Cuchulain’s Fight With the Sea – Yeats – traduction et analyse

Mythe et poème
 
William Butler Yeats, le grand poète irlandais, a écrit à de multiples reprises au mythe de Cuchulain, symbole de l’Irlande associé à la lutte pour l’indépendance face à l’Angleterre. Il ne cherche pas tant à réécrire fidèlement le mythe issu des grands cycles de la mythologie irlandaise qu’à le transformer au gré de ses aspirations et de celles de l’Irlande révolutionnaire, quitte à puiser dans des variantes, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’ethnographe Jérémie Curtin. Au sujet de Cuchulain’s Fight With the Sea (et non Cuchulainn, comme on peut le lire parfois, orthographe que n’a pas retenue Yeats), il a ainsi pu déclarer :

« Cuchullin […] était le grand guerrier du cycle de la Branche rouge. Mon poème s’appuie sur une légende d’Irlande de l’ouest restituée par Curtin dans Mythes et Folkore d’Irlande. Le récit bardique de la mort de Cuchulain est très différent » [1].

Parmi les poèmes qu’il consacre au héros irlandais, on peut distinguer en particulier Cuchulain’s Fight With the Sea, version de 1925 d’un texte écrit en 1892 qui s’intitulait plus sombrement The Death of Cuchulain (La mort de Cuchulain), et s’achevait par la mort du personnage. The Death of Cuchulain sera également le nom d’une pièce de théâtre de Yeats, datée de 1939 (l’auteur meurt la même année) et conçue pour l’Abbey Theatre.

Cuchulain's fight with the sea, Yeats
Turner, Waves Breaking against the Wind, 1840 (détail), musée Tate.
Dans les années 1880-1890, Yeats était un tout jeune poète influencé par Edmund Spenser et Percy Shelley (voir Ozymandias). Son premier recueil publié en 1889, The Wanderings of Oisin and Other Poems (Les Errances d’Oisin), reprenait déjà la mythologie irlandaise et le cycle Fenian, d’après le nom du héros Finn. Le poème de 1892 consacré à Cuchulain semblait donc poursuivre cette première tendance, dont Yeats s’écarta peu à peu.
En 1925, par contre, Yeats est un homme vieillissant, sénateur irlandais pris dans une bataille politique au sujet du divorce qui oppose catholiques et protestants irlandais (protestant lui-même, Yeats est favorable au divorce). On peut donc se demander sans malice si Yeats ne reprend pas son poème de jeunesse avec cet enjeu en tête [2]…
Selon Yeats, le mythe est une affaire de famille : Cuchulain est parti se battre un long moment au service du roi Conchobar, laissant derrière lui son épouse Emer, qui a accouché de leur fils [3] pendant son absence. Il revient couvert de gloire et d’honneur, mais vieillissant, en compagnie d’une maîtresse plus jeune.
Sa vision diffère par bien des aspects de la version de Curtin : le fils du Cuchulain s’y nomme Connla, sa mère est la « Virago d’Alba », par exemple. Le récit médiéval, quant à lui, est connu sous le nom de La mort du fils unique d’Aoife (Aided Oenfir Aife) ou La Mort tragique de Connla. Les noms, les identités se déplacent…  Dans un récit précédent, La Cour d’Emer (The Wooing of Emer, Tochmarc Emire) Cuchulain est entraîné par une guerrière écossaise, Scathach, pour se montrer digne d’épouser Emer. Au cours de cette période de formation, Cuchulain vainc en combat singulier la guerrière Aoife, avec qui il a un fils, Connla. Il épouse Emer par la suite, qu’il rendra jalouse par sa relation avec Fand, jeune femme de l’Autre monde celtique qui a la capacité de se transformer en oiseau.
 
Cú Chulainn, Fate/stay night
Cú Chulainn dans l’adaptation en anime de la franchise Fate/stay night. 

Le poème noue inévitablement un nœud tragique autour des personnages, Cuchulain et son fils étant contraints par leurs propres serments de s’affronter jusqu’à ce que la mort les départage. Cependant, le thème œdipien du fils devant faire ses preuves en tuant le père aboutit cette fois à la mort du fils. La confusion des noms ajoute encore ici une dimension dramatique : au moment de mourir, le fils s’efforce de donner son nom : « Cuchulain I, mighty Cuchulain’s son », semblant moins interpeller le héros irlandais que s’approprier morbidement l’identité de celui-ci, ouvrant le champ des interprétations. Cuchulain s’est-il vaincu lui-même ? a-t-il détruit la meilleure part de lui ? sa jeunesse ? ses illusions ? S’agit-il essentiellement d’une crise morale ?

Entré en léthargie, Cuchulain est bientôt trahi par son roi et les guerriers qui auparavant l’adoraient, à cause de la peur justifiée qu’il leur inspire. Le meurtre a transformé le héros en monstre, capable d’écraser une armée entière, et il faut les mensonges du chant druidique (et poétique ?) pour le tromper encore, l’envoyer combattre les flots métaphorisés en chevaux. Sans homme à sa hauteur, pas même issu de son sang, Cuchulain est condamné aux ampleurs du mythe puisque seule la nature peut s’opposer à lui sans risque. Le héros s’enferme dans une lutte prodigieuse et vaine (qui n’est pas sans rappeler un autre récit mythique, La Fille du géant du gel), dont Yeats ne donne pas l’issue dans sa version de 1925.
 
Liminaire
 
Je poursuis mes traductions de Yeats, pour le plaisir. Le poème d’origine étant assez long, 86 vers, j’ai mis le texte à jour au fur et à mesure de mon avancée, quitte à corriger et modifier le texte déjà mis en ligne, et à en compléter les éléments d’analyse. À noter que pour cette traduction, une fois n’est pas coutume, je m’efforce de restituer la rime, dans la mesure du possible. Dans certains cas, j’ai dû privilégier allitérations et assonances.

Le poème traduit :

Cuchulain combat les flots
 
Un homme revenait à pas lents du couchant
au donjon d’Emer, qui teignait d’ocre un vêtement,
pour dire : « Je suis ce porcher à qui tu donnas l’ordre
de surveiller la route entre le bois et l’onde ;
à présent je n’ai plus à la garder encore. »
 
Alors Emer jeta l’étoffe à terre,
et levant haut ses bras tout enduits de teinture
elle écarta les lèvres pour un cri bref et dur.
 
Lui toisant le visage ce porcher dit enfin
« Aucun homme vivant, aucun parmi les défunts
n’eut charge d’or pareille à ses chars de bataille.
 
— Mais si ton maître rentre triomphal
pourquoi pâlir et trembler de la tête aux pieds ? »
 
Là-dessus il trembla d’autant plus et tomba foudroyé
sur le sol recouvert d’étoffes, et il fit son aveu :
« À ses côtés vient un tendron à voix d’oiseau.
 
 Tu me bafoues en face ? » Sur ce
elle abattit son poing rougi, puis, au lieu où son fils
rassemblait le bétail, alla d’un pas fébrile
lui crier d’une voix furieuse, « Il n’est pas convenable
de gâcher sa vie, simple pâtre, en choses frivoles.
 
— J’ai longtemps espéré, mère, cette parole :
mais pour quel dessein, dis ?
 
                                           — Un homme attend sa mort ;
sous le ciel, ton bras est le plus fort.
 
— En plein jour ou sous la voûte étoilée
mon père se tient parmi ses chars de bataille.
 
— Cependant te voilà sans personne à ta taille.
 
— Mais sous les étoiles ou le ciel ensoleillé
mon père est là.
 
                         — Vieilli, épuisé par les guerres
qu’il a livrées à pied, à cheval ou en char.
 
— Je ne demande qu’à partir, et où mène le voyage
car qui t’a faite amère t’a rendue sage.
 
— La Branche Rouge bivouaque en grand équipage
entre l’orée du bois et les cavales de la mer.
Va là-bas, allume un feu de camp à la lisière ;
mais ne donne ton nom et ton lignage

qu’à celui dont la lame t’y contraint ; attends qu’ils aient trouvé
quelque ripailleur par même serment lié. »

Cuchulain se tenait parmi les hommes en fête,
agenouillée auprès de lui sa jeune amante
plongeait le regard dans la morne splendeur de ses yeux,
paisibles tel un air de printemps dans les anciens cieux,
et la gloire de ses jours la gardait dans un songe ;
partout alentour les cordes de la harpe lui chantaient des louanges,
et Conchubar de la Branche Rouge, rois des rois,
effleurait les cordes impudentes de ses propres doigts.
 
Enfin Cuchulain parla : « Quelqu’un a établi son bivouac
dont le feu brûle le soir sous les ombrages.
Souvent j’ai entendu sa chanson comme il marchait de long en large,
souvent j’ai entendu le doux son de son arc.
Qu’on aille voir qui il est. »
 
                                        L’un fit le trajet.
« Il m’a chargé de faire savoir à tous qu’il ne sera nommé
qu’à la pointe de l’épée, et attend de notre campement
quelque ripailleur lié par le même serment. »
 
Cuchulain s’écria : « Je suis le seul combattant
de cet ost lié ainsi depuis tout enfant. »
 
Après une brève lutte sous les ombrages,
il parla au jeune homme : « N’y a-t-il pas une fille de ton âge
qui t’aime, des bras blancs pour t’enlacer,
ou bien te languis-tu du sommeil sous la terre glacée,
pour venir me défier les yeux dans les yeux ? »
 
« Le sort des hommes se trouve dans la cache de Dieu.
 
— Un instant ta figure m’a paru d’une femme
que j’aimai autrefois. 
»
 
                                   Le combat reprit avec ardeur,
Mais en Cuchulain d’un coup s’attisa la fureur guerrière,
et la vieille lame fracassant la garde de la nouvelle lame
transperça l’homme.
                               « Parle, avant de rendre souffle.
 
— Moi, Cuchulain, du puissant Cuchulain le fils.

— 
J’abrège tes souffrances. Je ne peux rien de plus. »

Comme le jour endurait jusqu’au soir son joug,
Cuchulain demeura tête ployée sur les genoux ;
lors Conchubar dépêcha le tendron à voix d’oiseau
qui, dans son effort pour le ranimer, caressa sa chevelure grise ;
en vain ses bras, en vain sa poitrine blanche et douce.

Lors Conchubar, des hommes le plus subtil,
disposa autour de lui ses druides, dix par dix,
et leur déclara : « Cuchulain transi restera là
trois jours encore dans une quiétude terrible,
puis il se dressera, en proie au délire, et nous massacrera.
Incantez à son oreille de magiques chimères
afin qu’il combatte les cavales de la mer. »
Les druides s’affairèrent à leurs voies impénétrables
et incantèrent trois jours durant.

Cuchulain s’ébroua,
contempla les cavales de la mer, écouta
les chars de bataille, son propre nom clamé,
et se lança contre le flot invulnérable.

Illustration de Stephen Reid pour Cuchulain, the hound of Ulster, récit d'Eleanor Hull, 1911.
Illustration de Stephen Reid pour Cuchulain, the hound of Ulster, récit d’Eleanor Hull, 1911.
Le texte original en anglais :
 
CUCHULAIN’S FIGHT WITH THE SEA
 
A man came slowly from the setting sun,
To Emer, raddling raiment in her dun,
And said, ‘I am that swineherd whom you bid
Go watch the road between the wood and tide,
But now I have no need to watch it more.’
 
Then Emer cast the web upon the floor,
And raising arms all raddled with the dye,
Parted her lips with a loud sudden cry.
That swineherd stared upon her face and said,
‘No man alive, no man among the dead,
Has won the gold his cars of battle bring.’
 
‘But if your master comes home triumphing
Why must you blench and shake from foot to crown?’
 
Thereon he shook the more and cast him down
Upon the web-heaped floor, and cried his word:
‘With him is one sweet-throated like a bird.’
 
‘You dare me to my face,’ and thereupon
She smote with raddled fist, and where her son
Herded the cattle came with stumbling feet,
And cried with angry voice, ‘It is not meet
To idle life away, a common herd.’
‘I have long waited, mother, for that word:
But wherefore now?’

                              ‘There is a man to die;
You have the heaviest arm under the sky.’

‘Whether under its daylight or its stars
My father stands amid his battle-cars.’

‘But you have grown to be the taller man.’

‘Yet somewhere under starlight or the sun
My father stands.’

                           ‘Aged, worn out with wars
On foot. on horseback or in battle-cars.’

‘I only ask what way my journey lies,
For He who made you bitter made you wise.’
‘The Red Branch camp in a great company
Between wood’s rim and the horses of the sea.
Go there, and light a camp-fire at wood’s rim;
But tell your name and lineage to him
Whose blade compels, and wait till they have found
Some feasting man that the same oath has bound.’

Among those feasting men Cuchulain dwelt,
And his young sweetheart close beside him knelt,
Stared on the mournful wonder of his eyes,
Even as Spring upon the ancient skies,
And pondered on the glory of his days;
And all around the harp-string told his praise,
And Conchubar, the Red Branch king of kings,
With his own fingers touched the brazen strings.
At last Cuchulain spake, ‘Some man has made
His evening fire amid the leafy shade.
I have often heard him singing to and fro,
I have often heard the sweet sound of his bow.
Seek out what man he is.’
                                      One went and came.
‘He bade me let all know he gives his name
At the sword-point, and waits till we have found
Some feasting man that the same oath has bound.’

Cuchulain cried, ‘I am the only man
Of all this host so bound from childhood on.’

After short fighting in the leafy shade,
He spake to the young man, ‘Is there no maid
Who loves you, no white arms to wrap you round,
Or do you long for the dim sleepy ground,
That you have come and dared me to my face?’

‘The dooms of men are in God’s hidden place,’

‘Your head a while seemed like a woman’s head
That I loved once.’

                               Again the fighting sped,
But now the war-rage in Cuchulain woke,
And through that new blade’s guard the old blade broke,
And pierced him.
                             ‘Speak before your breath is done.’

‘Cuchulain I, mighty Cuchulain’s son.’

‘I put you from your pain. I can no more.’

While day its burden on to evening bore,
With head bowed on his knees Cuchulain stayed;
Then Conchubar sent that sweet-throated maid,
And she, to win him, his grey hair caressed;
In vain her arms, in vain her soft white breast.

Then Conchubar, the subtlest of all men,
Ranking his Druids round him ten by ten,
Spake thus: ‘Cuchulain will dwell there and brood
For three days more in dreadful quietude,
And then arise, and raving slay us all.
Chaunt in his ear delusions magical,
That he may fight the horses of the sea.’
The Druids took them to their mystery,
And chaunted for three days.
                                                Cuchulain stirred,
Stared on the horses of the sea, and heard
The cars of battle and his own name cried;
And fought with the invulnerable tide.

Pour en lire plus :

D’autres poèmes de Yeats traduits sur le site :
Saturno devorando a un hijo, Goya, 1819-1823
Saturne dévorant un de ses fils, peinture de Goya, 1819-1823

Notes :
Source notable :
https://www.thefreelibrary.com/Changing+the+story%3a+transformations+of+myth+in+Yeats%27s+poem…-a0309068617, « Changing the story: transformations of myth in Yeats’s poem « Cuchulain’s Fight with the Sea » de Roxanne Bodworth, 2012.
[1] « Cuchullin […] was the great warrior of the Conorian cycle. My poem is founded on a West of Ireland legend given by Curtin in Myths and Folklore of Ireland. The bardic tale of the death of Cuchullin is very different », Yeats, cité par Jacqueline Genet dans La Poésie de William Butler Yeats, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Spetentrion, 2007.
[2] On notera en tout cas que Yeats avait écrit une pièce de théâtre sur le même sujet, intitulée The Only Jealousy of Emer en 1919, réécrite en prose en 1928 sous le titre Fighting the Waves.
[3] Dans la version de Curtin, le fils de Cuchulain se nomme Connla, mais Yeats le nomme Finmole dans son poème de 1892, pour faire finalement disparaître toute mention du nom dans le texte de 1925.