Le Sang de la Cité, une ode épique et fantastique

Alors que l’auteur Guillaume Chamanadjian a reçu le Prix Imaginaire 2021 de la 25e Heure du Livre pour son premier roman Le Sang de la Cité, revenons sur cette œuvre singulière qui n’a rien à envier aux best-sellers américains du genre… et notamment par son ambition, puisqu’il s’agit en fait du premier volume d’une hexalogie de fantasy dont le deuxième roman, intitulé Citadins de demain, vient de sortir en librairie. Je vous explique (et je divulgâche un tout petit peu !) :

Un projet éditorial titanesque

Il est d’abord important que vous compreniez l’ampleur de ce projet éditorial. Aux éditions Forges de Vulcain, on aime les défis ! Une hexalogie est un cycle composé de six tomes, mais la subtilité ici repose sur la division de ce cycle en deux parties de trois œuvres distinctes, écrites chacune par deux auteurs différents.
Le cycle est celui de « La Tour de Garde », un jeu énigmatique que l’on pratique dans les deux cités, Capitale du Sud et Capitale du Nord.
Au sein de ce cycle, Guillaume Chamanadjian écrira trois livres à propos de la Capitale du Sud, Gemina, tandis que Claire Duvivier écrira trois livres sur la Capitale du Nord, Dehaven. Le premier livre, Le Sang de la Cité, écrit par Guillaume, a introduit la trilogie concernant la capitale du Sud. Le deuxième livre, sorti le 1er octobre, Citadins de demain, introduit la trilogie sur la capitale du Nord. Vous suivez toujours ?
 
La tour de garde, Duvivier et Chamanadjian
La tour, symbole des frontières à franchir…
Ces deux villes que nous découvrons sous la plume des deux auteurs n’ont, de prime abord, rien en commun, tout comme les histoires. Cependant, au fur et à mesure des tomes, le lecteur découvre les différents échos entre ces deux villes que tout oppose, la magie opère au sens propre et figuré et c’est finalement une toile épique et romanesque qui va être tissée au sein de ce cycle de La Tour de Garde. 
Il semblerait, maintenant que ce préambule a été posé, que l’entreprise est de taille… et inédite en France puisqu’à ce jour très peu de sagas de fantasy françaises à quatre mains ont été imaginées, si ce n’est peut-être celle conçue par Érik L’Homme et Pierre Bottero qui ont écrit ensemble un cycle de fantasy – huit livres – dédié à la jeunesse, et encore, Bottero est hélas mort avant de pouvoir continuer à écrire les tomes qui lui étaient dévolus.

A comme association, Bottero, L'homme
 
Avant que vous n’achetiez Citadins de demain, peut-être aimeriez-vous savoir si cela vaut le coup de se lancer dans cette saga ? Est-ce qu’on veut vraiment endurer les mêmes heures voire jours voire années d’une insupportable attente avant que ne sorte la suite de l’épopée ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? Eh bien croyez-moi ou pas, vous aurez envie de vous y brûler les ailes !
Je ne saurais donc par où commencer pour vous présenter le premier roman, Le Sang de la Cité… Faut-il déjà vous parler de l’intrigue, au risque de vous dévoiler bien trop d’éléments ? Faut-il introduire le personnage principal et vous dire qu’il nous échappe ? Ou alors, peut-être pouvons-nous évoquer le cadre du roman, cette ville qui, disons-le, pastiche Marseille et ses sombres recoins ? Je préfère vous surprendre en vous disant d’ores et déjà que vous allez rester sur votre faim.
De la fantasy, il y en a, certes, mais de façon diffuse. Le seul élément relatif au genre de l’imaginaire est énigmatique, c’est un bond dans une ville parallèle où une mystérieuse brume tue tout sur son passage. Cela nous amène toutefois à parler de Nohamus, le poète et commis, Nox de son p’tit nom.

Couverture du roman en grand format.
Son histoire est digne d’une légende que l’on chuchoterait aux coins des rues puis qu’on chanterait dans les festins bien arrosés. D’ailleurs puisqu’on y est, je laisse Nox vous raconter…

Une pièce d’argent pour un conte en or

C’est ainsi que commence le roman. Nohamus nous raconte la légende, la sienne et celle de sa sœur. La légende de ces deux enfants qu’on appellera « Suceurs d’Os » : étrange surnom que celui-ci qui sonne étonnamment bien voire qui éveille en nous, lecteur déjà conquis, un imaginaire foisonnant, baroque et poétiquement sombre. Mais je vous laisse voir par vous-mêmes.

« Messire Duc, c’estoit là diablerie du fourbe Souffleur ! lança un homme d’après Ursien, démontrant ainsi le peu de maîtrise qu’avait le poète de l’hexamètre dactylique. N’entrez point, je vous conjure ! De hideux démons pulluloient sous nos pieds. » Mais Servaint ne l’écouta pas et se mit à attaquer la serrure avec son épée, insouciant du bruit qu’il faisait et qui pouvait attirer d’autres mauvais démons en ce lieu. Après maints efforts, il entendit le métal ployer et enfonça la porte. […]
L’attaque fut instantanée, si bien qu’il n’eut pas le réflexe de se saisir de son arme tombée au sol. Des griffes lui lacérèrent le visage, des dents mordirent son poignet. Il hurla de douleur, maudit les démons qui étaient parvenus à le blesser alors que le Souffleur ne lui avait même pas infligé une égratignure. Il parvint à se mettre sur le dos pour se défendre des assauts furieux des deux créatures qui l’assaillaient. Suffisamment en tout cas pour que Scholas et un autre homme entrent à leur tour et fassent fuir les monstres en agitant leurs torches.
Bien sûr, Ursien n’entre pas dans les détails. Je tiens ceux-ci de Scholas, qui se précipita pour relever son duc, tandis que les créatures se terraient dans un coin de la cellule, le plus possible à l’abri de la lumière. Et c’est tremblant de colère et d’indignation que Servaint détailla les choses qui se tenaient sous ses yeux. Un garçon et une fille, nus et couverts de leurs propres excréments. Des enfants beuglant de terreur, cachant leurs yeux blanchis par les ténèbres derrière des doigts griffus et terreux.
Le Duc se saisit du garçon par le bras. Il le plaqua contre un mur de la cellule et le souleva du sol. La créature se tortilla, se débattit, rua, chercha une prise de ses ongles mais ne trouva que l’épaulette en cuir du duc. Servaint demanda de la lumière, éclaira le visage crotté du gamin en le maintenant de force par les joues. L’espace d’un instant, Scholas crut qu’il allait lui planter son épée dans le corps, mais le duc relâcha soudain son emprise. Il était las.
Des ordres furent donnés. De nouveaux cris retentirent. Les soldats n’eurent aucun mal à maîtriser de si pitoyables créatures, et c’est ainsi que ma sœur et moi émergeâmes pour la première fois à la surface de la Cité.
Voilà comment le lecteur rencontre le personnage principal, à travers une chanson de geste, racontée par l’intéressé lui-même. Ce commis d’épicerie pas comme les autres, aux origines douteuses et au destin extraordinaire, devient rapidement un héros attachant. Au fur et à mesure des pages, on découvre un garçon haut en couleurs, fragile mais aussi rusé et espiègle.
 
Portrait chinois d’un Suceur d’Os
  • Si Nox était un arbre, il serait un chêne éternel et magique.
  • Si Nox était un clan, il serait indépendant.
  • Si Nox était la pièce d’un échiquier, il serait le fou, toujours prêt à faire diversion.
  • Si Nox était un héros mythique, il serait Patrocle, fidèle à ses amis, sage et courageux. Jusqu’ au point de mourir ? C’est encore à déterminer …
  • Si Nox était un objet, il serait un couteau dans un étui en cuir, jamais utilisé mais qui ne demanderait qu’à l’être.
  • Si Nox était une couleur, il pourrait aussi bien être vert de rage que blanc de peur…
  • Si Nox était un livre, il serait assurément un recueil de poésies médiévales.
  • Si Nox était un phénomène météorologique, il ne serait certainement pas la brume mais le mistral aux échos irréguliers.
  • Si Nox était un instrument, il serait un orgue de barbarie que l’on joue dans les rues et que l’on nomme « boîte à vents ».
  • Enfin, si Nox était un autre personnage de roman, il serait Frodon Sacquet, casse-pied mais affreusement intelligent et attachant.
Alan Lee, Riddles in the Dark, The Hobbit
Alan Lee, Riddles in the Dark, « Énigmes dans le noir », pour l’édition de The Hobbit publié par Harper and Collins, 1991.

Un personnage pas comme les autres : la Cité

Autour de notre héros gravite toute une galerie de personnages tous plus ciselés les uns que les autres : Daphné, la sœur machiavélique à souhait, le Duc de la Couane, un père adoptif ferme et silencieux, Lotharie, la maîtresse d’armes à la lame aiguisée, Symètre, le compagnon d’infortune aux pouvoirs mystérieux, et bien d’autres encore… Cependant l’un d’entre eux attire particulièrement notre attention.
Mystérieuse, énigmatique, pleine de gouaille mais aussi de sensualité, la Cité prend vie pour devenir un personnage à part entière. Gemina, de son doux nom. Celui-ci d’ailleurs est une clef de compréhension, une des pièces du puzzle. En s’arrêtant sur son étymologie latine, on découvre que gemina signifie « double » ou « jumelle ».
Quel est donc ce double ? Je serais tentée de dire « maléfique », car les deux faces de cette même pièce sont en effet bien différentes : l’une des cités s’ancre dans le réel et l’espace-temps, elle est chaleureuse, terriblement grouillante et vivante, l’autre échappe à toute logique spatio-temporelle, elle est vide, froide et meurtrière, c’est celle que Nox qualifiera de Nihilo.
Tel Janus, dieu du commencement et de la fin dans l’antiquité, Gemina est à la fois un antagoniste et un auxiliaire de taille. Là où finit La Cité, commence le Nihilo, et entre les deux, il y a ce rythme incompréhensible pour des oreilles néophytes, ce rythme chaotique et pourtant si mélodique de la ville, cette rumeur qui s’élève du brouhaha du port et qui fait le pont entre passé et présent, entre connu et inconnu… C’est en étant un véritable esthète qu’on peut comprendre le langage de Gemina, ce n’est qu’en étant à l’écoute des moindres sons qu’on peut appréhender ce qu’elle veut crier et chanter. Gemina, c’est un peu Marseille, à la fois terrifiante et accueillante, ensoleillée et assassine.

Massilia, vue perspective. Première représentation gravée de Marseille, 1493
Peintre inconnu, Massilia, vue perspective. Première représentation gravée de Marseille, 1493. Collection privée.
On ressent une certaine attraction pour cette ville portuaire qui sent le poisson et le bon vin, et en même temps on a peur de ce qui pourrait nous arriver au coin de la rue, tard le soir, tout comme Nox. Et pourtant dans une seule et même mélodie :

– La Cité susurre aux maudits. La Cité bourdonne et pépie. La musique fait vibrer les entrailles de la terre. Elle rend fous ceux qui l’entendent.
Le pouvoir de cette ville devient irrésistible, inattendu et c’est avec force que l’on s’y jette voire qu’on s’y perd… Nox en fera les frais. Cependant c’est aussi grâce à elle, Gemina, que notre esthète commence son voyage initiatique. Ce roman devient presque un roman d’apprentissage au fur et à mesure que Nohamus apprivoise le pendant fantastique de Gemina et donc par la même occasion, son pouvoir.La première fois que notre héros bascule dans le Nihilo, il découvre en lui le chant de la Cité comme s’il faisait lui-même partie de cet étal de légumes, de ce mur fissuré, de cette échoppe mal achalandée. Enfin, c’est lui qui crée la mélodie, le rythme, celui-là même qui lui permet d’ouvrir la porte du Nihilo… pour le meilleur ou pour le pire.

Et si la clef se trouvait juste dans les brouhahas ? Et si ce tintamarre, ce martèlement sourd que moi seul entendais avait un sens ? Et si tout cela était réel ?
Je fermai les yeux en marchant et tendit l’oreille. Le rythme ne m’avait pas parlé pour rien lorsque je l’avais lu. J’avais entendu ce bruit toute ma vie, il ne me manquait qu’un dessin pour le décrypter. Je me repassais dans la tête les séquences que j’avais mémorisées, les transformai en martèlements sourds, m’imaginai qu’elles se confondaient avec le chant de la cité…
… et soudain, ce fut le cas.
Je n’avais plus deux rythmes distincts, mais un seul. Mieux : les séquences du poème s’enchaînaient dans ma tête, y compris celles que je n’avais pas retenues. Cité et poème réunis en un enchevêtrement de vagues qui allaient et venaient. Et j’eus une curieuse sensation, celle d’avoir accompli quelque chose. Comme si machinalement j’avais fait s’emboîter ensemble deux roues dentées pour qu’elles tournent au même rythme. Comme si j’avais mis un peu d’ordre dans un chaos indescriptible. Et je me sentis soudain apaisé, parce que ce chaos était éreintant, parce qu’il m’avait accompagné pendant toute mon existence et là, autour de moi, tout était calme. J’ouvris les yeux.
Joseph Vernet, L'Intérieur du Port de Marseille, huile sur toile, 1794
Joseph Vernet, L’Intérieur du Port de Marseille, huile sur toile, 1794. Paris, musée du Louvre.
Derrière cette trame éminemment poétique et musicale, se cache bien évidemment une histoire de drames politiques et familiaux, aux allures de conte. Les rebondissements sont nombreux, le rythme de l’écriture est aussi haletant que celui de la ville et, comme Nox, nous sommes happés dans une dimension parallèle !

La fantasy n’a qu’à bien se tenir, un cycle puissant commence, une aventure épique en même temps qu’humaine, enchanteresse en même temps que prosaïque. Je n’ai qu’une hâte, vous parler de la suite, Citadins de demain, qui promet d’autres sommets littéraires.NB : cet article ne prétend bien sûr à aucune neutralité, puisque Charlotte Chomard, qui a écrit cet article, a travaillé pour les Forges de Vulcain il y a quelques années.