He Wishes for the Cloths of Heaven – traduction et analyse

Grand poète de l’Irlande dont il exalta la nation et dont il fut sénateur, prix Nobel de littérature en 1923, William Butler Yeats mêle symboles, mythes et lyrisme dans toute son oeuvre.
Parmi ses plus célèbres, son bref poème « He Wishes for the Cloths of Heaven » condense en quelque sorte les traits de sa poétique. Il a été publié en 1899 dans son recueil The Wind Amond the Reeds (Le Vent parmi les roseaux) sous le titre « Aedh Wishes for the Cloths of Heaven », modifié par la suite avec le remplacement d’Aedh par un « He » plus neutre.

Marche doucement car tu marches sur mes rêves

Il contient le vers souvent cité : “tread softly because you tread on my dreams » / « Marche doucement, parce que tu marches sur mes rêves », notamment dans le film Equilibrium (voir ci-dessous), et rejoint ainsi la liste réjouissante des poèmes qui imprègnent la culture populaire, tels « Ozymandias » de Shelley ou « Do Not Go Gentle Into That Good Night » de Dylan Thomas.
 
La Belle Dame sans Merci, inspiration pour Yeats
La Belle Dame sans Merci, par le peintre préraphaélite Henry Meynell Rheam, 1901.
Le poème en langue originale (anglais) :
 
He Wishes for the Cloths of Heaven 
[Aedh Wishes for the Cloths of Heaven]
 
Had I the heavens’ embroidered cloths,
Enwrought with golden and silver light,
The blue and the dim and the dark cloths
Of night and light and the half light,
I would spread the cloths under your feet:
But I, being poor, have only my dreams;
I have spread my dreams under your feet;
Tread softly because you tread on my dreams.

Traductions

Une traduction du poème (et du recueil dont il est issu) par l’écrivain André Pieyre de Mandiargues a été publiée aux éditions Fata Morgana en 1984 :
 
IL SOUHAITE LES VÊTEMENTS CELESTES
 
Eussé-je des cieux les vêtements brodés,
Tissus de lumière d’or et de lumière d’argent,
Les bleus, les troubles, les noirs vêtements
De la nuit et du jour et du demi-jour,
Je jetterais sous tes pieds tous ces vêtements ;
Mais je suis pauvre, et je n’ai que mes rêves ;
J’ai voulu que mes rêves soient jetés sous tes pieds ; 
Fais-toi légère car tu foules mes rêves.
 
Couverture du recueil Le Vent parmi les roseaux de Yeats chez Fata Morgana
 
Je propose ci-après deux traductions personnelles. On pourra relever que Yeats n’hésite pas à utiliser un terme comme « Enwrought », variation recherchée d’inwrought.
 
Il souhaite les étoffes du ciel
 
Aurais-je des cieux les étoffes brodées,
Ornementées de lumière d’or et d’argent,
Les étoffes bleues, pâles et sombres
De la nuit, de la lumière et de la pénombre,
J’épandrais ces étoffes sous tes pieds ;
Mais, pauvre de moi, je n’ai que mes rêves ;
J’ai déversé mes rêves sous tes pieds ;
Que ton pas soit léger car tu foules mes rêves.
 
Il désire les étoffes célestes
 
Eussè-je la passementerie des cieux, les étoffes
Ornées de l’argent et l’or de la lumière,
Le bleuté, la pâleur et l’obscur des étoffes
Du clair-obscur, de la nocturne, de l’éblouissante lumière,
J’étendrais les étoffes sous tes pieds :
Mais moi, dans ma pauvreté, je ne possède que mes songes ;
J’ai étendu mes songes sous tes pieds ;
Légers soient tes pas, car tu foules mes songes.
 
Maud Gonne
Maud Gonne vers 1900.
On m’a tout dernièrement donné à lire une autre traduction originale en réaction à la lecture de cet article. Je remercie donc Anaïse (sur twitter) pour cette contribution que je restitue :
 
Il espère les tissages célestes
 
Si je possédais les tissages brodés du ciel
Cousus de lumière d’or et d’argent
Ces bleutées ces blanches ces claires-obscures étoffes
De nuit d’aube et de crépuscule
Je disposerais ces tissages sous tes pieds
Mais moi, pauvre, démuni, je ne possède que mes rêves
J’ai déroulé mes rêves sous tes pieds
Passe doucement car ton pas foule mes rêves

Contexte d’écriture

Le poème fut écrit pour sa muse Maud Gonne, nationaliste irlandaise qui inspira une passion durable et frustrante à Yeats, qui lui fit plusieurs demandes en mariage dont la première eut lieu en 1899, année de la publication du texte.
Une lecture biographique tentante suggèrerait donc que Yeats s’identifie au personnage d’Aedh ou au « he » du poème, qui mettant la femme aimée (Gonne) sur un piédestal se prépare à être éconduit. Cette interprétation n’est pas sans mérite, puisque d’après le chercheur Oliver Tearle l’un des biographes de Yeats, Joseph Hone, a signalé que Yeats avait déclaré que ‘He Wishes for the Cloths of Heaven’ montrait comment perdre un amour.
Cependant, le fait que Yeats ait retiré la référence à Aedh dans les versions ultérieures du poème peut être vu comme une façon pour l’auteur de se défaire d’une période douloureuse, de dépersonnaliser le texte.

La version avec Aedh

Aedh (nom du dieu irlandais de la mort) est un archétype romantique récurrent de la poésie de Yeats : une figure pâle, sensible, fragile et langoureux, liée au mythe d’Orphée.
Dans le recueil entier de The Wind Amond the Reeds, treize poèmes ont Aedh comme personnage, associés aux thèmes de l’amour perdu et de l’idéal impossible, mais aussi des menaces subies par l’idée de beauté lorsqu’elle se manifeste dans le monde.
Avec deux autres personnages, Michael Robartes et Red Hanrahan, Aedh constituent ce que Yeats lui-même appelle des « principes de l’esprit ». Aedh en particulier est est le « feu se consumant lui-même » d’après une note de Yeats [1]. On peut donc se demander si la puissance de ses rêves n’est pas la raison pour laquelle l’amour bien concret d’une femme ne peut que lui échapper.
Sandman par Charles Vess, 1996
Sandman, le seigneur des rêves, par Charles Vess, 1996

Quelques éléments d’analyse

Composé d’une strophe unique et de huit vers, le poème, à la première personne, ne semble pas respecter de système métrique précis, bien que chaque vers compte entre huit et dix syllabes.
Le schéma de rimes est plus évident : ABABCDCD, bien qu’il s’agisse moins de rimes que de répétition de mots : cloths, light, feet, dreams. On peut en outre distinguer des rimes internes, ‘Of night and light and the half light‘, ‘I have spread my dreams under your feet; / Tread softly because you tread on my dreams’.
Le poème traite du thème amoureux selon une approche traditionnelle : l’amoureux ne se sentant pas à la hauteur de l’aimée,  que ce soit en raison d’un manque de biens matériels ou plutôt de vertus morales, spirituelles… si bien que ses rêves sont tout que l’amoureux a à proposer, et peut-être à récupérer si l’aimée s’éloigne de lui. La thématique romantique peut ainsi renvoyer à la ballade de John Keats, La Belle Dame sans Merci [2], dans laquelle un chevalier tombé sous le charme d’une fée se retrouve pris au piège d’un rêve.
L’amoureux/Aedh est d’abord tourné vers l’hypothèse d’une richesse déjà onirique, potentiellement religieuse, qui évoque la peinture : tout est lumière et nuance, vision plutôt que possession. Dans une fausse concession à la matérialité, le locuteur se déclare prêt à répandre cette « richesse » sous les pieds de la femme : ce serait la beauté de l’idéal artistique rendue humble par l’amour. 
Néanmoins il ne s’agit que d’une métaphore, et l’amoureux n’a que des rêves à proposer, sans les décrire ni même laisser deviner leur nature. Ces rêves donc, sans limite précise, peuvent se trouver partout où va la femme, ce que suggère l’emploi du présent final. Cela impliquerait aussi que l’aimée en mouvement ne s’arrête pas pour le locuteur et ses rêves.
 
Equilibrium, Sean Bean et Yeats
Sean Bean dans Equilibrium, 2002

Le poème au cinéma

Le poème est cité en partie dans le film de science-fiction Equilibrium (2002), réalisé par Kurt Wimmer. Dans cette dystopie, les humains sont contraints de prendre un médicament contre les émotions, le prozium. Ceux qui refusent sont inlassablement châtiés par une caste policière, les Ecclésiastes Grammaton.
Lors d’une scène du début du film, le personnage de Preston (joué par Christian Bale) traque son partenaire Partridge (Sean Bean) qui a sauvé de l’incinération une anthologie de Yeats. Sur le point d’être exécuté pour trahison, Bean récite les derniers vers de « He Wishes for the Cloths of Heaven » traduits ainsi :
Mais tu sais je suis pauvre, et mes rêves sont mes seuls biens ;
Sous tes pas j’ai déroulé mes rêves ;
Marche doucement, parce que tu marches sur mes rêves.
On peut voir cette scène et écouter le texte en français ou en version originale. Equilibrium utilise clairement le poème pour résumer tout ce qui fait défaut à son univers dystopique, conçu d’ailleurs par Kurt Wimmer comme une parabole.

Christian Bale en héros d'action dans Equilibrium
Entre Matrix (1999) et Batman Begins (2005), Equilibrium tenta sa chance…

Le poème de Yeats peut aussi être interprété dans une perspective plus personnelle, du point de vue de Preston : celui-ci a perdu sa femme, en révolte contre le système totalitaire, et c’est cette perte, plus que le prozium qu’il ingère, qui a contribué à l’isoler de ses émotions. « He Wishes for the Cloths of Heaven » ainsi que l’exécution de Partridge vont au contraire entraîner le retour des sentiments refoulés, et permettre à Preston d’envisager le monde sous un angle neuf.
Le poème est aussi lu dans son intégralité par Anthony Hopkins dans le film 84 Charing Cross Road (1987), réalisé par David Jones. Le personnage d’Hopkins, le libraire Frank Doel, est plongé dans la lecture du recueil de Yeats, The Wind Amond the Reeds, quand il voit pour la première fois Helene Hanff (jouée par Anne Bancroft).

Yeats dans 84 Charing Cross Road (1987).
Le recueil de Yeats dans une scène de 84 Charing Cross Road (1987).

Complément : roman et chanson

L’intertextualité réserve parfois quelques surprises… Il est à relever que l’auteur John Irving a également cité « Aedh Wishes for the Cloths of Heaven » dans son roman A Widow For One Year (1998, publié en France en 1998 sous le titre Une veuve de papier).
Dans ce roman, le personnage d’Eddie utilise le poème pour exprimer son amour envers Marion, femme malheureuse de Ted, écrivain manipulateur.
En effet Ted a spécifiquement choisi d’employer Eddie comme assistant pour le jeter dans les bras de Marion, pousser celle-ci à l’infidélité et obtenir ainsi la garde de leur fille. Degré supplémentaire de manipulation : Eddie ressemble au fils défunt de Ted et Marion… pas étonnant, dans le cadre d’un tel cauchemar psychanalytique, que le poème de Yeats évoque un univers onirique dans lequel l’amour idéalisé permet d’échapper à la pesanteur du réel.
 
Dolores O'Riordan chante Delilah
Dolores O’Riordan chante « Stop treading on my dreams » dans la version live de Delilah à Paris en 1999.
À noter également que les Cranberries, en bons Irlandais (?), se sont souvenus de « He Wishes for the Cloths of Heaven » pour leur album à succès Bury the Hatchet en 1999. Leur chanson « Delilah » détourne ainsi le fameux vers « Tread softly because you tread on my dreams » en un « Stop treading on my dreams », répété par une narratrice furieuse.
La chanteuse Dolores O’Riordan semble prendre à partie une certaine Delilah, qui aurait des vues sur l’amoureux de la narratrice, résolue quant à elle à ne pas se laisser marcher sur les pieds et menace d’en venir aux mains… L’idéal amoureux ne serait-il plus à la mode ? Delilah, ou Dalila, est aussi un personnage de la Bible, fameuse pour avoir séduit et trahi l’invincible Samson.
On pourra lire en complément d’autres traductions de poèmes de Yeats :
 
Notes :
[1] Sur ce sujet, voir : Spivak, Gayatri Chakravorty. “‘Principles of the Mind’: Continuity in Yeats’s Poetry.” MLN, vol. 83, no. 6, Johns Hopkins University Press, 1968, pp. 882–99, https://doi.org/10.2307/2908226.
[2] La référence à la belle dame sans merci est particulièrement évidente dans un autre poème de The Wind Amond the Reeds, « Aedh Hears the Cry of the Sedge ».
Le poème en langue originale et sa traduction sous format d’image (cliquer pour agrandir) :
Traduction de He Wishes for the Cloths of Heaven de Yeats