La vraie fin des samouraïs

Un Tom Cruise en cosplay samouraï qui virevolte et trucide un sabre dans chaque main [1] : ça c’est bien Hollywood ! Sorti en 2003 dans les salles obscures, Le Dernier Samouraï est un film historique américano-japonais réalisé par E. Zwick. Bien que majoritairement tourné en Nouvelle-Zélande, le film réussit à nous plonger dans le début de l’ère Meiji (1868) qui a vu l’ouverture du Japon sur le monde après des siècles d’isolation volontaire : les katanas sont petit à petit remplacés par les fusils.
Voici le synopsis (pour les petits malins au fond qui n’ont pas vu le film !) : Tom Cruise joue le rôle d’un soldat américain traumatisé par les massacres d’indigènes aux États-Unis. Alcoolique, il accepte de rejoindre le Japon pour entraîner les troupes de l’empereur à l’occidentale. Après moult péripéties, il rejoint le camp d’un rebelle japonais qui refuse l’occidentalisation du Japon : le merveilleux Katsumoto. Nous n’allons pas dévoiler la fin mais ça se finit « à la japonaise » [2].

Le temple Engyô-ji a servi de décor pour Le Dernier Samouraï
Le mythique temple Engyô-ji est l’un des seuls lieux de tournages japonais du film. Il est situé sur une petite montagne à côté d’Himeji (visitable par les touristes).

Historiquement, aucun américain n’a jamais connu de près ou de loin la vie du personnage de Tom Cruise… À l’inverse, un français nommé Jules Brunet semble avoir vécu, lui, une expérience comparable ! Il ne faut donc pas prendre le film pour argent comptant mais il est tout de même fondé sur des faits réels. Quoi qu’on pense du film, celui-ci titille notre intellect :
Quelles sont les origines historiques du scénario du film ? Pourquoi et comment les Japonais ont-ils ouvert leur pays à l’occident ? Comment ont-ils modernisé leur armée ? Le rôle des Français a-t-il été volé par les Américains ?

Une ouverture brutale à l’Occident

Entre 1650 et 1853, le Japon est fermé sur l’extérieur (sakoku en japonais) [3]. En clair, aucun étranger ne pouvait venir sur les îles japonaises sans autorisation (crime puni de mort). De la même manière, les Japonais ne pouvaient pas sortir de l’archipel, sauf en mission diplomatique vers la Corée ou la Chine par exemple. La ville d’Hiroshima était le seul port japonais  où les commerçants occidentaux étaient acceptés. [4]
C’est ici qu’interviennent les jeunes États-Unis. En 1853, déjà conscients de leur destinée commerciale, le gouvernement américain envoie le commodore Perry pour négocier des accords commerciaux avec les nippons. Suite au refus du shogun, le commodore tente de trouver les bons mots pour attendrir les Japonais : avec ses « navires noirs » il entre dans la baie d’Edo et menace de bombarder la ville (Tokyo actuelle) ! Les Japonais doivent plier…

L'expédition de Perry obligea le Japon à ouvrir ses frontières
L’expédition de Perry au Japon : « Vous allez ouvrir vos frontières au progrès bande de fascistes ! »
Suite à cet épisode honteux, les Japonais vont vivre quinze années de soumission progressive. La convention de Kanagawa de 1854, obtenue aux forceps par les États-Unis, va ouvrir le commerce japonais aux marchands étrangers : américains mais aussi anglais, hollandais, français… En 1864, une flotte occidentale va cette fois-ci bel et bien bombarder le détroit de Shimonoseki ! La supériorité militaire occidentale pèse de tout son poids dans les négociations commerciales…
Même si une partie de la population japonaise voit d’un bon œil l’ouverture à l’Occident, nombreux sont ceux qui vivent avec un sentiment de honte militaire et d’infériorité par rapport aux occidentaux. De plus, l’archipel a peur d’être colonisé comme la majorité de ses voisins (Chine, Indochine, Philippines…). Cette peur va être utilisée par un nouvel empereur ambitieux pour restaurer la dignité impériale et redorer le blason japonais.

L’extraordinaire mission du capitaine BRUNET auprès du shogun

C’est ici qu’un Français va faire son entrée fracassante dans l’histoire de l’empire japonais ! Il s’appelle Jules Brunet, originaire de Belfort. Sorti de Saint-Cyr et militaire de carrière, il fait partie d’une mission française envoyée au Japon en 1866. Celle-ci doit participer à la modernisation militaire de l’archipel. À 28 ans, le lieutenant Brunet est chargé de métamorphoser l’artillerie japonaise [5]… À l’époque, la France est dirigée par l’empereur Napoléon III.

Jules Brunet soutint le shogun Tokugawa jusqu'au bout des moustaches
Jules Brunet portait la moustache comme tous les militaires français : Tom Cruise a-t-il eu peur de devoir en porter une ?

Le 19 novembre 1866, la mission embarque à Marseille pour un long voyage… Selon F-X Héon, 21 colis entiers sont remplis d’alcool (faut bien tenir, eh oh !). Pendant près de 52 jours, Brunet traverse le monde entier en passant par le canal de Suez, puis fait escale à Ceylan et ensuite à Singapour. Après un dernier arrêt à Shanghai, le navire franchit le détroit de Diemen et débarque à Yokoyama le 13 janvier 1867.
C’est ici qu’il faut bien suivre. Arrivé sur place, la mission se met au service du shogun, une sorte de 1er ministre japonais, Yoshinobu Tokugawa, en place depuis peu. Les shoguns dominent le Japon depuis des siècles et gouvernent depuis Edo (Tokyo). De son côté, le mikado (empereur) logeait à Kyoto d’où il n’exerçait qu’un pouvoir symbolique. Lorsque les français arrivent, le nouvel empereur s’appelle Meiji et n’a que 15 ans : il est en place depuis quelques jours et son pouvoir semble minime [6].
Tout juste arrivés, les Français se rendent compte de la faiblesse de l’armée japonaise. Ils vont travailler d’arrache-pied pour former à l’occidentale des officiers et des troupes japonaises. Dans son domaine, Brunet fait l’inspection des quelques canons japonais : « les rayures sont défectueuses et les tirs atteignent à peine les 1 200 mètres, avec une précision toute relative ». Le shogun a bien fait de s’adresser aux successeurs de Napoléon Ier !

Les militaires français envoyés par Napoléon III au Japon
Photographie de Jules Brunet et ses potes de la mission française au Japon.

Pendant près de 15 mois, la mission de Napoléon III au Japon connaît de vrais succès. Certains officiers japonais maîtrisent le français et le commandement militaire est inspiré par l’armée impériale française. De son côté, Brunet conduit sa mission avec succès : « création d’un arsenal (à Sekinoji) et d’une pyrotechnie, une poudrerie et une fonderie, organisation de six batteries complètes dont deux à cheval ».
Comme le reste de la mission, Brunet est totalement immergé dans la culture japonaise et apprend rapidement les us et coutumes nippons. Les Français sont impressionnés par les hauts fonctionnaires du shogun qui sont tous samouraï. Ils suivent un code d’honneur appelé Bushido, qui guide les guerriers japonais depuis des siècles. Ils portent aussi les deux sabres à la ceinture mais aussi le chonmage : la coiffure traditionnelle des samouraïs.

Le samouraï est aussi bien cavalier qu'archer
Estampe japonaise de 1878 représentant un samouraï à cheval portant un arc et des flèches. 

Brunet a certainement tissé des liens d’amitié, ou tout du moins de respect mutuel, avec le shogun Tokugawa. Militaire à moustache, Brunet est aussi un artiste : il peint de nombreux tableaux pendant son séjour nippon dont des portraits du shogun lui-même. Il réalise même un croquis du shogun debout, ce qui était interdit par la morale japonaise… Le 1er mai 1867, toute la mission française est reçue par le 15èmeshogun et un toast est porté à Napoléon III.

La rébellion contre le dernier shogun

À la fin de l’année 1867, une guerre commence entre le shogun et certains grands nobles du Sud de l’archipel (les daïmyos). Ils lui reprochent d’usurper le pouvoir de l’empereur Meiji, qui devrait être, selon eux, le vrai chef du pays. Acculé, le shogun abdique le 10 novembre 1867. Cependant, la guerre continue et les rebelles prennent Kyoto le 3 janvier 1868 : ils occupent le palais de l’empereur pour en chasser les partisans du shogun qui finit par se réfugier à Osaka pour organiser sa défense.
Les 10 000 hommes du shogun ne seront pas de taille face aux forces ennemies luttant pour le nouvel empereur Meiji. Malgré l’entraînement français, leurs soldats sont encore majoritairement armés de katanas plutôt que de fusils. Ils sont battus le 27 janvier 1868 près de Toba et Fushimi. De retour à Edo (qu’il contrôle encore), le shogun demande conseil à la mission française, qui lui est encore fidèle, mais sa chute est proche…

Le shogun Tokugawa fut soutenu un temps par Napoléon III
Photographie du shogun Tokugawa (1867) en uniforme français : ça change du kimono !

D’abord soutenu par les pays occidentaux, le shogun est très vite lâché suite à ses échecs. La France lui signifie sa « neutralité à l’égard des deux camps » le 18 février 1868 : « Début avril, les troupes du Sud sont aux portes d’Edo […] la capitale est investie sans combat […] Le Shogun est alors privé de tous ses titres et se voit retirer ses terres ». Yoshinobu Tokugawa fut donc le 15ème et dernier shogun. Il est forcé de quitter Edo et doit prendre des vacances forcées dans sa campagne à Sumpu.
Promu capitaine depuis le 3 août, Jules Brunet assiste atterré à la défaite de son ami le shogun. Le 4 octobre, il démissionne de son poste à la mission française et prend le maquis contre l’empereur Meiji et ses soutiens (qui sont les nouveaux maîtres du Japon). Accompagné par quelques français, il part vers le Nord pour rejoindre les derniers alliés du shogun déchu. Il s’embarque sur les navires de l’amiral Enomoto Takéaki et rejoint la ville de Sendaï puis l’île d’Ezo où les derniers fidèles du shogun déchu se rejoignent.

Brunet suivit les derniers fidèles du shogun sur l'île d'Edo
Ezo (en rouge) est la grande île la plus septentrionale du Japon. Elle s’appelle aujourd’hui Hokkaiko.

Une République autonome (de l’empereur Meiji) est créée sur l’île d’Ezo avec comme capitale Hakodate. Les soldats impériaux sont exclus et l’on organise les premières élections de l’histoire japonaise ! Le 17 janvier 1868, Enomoto est élu comme chef du gouvernement et prend le titre de Gouverneur général. L’ancien capitaine Brunet (qui a perdu ses galons en désertant) y joue un rôle important : conseiller d’Enomoto, il est nommé à la tête des troupes de l’île.
Le français organise « un système défensif cohérent » à Ezo en y appliquant les codes militaires français. L’île sauvage doit devenir un fort imprenable. Mais avec à peine 3 000 combattants et une flotte rapidement détruite, l’affrontement semble perdu d’avance. La flotte impériale vogue déjà vers l’île… Brunet assiste impuissant à la défaite de ses faibles troupes. Le 9 juin, Brunet abandonne ses hommes et fuit à bord du navire français Coëtlogon, qui le surveillait depuis des semaines…

L’ère Meiji : une restauration impériale

Malgré son jeune âge, l’empereur Meiji a su très vite imposer son autorité sur le pays. Une fois le shogun évincé, une restauration impériale fut mise en œuvre : les pouvoirs du bafuku (shogunat) reviennent entre les mains du mikado (empereur). Meiji va petit à petit imposer un gouvernement autoritaire (interdiction de critiquer le gouvernement en 1875) : c’est désormais lui qui tient le pays d’une main de fer…

Meiji, empereur japonais et symbole de la modernisation du Japon
L’empereur Meiji en 1888 est habillé ici à l’occidentale, symbole de la modernisation du pays.

Symboliquement, l’empereur quitte sa résidence de Kyoto et s’installe à Edo (ancien siège du shogunat). La ville est rebaptisée Tokyo : « la capitale de l’Est ». Commencée le 23 octobre 1868, l’ère Meiji sera marquée par une industrialisation rapide de l’archipel et par la construction de milliers de kilomètres de train.
La modernisation de l’armée va s’accélérer et éloigne petit à petit le risque d’une colonisation étrangère. En 1905, la marine japonaise humiliera la marine russe à Tsushima, preuve de l’émergence japonaise sur la scène internationale. De plus, Meiji va appliquer les principes coloniaux occidentaux en Corée. Les Coréens devient un protectorat en 1905 et finit annexée en 1910.
En 1871, l’empereur abolit l’ordre des samouraïs. Sa quête d’une armée moderne était en effet entravée par cette institution jugée archaïque avec son attachement au bushido. Contrairement au film, beaucoup de « vrais samouraïs » devinrent chefs d’entreprises et profitèrent de l’enrichissement du pays. Cependant, une rébellion éclata en 1877 à Satsuma : elle représente les derniers sursauts conservateurs et féodaux dans le Japon contemporain.

Saigo Takamori se rebella contre l'empereur Meiji en 1873
Cette statue de Saigo Takamori est située à Tokyo. Avec ce gros bide, Colin Farell pourrait jouer son rôle dans un remake !

Cette rébellion fut menée par Saigo Takamori : c’est lui qui mérite réellement le titre de dernier samouraï ! Ancien fidèle de l’empereur contre le shogun Tokugawa, Saigo s’oppose à Meiji à partir de 1873. Cinq ans plus tard, il mène la rébellion de Satsuma qui compte près de 40 000 soldats. Tokyo mobilise de son côté 70 000 hommes pour mater la révolte. Une nouvelle fois, l’armée impériale écrase ses opposants et Seigo décide de faire seppuku [7], une vraie fin à la japonaise !

Morale

Que l’on soit fan ou non du film, ses inspirations historiques apparaissent fortement intéressantes. Bien que Tom Cruise ne joue pas un personnage historique, il s’inspire d’une époque fondamentale de l’Histoire japonaise. En effet, l’ère Meiji fait entrer l’archipel dans la modernité. En moins d’un demi-siècle, le Japon est le premier pays non occidental à devenir une puissance industrielle et moderne.
Concernant notre camarade Brunet, il s’en est finalement bien sorti ! Il évite le tribunal militaire et les lourdes sanctions qui tombent sur les déserteurs. En 1870, il participe à la désastreuse guerre contre la Prusse. La glorieuse armée impériale (fr) s’écroule comme un château de cartes face aux armées prussiennes… Brunet meurt en 1911 à Fontenay-sous-Bois après être reçu la légion d’honneur en France et le titre honorifique de grand officier du Trésor sacré du mikado au Japon.
Le couple tradition-modernité au Japon est au cœur du film et continue de fonctionner pour le Japon actuel : toujours  fans de kimonos pendant leur temps libre mais tous habillés à l’occidentale au quotidien. À l’inverse le rôle de la France est l’oubli principal du film : les Américains semblent s’auto-persuader que leur pays a toujours été aussi puissant qu’après la Seconde Guerre mondiale. En réalité, c’est l’armée impériale de Napoléon III qui faisait rêver le shogun en 1866 ! [8]
 
Notes
[1] Tom Cruise est connu pour faire ses cascades lui-même. Selon Allociné, il s’est préparé pendant plus d’an pour le film : musculation, culture japonaise, art du sabre… Rien ne fut laissé au hasard !
[2] [SPOIL] La rébellion des samouraïs se suicide à la mitrailleuse, en mode Première Guerre mondiale… Même les derniers samouraïs ont connu une occidentalisation forcée ! [FIN DU SPOIL]
[3] C’était aussi le cas en Chine qui a brusquement décidé de fermer ses frontières au XVème siècle, alors que les Chinois menaient de nombreuses expéditions maritimes vers l’Inde ou l’Afrique par exemple. Après Zhang He (vers 1415), la Chine abandonne toute idée d’exploration pour se concentrer sur l’intérieur et lutter contre les invasions mongoles.
[4] Le 9 août 1945, les États-Unis d’Amérique bombardent donc la plus occidentale des villes japonaises en choisissant d’attaquer Nagasaki… La ville était connue pour son secteur étranger (Oura).
[5] Pendant toute la partie sur BRUNET, nous avons utilisé un article très complet de F-X HEON : « Le véritable dernier samouraï : l’épopée japonaise du capitane Brunet ». Les citations en sont tirées. Je vous conseille de le lire si vous voulez des anecdotes supplémentaires concernant Brunet et les troubles japonais de 1867-1868.
[6] Ce mode de gouvernement ressemble au gouvernement allemand actuel où le président est faible et inconnu et le chancelier est tout puissant. Pendant le Moyen Âge japonais, le shogunat s’est imposé face au mikado (empereur). Cette domination shogunale s’est brusquement arrêtée en 1867.
[7] Le Seppuku est le suicide rituel japonais. Il est pratiqué par les samouraïs qui ont perdu leur honneur (trahison, défaite…) depuis le XVIIIème siècle. Le « héros » se tranche les entrailles avec son sabre puis un Kaishaku (choisi par lui) lui coupe la tête (c’est un honneur d’être choisi). En France, le terme Hara-Kiri est davantage utilisé mais ce n’est pas le cas au Japon où le terme Seppuku s’impose.
[8] … et non ces sauvages d’Américains en guerre civile de 1861 à 1865… Pour vous renseigner sur la faiblesse de l’armée américaine jusqu’en 1918, intéressez-vous à la Première Guerre mondiale et au rôle central des Français dans l’armée de l’Entente (et le maréchal Foch, nommé commandant en chef des forces alliées sur le front ouest) pendant que la 1ère armée américaine n’est créée que le 10 août 1918 (soit 3 mois avant la fin de la guerre !).