ses pieds, ses yeux bleus lançant des éclairs, son sombre visage marqué par les cicatrices et la crispation. La rage lui fouaillait l’âme, toutefois le désir pour la figure railleuse devant lui martelait ses tempes et charriait le sang dans ses veines avec sauvagerie. La passion qui avait l’intensité d’une agonie sensuelle  inondait tout son être, si bien que la terre et le ciel glissaient rouges sous son regard pris de vertige. Lassitude et faiblesse furent emportées par la folie qui s’emparait de lui.
Il ne prononça pas un mot comme il se dirigeait vers elle, doigts écartés pour saisir sa peau douce. En un éclat de rires elle sauta en arrière et se mit à courir, riant de lui par-dessus son épaule blanche. Sur un grognement bas Conan se mit à la suivre. Il avait oublié le combat, oublié les guerriers emmaillés qui gisaient dans leur sang, oublié Niord et les rapineurs qui n’avaient pas réussi à rejoindre la bataille. Il n’avait de pensée que pour la silhouette menue qui paraissait flotter au vent plutôt que courir devant de lui.
La poursuite conduisit hors de la plaine blanche éblouissante. Le champ rouge piétiné fut bientôt hors de vue derrière lui, Conan cependant persévérait avec toute la ténacité silencieuse de sa race. Ses pieds emmaillés écrasaient la croûte de glace ; il s’enfonçait profondément dans les congères et se taillait un passage par pure force. Mais la fille avançait en dansant sur la neige, légère comme une plume qui flotte à la surface d’un bassin ; ses pieds nus laissaient à peine une empreinte sur la gelée blanche qui recouvrait la croûte. Malgré le feu dans ses veines, le froid mordait à travers les mailles et la tunique bordée de fourrure du guerrier ; vêtue de son voile de gaze la fille courait pourtant aussi légère et aussi gaie que si elle dansait dans les jardins de roses et de palmes du Poitain.
Encore et encore elle l’entraînait, et Conan suivait. De noirs jurons bavaient des lèvres desséchées du Cimmérien. Les larges veines de ses tempes gonflaient et palpitaient et ses dents grinçaient.

« Tu ne peux m’échapper ! rugit-il. Conduis-moi dans un piège et j’empilerai les têtes de tes parents à tes pieds ! Cache-toi de moi et je fendrai les montagnes pour te trouver ! Je te poursuivrai jusqu’en enfer ! »
Le rire à rendre fou voletait jusqu’à lui, et de l’écume s’envola des lèvres du barbare. Elle l’entraînait de plus en plus loin dans les contrées sauvages. Le paysage changeait ; les vastes plaines cédaient la place aux basses collines, qui s’étiraient en contreforts plus élevés. Loin vers le nord il aperçut les hauts monts, bleuis par la distance, ou blanchis par les neiges éternelles. Au-dessus de ces montagnes brillaient les voiles flamboyants des aurores boréales. Elles s’ouvraient en éventail à travers le ciel, lames glacées de lumineuse flamme froide, à la couleur changeante, gagnant en taille et en splendeur.

Comme celle de Salomé, personnage biblique, la danse d'Atali a le prix du sang
Gustave Moreau, Salomé dansant devant la tête de Saint Jean Baptiste, milieu du XIXème siècle.
Au-dessus de lui les cieux rougeoyaient et crépitaient de lueurs et d’éclats étranges. La neige brillait de façon singulière, tantôt bleu gel, tantôt glace cramoisie, maintenant argent froid. Avec obstination Conan pénétrait plus avant l’enchantement d’un royaume de glace chatoyante, dans un dédale cristallin où la seule réalité s’avérait le corps blanc qui dansait hors de sa portée sur la neige étincelante – toujours hors de sa portée.
Il ne s’étonna pas de l’étrangeté de tout cela, pas même quand deux figures gigantesques se dressèrent pour lui barrer le passage. Les écailles de leurs cuirasses étaient blanchies par la gelée ; leurs casques et leurs haches étaient recouverts de glace. La neige saupoudrait leurs boucles ; dans leurs barbes il y avait les pics de stalactites  ; leurs yeux étaient froids comme les lumières qui défilaient au-dessus d’eux.
« Frères ! clama la fille, dansant entre eux. Regardez qui vient ! Je vous ai amené un homme à abattre ! Prenez son cœur que nous le déposions fumant sur la table de notre père ! »
Les géants répondirent par des grondements tels le crissement d’icebergs contre un rivage gelé et ils soulevèrent leurs haches brillantes tandis que le Cimmérien enragé se ruait sur eux.
Une lame de glace passa en un éclair devant ses yeux, l’aveuglant de son éclat, et il riposta d’un coup terrible qui trancha la cuisse de son adversaire. La victime tomba en gémissant, et à cet instant Conan fut précipité dans la neige, son épaule gauche engourdie par le coup du survivant, dont la cuirasse du Cimmérien l’avait à peine sauvé. Conan vit le géant restant se dresser haut au-dessus de lui tel un colosse taillé dans la glace, profilé sur le ciel froid et brillant. La hache s’abattit, pour se ficher dans la neige et s’enfoncer profondément dans la terre glacée cependant que Conan se jetait de côté et se relevait d’un bond. Le géant rugit et dégagea violemment sa hache, mais au même moment, l’épée de Conan chanta sa chanson de mort. Les genoux du géant ployèrent et il s’effondra lentement dans la neige, qui prit une teinte cramoisie à cause du sang qui se déversait du cou à demi-tranché.
Conan fit volte-face, pour voir que la fille se tenait non loin, le considérant avec des yeux écarquillés d’horreur, toute trace de raillerie disparue de son visage. Il poussa un cri féroce et les ruisselets de sang volèrent de son épée tandis que sa main tremblait sous l’effet de sa passion intense.
« Appelle le reste de tes frères ! s’écria-t-il. Je donnerai leurs cœurs aux loups ! Tu ne peux m’échapper  »
 
Achille est un modèle de guerrier pris de fureur guerrière
Peter Paul Rubens, Achille vainqueur d’Hector, 1630.
Avec un cri d’effroi elle se détourna et se mit à courir à toute vitesse. Elle ne riait plus à présent, ni ne le raillait par-dessus son épaule blanche. Elle courait pour sa vie, et bien qu’il mobilisa chacun de ses nerfs et de ses muscles, au point que ses tempes menaçaient d’éclater et que la neige défilait rouge sous son regard, elle s’éloignait de lui, rapetissant sous les cieux embrasés de maléfices, jusqu’à ce que sa silhouette fût à peine plus grande que celle d’un enfant, puis une flamme blanche qui dansait sur la neige, puis une vague estompe dans le lointain. Mais serrant les dents à s’en faire saigner les gencives, il poursuivit en titubant, et il vit l’estompe grandir en flamme blanche dansante, et la flamme en silhouette d’enfant ; puis elle ne courut plus qu’à moins d’une centaine de pas devant lui, et lentement la distance se réduisit, foulée après foulée.
Maintenant elle courait avec effort, ses boucles dorées voletaient librement ; il entendait le halètement rapide de sa respiration, et il vit l’éclat de la peur dans le regard qu’elle lançait par-dessus son épaule blanche. La sombre endurance du barbare l’avait bien servi. La vitesse des jambes blanches et luisantes déclinait ; elle se montrait plus incertaine dans son allure. Dans l’âme indomptée du poursuivant jaillissaient les feux de l’enfer qu’elle avait si bien attisés. Il se rapprocha d’elle à la toucher, alors que poussant un cri d’alarme elle faisait volte-face et tendait les bras pour le repousser.
Son épée tomba dans la neige tandis qu’il la pressait contre lui. Son corps souple ployait en arrière comme elle luttait avec une frénésie désespérée dans les bras d’acier. Sa chevelure d’or voletait sur le visage de l’homme, l’aveuglant de son éclat ; la sensation du corps menu qui se débattait entre ses bras emmaillés excitait en lui une folie plus aveugle encore. Ses doigts puissants s’enfonçaient profondément dans la chair délicate ; et cette chair était froide comme glace. Il lui semblait qu’il embrassait une femme non de chair et de sang, mais de glace ardente. Elle tordait de côté sa tête dorée, s’efforçant de se soustraire aux féroces baisers qui meurtrissaient sa lèvre rouge.
« Tu es aussi froide que les neiges, marmonna-t-il hébété. Je te réchaufferai avec le brasier qui couve dans mon sang — »
Sur un cri et une torsion désespérée elle glissa d’entre ses bras, abandonnant à l’étreinte son seul vêtement de gaze. Elle se redressa et lui fit face, ses boucles d’or toutes ensauvagées, sa poitrine blanche palpitant, ses beaux yeux lançant des éclairs de terreur. Comme elle se tenait immobile sur la neige il demeura figé pendant un instant, stupéfié de sa beauté terrible.
Et en cet instant elle étendit ses bras vers les lueurs qui embrasaient les cieux au-dessus d’elle et s’écria d’une voix qui résonna aux oreilles de Conan pour toujours par la suite : 
« Ymir ! Oh, mon père, sauve-moi ! »
 
La poursuite d'une nymphe par un dieu inspira Robert E. Howard
John William Waterhouse, Apollon et Daphné, 1908.
Conan s’apprêtait à s’élancer, bras ouverts pour s’emparer d’elle, lorsque après un craquement semblable à celui d’un glacier qui se brise, les cieux tout entiers se précipitèrent en un brasier de glace. Le corps ivoirin de la fille fut soudain enveloppé d’une flamme froide et bleue si aveuglante que le Cimmérien leva les mains pour se couvrir les yeux devant l’intolérable fulgurance. Durant un moment indécis, les cieux et les collines enneigées baignèrent dans la blancheur de flammes crépitantes, la lumière bleutée de traits de glace, et l’incarnat de foyers gelés. Alors Conan chancela et gémit tout haut. La fille avait disparu. La neige lumineuse s’étendait vide et nue ; loin au-dessus de sa tête les lueurs maléfiques jetaient de brefs éclairs et roulaient dans un ciel glacial devenu fou, et parmi les distantes montagnes bleus retentissait un roulement de tonnerre pareil à un char de guerre gigantesque filant à toute allure à la suite de ses coursiers dont les sabots frénétiques feraient jaillir la foudre des neiges et des échos du ciel.
Puis soudain l’aurore boréale, les collines couvertes de neige et les cieux fulgurants vacillèrent à la vue de Conan grisé ; des milliers de boules de feu fusèrent en un déluge d’étincelles, et le ciel lui-même parût une roue titanesque d’où pleuvaient des étoiles tout en tournoyant. Sous ses pieds les collines enneigées se soulevèrent comme une vague, et le Cimmérien s’effondra dans la neige pour y rester inanimé.
Dans un univers de ténèbres froides, dont le soleil s’était éteint des éons auparavant, Conan perçut le mouvement de la vie, étrangère et insoupçonnée. Un tremblement de terre le comprimait et le secouait d’avant en arrière, dans le même temps lui frictionnait rudement les mains et les pieds jusqu’à ce qu’il criât de douleur et de rage et qu’il tâtonnât en quête de son épée.

« Il revient à lui, Horsa, fit une voix. Vite  il faut lui réchauffer les membres, s’il doit jamais brandir l’épée de nouveau.
— Il ne veut pas ouvrir la main gauche, grommela une autre. Il enserre quelque chose — »
Conan ouvrit les yeux et contempla les visages barbus qui se penchaient sur lui. Il était entouré de guerriers grands aux cheveux blonds vêtus de mailles et de fourrures.
« Conan ! Tu es en vie !
— Par Crom, Niord, haleta le Cimmérien. Suis-je bien vivant, ou sommes-nous morts et tous au Valhalla ?
— Nous vivons, grogna l’Aesir, occupé à frotter les pieds à demi gelés de Conan. Nous avons dû nous tailler un chemin dans une embuscade, sans quoi nous vous aurions rejoint avant que la bataille s’engage. Les corps étaient à peine froids quand nous sommes parvenus au champ de bataille. Nous ne t’avons pas trouvé parmi les morts, alors nous avons suivi ta piste. Au nom d’Ymir, Conan, pourquoi avoir erré jusque dans les terres désolées du nord ? Nous avons suivi tes traces dans la neige pendant des heures. Un blizzard se fût-il levé et les eût-il dissimulées, nous ne t’aurions jamais retrouvé, par Ymir !

— Ne jure pas si souvent par Ymir, murmura un guerrier mal à l’aise qui jetait des coups d’œil vers les montagnes au loin. Voici son territoire et le dieu rôde dans les montagnes là-bas, disent les légendes.

— J’ai vu une femme, répondit Conan d’une manière confuse. Nous avons rencontré les hommes de Bragi sur les plaines. Je ne sais combien de temps nous avons combattu. Moi seul ai survécu. J’étais nauséeux et faible. Le paysage s’étendait devant moi comme un songe. Maintenant seulement les choses semblent-elles vraiment naturelles et familières. La femme est venue et m’a raillé. Elle était belle comme une flamme froide de l’enfer. Une folie étrange s’est abattue sur moi quand je l’ai regardée, au point que j’ai oublié toute autre chose au monde. Je l’ai suivie. N’avez-vous pas trouvé ses traces ? Ou les géants en cuirasses de gel que j’ai tués ? »
Niord secoua la tête.

Robert E. Howard est né et a vécu au Texas, état du sud qui a perdu la guerre de Sécession
Constant Mayer, Recognition: North and South, 1865.
« Nous n’avons trouvé que tes traces dans la neige, Conan.
— Alors il se peut que je sois fou, dit Conan hébété. Pourtant vous-mêmes ne m’êtes pas davantage réels que la sorcière aux boucles d’or qui s’enfuit nue sur les neiges devant moi. Elle s’est évanouie en flamme glacée d’entre mes mains mêmes, cependant.
— Il est en proie au délire, chuchota un guerrier.
— Non pas ! s’écria un vieillard, dont les yeux brillaient d’une lueur sauvage et curieuse. C’était Atali, la fille d’Ymir, le géant du gel ! Elle vient aux champs des morts, et se découvre aux mourants ! Moi-même tout jeune je l’ai vue, quand je gisais plus mort que vif sur la terre ensanglantée de Wolraven. Je la vis marcher parmi les morts dans la neige, son corps nue resplendissant tel l’ivoire et sa chevelure dorée d’un insupportable éclat au clair de lune. Je gisais et je hurlais comme un chien à l’agonie parce que j’étais incapable de ramper à sa suite. Elle attire trompeusement les hommes des champs du carnage aux contrées désolées pour qu’ils y soient immolés par ses frères, les géants du gel, qui déposent les cœurs rouges et fumants des hommes sur la table d’Ymir. Le Cimmérien a vu Atali, la fille du géant du gel !
— Bah ! grommela Horsa. La raison du vieux Gorm a été ébranlée dans sa jeunesse par un coup d’épée à la tête. Conan a divagué à cause de la fureur des combats  regardez comme son casque est marqué de coups. N’importe lequel pourrait avoir embrouillé sa cervelle. C’était une hallucination qu’il a poursuivie dans les terres désolées. Il vient du sud ; que sait-il d’Atali ?
— Tu dis vrai, peut-être, murmura Conan. Tout cela était étrange et insensé  par Crom ! »
Il s’interrompit, considérant la chose qui pendillait encore de son poing gauche refermé ; en silence, les autres regardèrent bouches bées le voile qu’il souleva  un lambeau d’étoffe que n’avait jamais filé quenouille humaine.

Robert E. Howard publia ses nouvelles dans pulps
La couverture d’un numéro de Weird Tales de 1934, qui illustre une nouvelle de Conan.

Notes : héros et mythe

Dans l’adaptation en BD de La Fille du géant du gel (2018) par Robin Recht, Patrice Louinet rappelle que cette nouvelle de Robert Howard est à proprement parler la première nouvelle originale dont Conan est pensé comme le protagoniste spécifique. Elle fut rejeté par Farnsworth Wright, le rédacteur en chef du pulp (publication peu coûteuse et populaire) Weird Tales (où publia Lovecraft, ami de Howard), en raison à priori de son caractère sexuel, et l’on peut dire que le refus fut lapidaire : « I do not much care for it » dit-il dans sa lettre de refus. Patrice Louinet précise que la source principale de la nouvelle se trouve dans un ouvrage de vulgarisation de Thomas Bulfinch, vulgarisateur de contes et légendes.
Howard réécrit surtout deux mythes grecs, celui d’Atalanta dont les prétendants doivent la battre à la course, et celui d’Apollon et Daphné, le dieu désirant poursuivant la mortelle qui finit transformée en laurier par Zeus qui la prend en pitié (dans une autre version, la nymphe Daphné prie son père le dieu Pénée de la secourir).
Outre Ymir, géant néfaste de la mythologie nordique, on peut sans doute aussi relever la référence aux valkyries, divinités guerrières qui choisissent des guerriers dignes de mourir au combat et dont les âmes seront emmenées au paradis des héros, le Valhalla.
Dans la logique des mythes (ce rapport au mythe semble d’ailleurs bien partagé par Lovecraft, Lord Dunsany, ou encore… Tolkien), l’interprétation de la nouvelle reste ouverte : Conan, cet étranger du sud aux cheveux noirs, est-il l’intrus dans un cycle de guerres et de sacrifices sacrés qui ne le concernent pas et dont il retire rien, ni récompense ni châtiment ? ou bien un blasphémateur puni pour son audace ? l’humanité qui défie les superstitions, refuse de se soumettre, ou ne respecte que la loi du plus fort ? Le récit est-il une allégorie du désir, une catharsis, ou montre-t-il quelque peur freudienne du père absent, omnipotent ?
Par ailleurs, le contexte est présenté comme amoral : Conan est ici un mercenaire qui se bat aux côtés de « rapineurs », de pillards, contre des loups ; il n’est pas question de cause héroïque. Envoûté par Atali, il est tout près de la violer. Elle-même l’a choisi comme victime sacrificielle et se comporte en instrument de la volonté du grand dieu inquiétant et invisible (grand ancien, dirait un lecteur de Lovecraft). Aucun personne n’est ici sympathique ou héroïque, et si le lecteur prend le parti de Conan, c’est qu’au moins il représente l’humanité qui survit face à des forces qui la dépassent.
L’hésitation finale est d’ailleurs plus typique des nouvelles à chute de l’époque : pendant quelques lignes Howard semble s’amuser avec l’idée héritée du fantastique du XIXème siècle que « tout cela n’était qu’un rêve », voire, explication très rationnelle, que Conan blessé a simplement déliré. Le vieillard qui apporte son soutien à Conan est aussitôt contredit, pour une raison comparable.
Mais Howard finalement ne maintient pas l’hésitation : Conan sans le savoir a rapporté une preuve de ce qu’il a vécu, le voile d’Attali, symbole sans doute de la pureté (de la virginité ?) perdue. Du point de vue de l’histoire du fantastique, cette preuve est en quelque sorte la vengeance de tous ces personnages qui, parvenus au bout de l’horreur, n’ont pas été crus. Elle est peut-être déjà une façon pour Howard de suggérer que Conan ne fait pas partie des « victimes » de la littérature du genre.
Paradoxalement, c’est aussi une preuve à charge : Conan n’était pas si fou, ni si faible : il a bien commis quelque chose comme un crime exceptionnel, en héros amoral de mythe donc, et l’on se souviendra par exemple que c’est à la suite d’un crime qu’Hercule devra accomplir ses douze travaux. Or la nouvelle indique que Conan partage, avec d’autres maudits mythique (Caïn, Hercule…) d’être un errant, un égaré, un étranger… un barbare.
Et cependant, à la toute fin, une bande de guerriers malcommodes se préoccupe assez de son sort pour marcher longuement à sa recherche et le sauver du froid, malgré leurs craintes religieuses : cette étonnante solidarité des frères d’armes non seulement témoigne en faveur du Cimmérien, mais elle est peut-être la véritable morale de l’histoire.

Remarques sur la traduction

La Fille du géant du gel est réputée parmi les textes de Howard pour être proche du poème en prose, avec une importance particulière donnée au rythme notamment par le biais de structures ternaires et des variations sur les longueurs de phrase : je me suis efforcé de ce point de vue de conserver le plus possible la ponctuation et les constructions du texte d’origine, notamment les constructions par asyndètes ou polysyndètes (soit l’absence ou la multiplication de conjonctions).
D’où par exemple la multiplication par moments de « et », ou encore plus simplement des séries de répétitions ou de variations autour d’un même mot, voire d’un groupe de mots, qui donnent l’impression de leitmotiv poétiques que l’on retrouve aussi dans l’emploi d’épithètes homériques (« aux cheveux noirs », « aux cheveux roux »…). Les accumulations d’adjectifs et leur combinaison ont été plus difficiles à conserver, de même que les effets sonores.
On relèvera également que Howard utilise très régulièrement la comparaison : j’ai cette fois préféré alterner quelque peu les tournures (comme, tel que, pareil à…) tout en m’efforçant de garder bien visible le procédé.