Le magicien, poème de Rilke

Si Rainer Maria Rilke fut trop longtemps, à mes yeux myopes, l’auteur des Lettres à un jeune poète (sitôt lues sitôt oubliées), c’est un peu par hasard que j’ai découvert ses Élégies de Duino et Sonnets à Orphée [1] et depuis je n’ai pas cessé d’y revenir [2], avec un intérêt récent pour La mélodie d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke.
Mais si je me laisse facilement fasciner par les Élégies, d’autres poèmes de Rilke constituent pour moi une source remuante de figures ou de situations romanesques [3], tel « Le magicien », issu des Poèmes épars dans la traduction de Philippe Jaccottet  :
Il appelle. Cela tremble et surgit.

Quoi, cela ? L’autre : tout ce qu’il n’est pas
devient un être. Et cet être tourne vers lui,
vite fait, un visage de surcroît. 

Ô magicien, ne faiblis pas, tiens bon !
Assure l’équilibre à la balance,
qu’elle te porte, toi et ta maison,
et sur l’autre plateau cette naissance. 

Les dés jetés, les liens sont établis.
L’appel l’a emporté sur le refus.
Mais son visage, aiguilles confondues,
montre minuit : il est lié aussi.

Magie française

Il est aisé de voir dans ce magicien invocateur une représentation du poète et de son écriture. Et d’abord, me satisfaisant de l’évidence de cette interprétation, je me suis surpris à relire encore et encore ce poème au point d’en faire un de ceux auxquels j’associe immédiatement Rilke. Toutefois, partant du principe qu’il faut se méfier en particulier des plaisirs anodins, je me suis pris au jeu des recherches, jusqu’à enfin découvrir que le poème concentrait la double influence de Baudelaire et Mallarmé. C’est Gérard Bucher qui nous l’apprend et dont je partage ci-dessous quelques remarques… Baudelaire et Mallarmé ! Il y avait une intertextualité tout à fait française derrière le poème allemand, et c’était donc le doux sentiment d’une familiarité thématique qui me ramenait au « Magicien » !

Gérard Bucher évoque Rilke, Baudelaire et Mallarmé
A Companion to the Works of Rainer Maria Rilke publié par Erika A. Metzger, Michael M. Metzger
C’était un peu trop beau, et aussitôt je me suis trouvé un autre mystère : le titre allemand, « Der Magier ». Mes pauvres souvenirs de la langue de Rilke et de Goethe me proposaient, comme équivalent de magicien, le mot de « zauberer ».
J’ignorais l’existence d’un synonyme et je n’ai pas trouvé (après de rapides recherches, je l’avoue) en quoi le choix par Rilke du nom « magier » pouvait s’avérer particulièrement significatif en allemand, si ce n’est par sa proximité avec le français. 
J’exagère sans doute d’y voir aussi une référence au tarot, dans la mesure où « der Magier » correspond à la carte du Bateleur, et qu’il est tentant d’associer magicien et acrobate, spiritualité et prouesse physique, pour assurer « l’équilibre à la balance ». Les incertitudes sans gravité nourrissent les lectures les plus personnelles.
Passons. Continuant de m’interroger sur mon attirance décidément peu objective pour le poème et sur son rapport au français, c’est au détour d’un article de F. B. Wahr que j’ai appris cette fois que Rilke avait également écrit en français une version du « Magicien » en 1924, la même année que la version allemande, sans qu’on sache au juste laquelle fut la première.

Wahr cite "Der Magier" de Rilke
“Der Magier,” as an Interpretation of Rilke’s Later Thought, F. B. Wahr (The Journal of English and Germanic Philology, Vol. 46, No. 2 (Apr., 1947), pp. 188-198, published by: University of Illinois Press)
Je n’ai pas (encore ?) pu lire cette version, présentée par Wahr comme inférieure, et dont j’ignore dans quelle édition actuelle elle serait accessible. Il me paraît tout de même amusant et séduisant que ces va-et-vient entre le français et l’allemand, par le biais des influences ou des langues, puissent correspondre si facilement aux thèmes du poème, tremblement de la langue, hésitation, lutte… qui font écho, après tout, à la bonne vieille expérience de l’auteur au travail.

Appel en absence

Quelque chose surtout m’intrigue dans le fait que Rilke, à la fin de sa vie, ait eu recours à la figure du magicien, que je rapproche plus facilement de Faust que des prophètes et mages de la poésie française du XIXème siècle [4].
Je ne m’empêche pas non plus, relisant « Mais son visage, aiguilles confondues, / montre minuit : il est lié aussi », de penser à L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire, daté de 1909, et par exemple à ce passage :

Or, l’enchanteur était étendu mort dans le sépulcre, mais son âme était vivante et la voix de son âme se fit entendre : « Dame, pourquoi avez-vous fait ceci ? » La dame tressaillit, car c’était bien la voix de l’enchanteur qui sortait de la tombe, mais inouïe. Comme elle ne savait pas, la dame crut qu’il n’était pas encore mort et frappant de sa main la pierre tiède sur laquelle elle était assise, elle s’écria : « Merlin, ne bouge plus, tu es entré vivant dans le tombeau, mais tu vas mourir et déjà tu es enterré. » Merlin sourit en son âme et dit doucement : « Je suis mort ! Va-t’en, à cette heure, car ton rôle est fini, tu as bien dansé. »

Libre association d’idées, bien entendu, qui ne prétend pas interpréter le poème de Rilke : pourtant je crois, je veux croire, que cet appel d’outre-tombe du magicien me parvient, encore un peu, et qu’en exigeant le jet de dés et le numéro d’équilibriste il me lie irrésistiblement. C’est se soumettre volontiers à l’illusion, au fantasme, comme Merlin à Viviane ; pour ma part, ignorant si le jeu en vaut la chandelle, je me contente de tomber volontiers dans le piège.
Notes :
[1] Dans l’édition poche Points. Bon gré mal gré, il semble que la figure d’Orphée continue de s’imposer à moi, que ce soit par le biais du chant d’amour, de l’élégie, de la bacchanale ou de la catabase… de grands mots pour les joies et les peines. J’avais cru un peu vite m’en défaire avec le recueil de poèmes Les Pas d’Orphée, mais il semble que mon imaginaire se cantonne fermement dans un domaine mythologique assez étroit, et impérieux. De Merlin, sans doute, je fais un avatar orphique : on voit que le poème « Le magicien » de Rilke établit un lien intime entre les deux personnages.
[2] En épigraphe de mon second recueil de poèmes, Le Guetteur insolent, j’avais ainsi choisi une phrase de Rilke tirée de ses Notes sur la mélodie des choses (éditions Allia) : « Et nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches également tortueuses et nous endurons bien des vents. » L’image du fruit-pendu est une autre de ces incontournables qui ne me quittent pas. Ce qui n’empêche qu’avoir osé pareille épigraphe me laisse toujours l’impression d’un manque d’humilité.
[3] Les troubadours déjà pratiquaient l’extrapolation narrative pour s’inventer des vies à partir de leurs poèmes. Ce passage-là, du poétique au narratif et inversement, me paraît une des façons de faire basculer le langage dans le merveilleux.
[4] Baudelaire a-t-il un autre magicien dans son œuvre que celui de sa dédicace à Théophile Gautier, « parfait magicien ès Lettres françaises » ?