La Ferme des animaux et la colère sociale

« Tous pourris »
« Je déplore que onze de nos concitoyens aient perdu la vie durant cette crise. Je note qu’ils ont tous perdu la vie, bien souvent, en raison de la bêtise humaine, mais qu’aucun d’entre eux, aucun, n’a été la victime des forces de l’ordre. »
E. Macron depuis l’Égypte, 28 janvier 2019.

Alors que depuis deux mois et demi, une partie du peuple français est sortie d’une longue torpeur, beaucoup questionnent les causes profondes de ce soulèvement. Ce fort courant d’émancipation tend vers le ras-le-bol général mais n’a aucune cohérence politique. Après que les Français se sont profondément divisés à la présidentielle de 2017, une majorité soutient les gilets jaunes [1]. Pour tenter de mieux cerner ce phénomène complexe, oublions le petit écran et ses gesticulations hanounesques pour nous replonger dans la lecture d’un géant de la littérature et appréhender la lame de fond en mouvement.
La ferme des animaux, publié en 1945, fait partie des écrits les plus connus de George Orwell [2]. Sa lecture est souvent citée pour étudier la révolution bolchévique et le passage des soviets populaires à la dictature stalinienne. Cette fable, qui rappelle les Fables de notre La Fontaine national, met en scène la prise de pouvoir des animaux d’une ferme anglaise contre leurs maîtres humains. Très éloigné d’une apologie du véganisme, le récit raconte le lent échec de la prise de pouvoir des opprimés et l’émergence de nouveaux maîtres.
 
page de garde
Souvent vu comme une fable pour enfants, l’ouvrage est au contraire à mettre entre toutes les mains : il est court, accessible et puissamment stimulant.
Loin de voir dans cet ouvrage une « prophétie jaune fluo », nous tentons, simplement et humblement, de réutiliser de vieux enseignements qui n’ont jamais été aussi frais. Quels verrous peuvent être ouverts par cette « clé animale » ? À la lecture d’Orwell, le regard réflexif que l’on porte sur notre époque gagne en maturité. Nous prenons de la distance pour rapport à notre quotidien et gagnons des clés pour nous délivrer de nos illusions (et enfin sortir de la caverne de Platon).
Le rejet du système, largement observé aujourd’hui, n’est pas nouveau. Il s’ancre dans un passé plus ou moins éloigné, des philosophes anciens aux jacqueries médiévales (en passant par la Fronde !). Lorsque Coluche, grand philosophe français, lance l’expression « tous pourris » lors de sa vraie-fausse campagne de 1981, il remet au goût du jour ce rejet et sanctifie un dégoût général des hommes politiques. Alors qu’une grande partie des manifestants s’inscrivent aujourd’hui dans cette lignée, comment peut-on expliquer que les Français aient de nouveau perdu la foi en la politique ?

L’illusion de l’alternance

« Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme. Car l’Homme est notre seul véritable ennemi »

Discours du 1er cochon révolutionnaire.

Le récit est une réécriture de la révolution soviétique dans un style se rapprochant, nous l’avons dit, des Fables de La Fontaine. Les animaux s’y révoltent contre leurs maîtres humains et tentent d’installer un régime égalitaire dans la ferme. Après des débuts en fanfare, une classe dirigeante de cochons émerge en concentrant la richesse et s’entourant de farouches chiens de garde. Ils ne travaillent pas et se protègent contre toute critique. Lorsqu’ils commencent à marcher à deux pattes et à dormir dans des lits, le système d’oppression réapparaît : de nouveaux maîtres mais toujours les mêmes esclaves.
« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon ; mais il était déjà impossible de distinguer l’un de l’autre. »
Tous les stigmates du cercle vicieux de l’alternance sont apparus sur le douloureux corps social français. L’abstention bat tous les records et le dégagisme semble une règle immuable, alternant la droite et la gauche avec un dégoût croissant pour la politique proportionnel au nombre de promesses non tenues. On a donc de nouveaux « cochons » tous les cinq ans, grouinant leur langue de bois farcie à la novlangue [3]. Tous ces révolutionnaires de la veille se fondent à merveille dans nos institutions si confortables, avec chauffeur et faux frais.
 
présidentielles 2017
Si toi aussi tu aimes la France et l’égalité pour tous, vote en conséquence !
En effet, lors de chaque nouvelle élection présidentielle, les candidats rivalisent dans leurs promesses pour prôner un changement radical de société. Une majorité se présente comme « antisystème » même lorsqu’ils ont été chef de gouvernement ou ministre de l’économie dans un passé pas si éloigné. Cependant, l’heureux élu a souvent des problèmes de mémoire. Avec François Mitterrand comme précurseur [4], les présidents nouvellement élus ont joué d’originalité pour trahir leurs anciennes promesses de campagne…
 « Quatre pattes oui ! Deux pattes non ! »
Le slogan de campagne des cochons de la ferme des animaux.

L’égalité : simple valeur ou réalité objective ?

Douce finit par dire :« Ma vue baisse même au temps de ma jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le même. Benjamin, les Sept commandements sont-ils comme autrefois ?
Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit. Il n’y avait plus maintenant qu’un Seul commandement. Il énonçait :
« Tous les animaux sont égaux. Mais certains sont plus égaux que d’autres »
Lorsque la révolte des animaux éclate et que ceux-ci prennent le pouvoir, l’égalité est élevée au rang de valeur suprême.
Singeant la révolution rouge en Russie, la fable voit la remise en cause de cette valeur fondamentale. En URSS, le pouvoir était dans les mains du peuple, mais certains étaient plus du peuple que les autres (comprendre les fanatiques de Staline). Si l’on n’a pas peur du vide, il est possible de pousser un peu plus loin le parallèle…
ARTICLE 2 :
[…] La devise de la République [5] est « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. […]
Constitution de la Vème République (1958)
De nos jours, l’égalité semble toujours gravée dans le marbre. Faisant partie intégrante de l’« âme » de la France [6], il serait difficile de l’effacer comme à la ferme des animaux. Cependant, est-elle une réalité ou un vœu pieux ? Les « restos du cœur » n’ont jamais été aussi débordés ; la pauvreté et les inégalités gangrènent la société. L’égalité est-elle toujours un but à atteindre ? Ou sert-elle en réalité de voile pudique à une situation sociale catastrophique ?

La soumission perpétuelle

Après avoir vendu l’âne Malabar à un équarrisseur, le cochon Brille-Babil parle aux animaux de la ferme :
« Le spectacle le plus émouvant que j’aie jamais vu, déclara-t-il de la patte s’essuyant une larme. J’étais à son chevet tout à la fin. Et comme il était trop faible pour parler, il m’a confié à l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre l’âme avant avoir vu le moulin achevé. »
Cette citation illustre la victoire des cochons. S’étant révoltés contre l’esclavage, les animaux de la ferme se retrouvent sous la coupe de nouveaux maîtres, qui n’hésitent pas à sacrifier leurs ouailles (et pas qu’au sens figuré), pour leur faire bâtir un moulin, par exemple, ainsi qu’à leur mentir ou faire parler les morts.
Tous les animaux se sont rebellés, ils ont cru avoir gagné et ce sont finalement les cochons qui ont réussi à prendre le pouvoir sur le dos des autres. Ainsi, la puissance de la colère animale a été canalisée et guidée par un chef, le cochon Napoléon, qui a su manipuler l’opinion publique animale. Les hommes sont tombés, vive les hommes !
« Quatre pattes oui ! Deux pattes mieux ! »
Devise révisée de la ferme des animaux

Alors que la révolte jaune fluo n’en est peut-être qu’à ses débuts, les tentatives de mise en échec sont nombreuses. Tout est fait pour diviser un mouvement qui inspire de plus en plus, même au-delà des frontières françaises. Après avoir esquivé les anathèmes et les errances médiatiques, les gilets jaunes font aujourd’hui face au plus grand danger : la récupération politique. Les listes « gilets jaunes » aux élections européennes de mai 2019 apparaissent mères de tous les dangers.
Les affres des joutes politiciennes risquent de scalper en plein vol un mouvement issu d’un rejet sans concession de la politique traditionnelle. Ce rejet avait d’ailleurs servi la campagne et l’image d’un candidat qui se voulait « hors système », et qui visiblement ne craint pas les paradoxes :
« Moi aussi je suis gilet jaune ! »
E. MACRON (31 janvier 2019)
Notes :
[1] Quatre partis politiques ont fait environ 20% au 1ertour de la présidentielle 2017 marquant une immense fracture politique. À l’inverse de cette division, les gilets jaunes semblent toujours être soutenus par la majorité du peuple français.
[2] George ORWELL est devenu un auteur classique après le succès immense de son dernier livre : le fameux 1984 publié en 1949. Mort l’année suivante, il n’a pas pu continuer son action dans l’éveil des masses, fauché par la maladie. Son œuvre est beaucoup plus riche que l’on peut le penser : une dizaine de romans et des centaines d’essais ou d’articles témoignent d’une personnalité complexe, très marquée à gauche mais qui a su prendre ses distances avec le communisme. Attaché à un respect de valeurs traditionnelles, il a même été taxé d’ « anarchiste de droite » par certains observateurs.
[3] Dans 1984, une nouvelle langue, dite novlangue, est mise en place pour soutenir le régime. Le vocabulaire est petit à petit réduit et les mots perdent de leur sens. Cette manipulation des mots est très actuelle avec l’exemple des « plans sociaux » qui sont en réalité antisociaux. On devrait plutôt dire « plan de licenciement » si les mots correspondaient à la réalité.
[4] Dans son ouvrage, Le coup d’État permanent, F. Mitterrand prônait la suppression de la Vème République. Pourtant, il connut la présidence la plus longue de l’histoire de la Vème République. Quatorze longues années au pouvoir pour changer les choses…
[5] On a tendance à mélanger le terme de « République » avec celui de « démocratie ». Ce dernier est étymologiquement le « pouvoir au peuple », c’est-à-dire la participation du peuple au gouvernement de son territoire. À l’inverse, la République est un régime politique difficile à définir mais s’opposant à la monarchie. Lorsque Louis XVI est emprisonné en août 1792, la République est « automatiquement » proclamée. La République n’est donc pas forcément démocratique comme pour la République populaire de Chine : dictature où le gouvernement est concentré dans les mains des cadres du parti unique.
[6] Le souci de l’égalité est consubstantiel à l’esprit de notre nation, rien à voir avec les Anglo-saxons. Elle a donné la Révolution de 89, les grèves de 36, la Sécurité sociale… Cet idéal d’égalité entre les citoyens a pu être un modèle pour de nombreux mouvements politiques étrangers haïssant la dictature, le colonialisme ou l’accaparement de la richesse par une petite élite.