Fallout : à la bombe atomique (2/2)

En plus de sa genèse fleurant bon la bonne enfance d’une équipe B, le jeu vidéo Fallout (voir ici pour les origines) a marqué les générations futures d’idées de Game Design.

A. Glups ! On a perdu GURPS !

Grand rôliste, Tim Cain était intéressé par l’utilisation du système GURPS – Generic Universal Role Playing System – système généraliste de jeu de rôle conçu par Steve Jackson. Officiellement à cause de la violence du jeu, mais certainement pour des raisons pécuniaires, Interplay ne peut obtenir de droits d’adaptation. Alors que le moteur était prêt, il a dû être redéveloppé en deux semaines dans l’urgence. Le système qui en sortira sera nommé grâce à l’acronyme des sept caractéristiques principales : ACELIPS[5] avant de remanier les lettres pour donner SPECIAL. Ce système à 7 caractéristiques sera déployé dans tous les jeux Fallout, et également sur d’autres tels que Lionheart : Legacy of the Crusader [1].

Caractéristiques dans Fallout
Choisissez 7 caracs, prenez les initiales, un coup de fil à Bertrand Renard, et voilà.
Là où la plupart des jeux peuvent rester assez évasifs quant au choix des caractéristiques – repensons à des caractéristiques de jeu de fantasy, telles « Volonté », « Sagesse » ou « Charisme » – le jeu se concentre sur des caractéristiques identifiables, qui influent directement les caractéristiques secondaires, sans qu’ils soient des concepts vagues. De même, le système de compétence est basé sur un simple pourcentage (que l’on retrouve dans les jeux de rôle utilisant le système Chaosium, comme l’Appel de Cthulhu par exemple) et donne un aperçu immédiat de la compétence en situation normale.
Ainsi, un 80% en secourisme donne une image très claire des capacités d’un personnage, à l’instar d’autres systèmes tels que AD&D utilisés dans Baldur’s Gate sorti presque en même temps, où de nombreux scores doivent être faibles (TAC0, qui signifie littéralement Toucher Armure Classée 0, est une caractéristique assez hermétique), voire négative (le livret accompagnant Baldur’s Gate explique qu’une CA de -2 est très bien…) alors que d’autres doivent être élevées, comme les points de vie ou les caractéristiques primaires.
Au final, ce système générique permet également de créer le personnage de son choix, en poussant les caractéristiques et compétences, et non en le spécialisant comme un Guerrier, un Voleur ou un Diplomate. Charge au joueur de pousser les caractéristiques et rendre son personnage lisse, et non en le poussant sur un archétype particulier qu’il doit mini-maxer.

B. Une fiche de personnage compacte et fonctionnelle

Tim Cain désavoua longtemps après l’interface de Fallout, la trouvant trop chargée et remplie de boutons dans tous les sens. Malgré tout, cet effet compact permet à tout moment de savoir où en est son personnage : en haut se succèdent les caractéristiques de base (SPECIAL), les caractéristiques secondaires et les compétences qui en découlent directement. Sur le bas, les affinements avec les Traits (Avantage / Désavantage de création), les Aptitudes et un espace dynamique décrivant l’item sélectionné pour plus d’information une fois que l’on clique dessus.

Feuille de personnage dans Fallout
Une seule feuille, toutes les infos nécessaires et suffisantes.

Alors que dans de nombreux jeux video RPG, dans les années 1990 et encore aujourd’hui en 2020, la création et la consultation de la feuille d’un personnage se font succéder des écrans Avatar, Caractéristiques, Compétences, Avantages, Background [2], en un clic, le joueur de Fallout bénéficie d’une vue générale de son personnage, peut savoir exactement où il en est, y compris des altérations d’état (empoisonnement, irradiation, membres cassés…).

Tyranny, RPG, character sheet
Tyranny, pénultième jeu sur lequel travailla Tim Cain en 2017, possède pas moins de dix voire quatorze écrans de création successifs si l’on n’automatise pas la partie « Background », en témoigne le nombre de puces en haut de l’écran.

C. Un damier remanié « hexactement » comment il faut.

Tout le monde le sait : c’est des plus fortes contraintes que naissent les plus belles réussites. La mode est à la perspective isométrique (communément dite 3D isométrique) et non plus à la « vue de dessus » ou éventuellement à la perspective cavalière [3], c’est-à-dire en vulgarisant « Perspective vue de dessus et plus perspective vue de côté ». Au-delà de l’aspect commercial, cette terminologie ayant été reprise maintes fois, c’est surtout un avantage grâce au moteur de calcul à base d’hexagones [4] permettant de faciliter les transformations géométriques – donc réduire les temps de développement – et améliorer le pathfinding (meilleur chemin choisi par le programme pour aller d’un point A à un point B) tout en donnant un rendu satisfaisant.
D’un côté tactique, il est bien plus intéressant puisque chaque personnage donne l’impression de faire face à plusieurs (il n’y en réalité pas d’attaque de flanc ou de dos, mais l’image est plus intéressante), donne un aspect plus stratégique puisque ce type de plateau est propre aux Wargames, et permet d’écraser les distances comme on pourrait l’avoir avec le paradoxe de l’hypoténuse.

RPG et déplacements

Comme l’on constate sur le schéma ci-dessus, le personnage effectue 10 cases de déplacement (sur des carrés d’un mètre de côté), semble aller plus loin s’il ne faut qu’aller droit selon l’axe. En voulant s’approcher d’un ennemi au centre du grand carré, il utilise tout son déplacement, alors qu’en réalité l’ennemi se trouve, merci Pythagore, à environ 7 mètres de lui. Je ne ferai pas l’affront d’essayer de le faire avec des hexagones, mais cette distance est largement réduite avec ces cases à six côtés…

À l’image des Traits à la création d’un personnage qui confère aussi bien avantage que désavantage, un inconvénient quant à l’usage d’hexagones : lors d’un déplacement vertical, le personnage aura tendance à se dandiner, rendant le jeu encore plus comique malgré lui, tout en étant très inefficace.

D. Les Aptitudes

Brian Fargo, tête d’Interplay, participa personnellement à la conceptualisation de Fallout en faisant régulièrement des retours après avoir testé personnellement le jeu le week-end. Il fit la meilleure proposition pour le nom, devançant Aftermath (« Conséquences »), Fallout signifiant littéralement « Retombées [radioactives] » et faisant référence immédiate aux conséquences des actes du héros au fur et à mesure qu’il évolue et impacte son environnement.
Après le remplacement de GURPS par SPECIAL, il manqua quelques éléments pour personnaliser les personnages. Si on ne choisit pas de classe de personnage et qu’on monte les compétences de son choix, il manque ce petit grain de sel pour spécialiser son personnage (ou à l’inverse le rendre touche-à-tout) comme on veut. Fargo proposa donc un système lors de l’évolution du personnage pour rajouter des bonus, dépendant du niveau.

Fallout, aptitudes
Les Aptitudes, toujours accompagnées d’une imagerie « comics » et d’un texte d’accompagnement rigolo.

Ainsi, tous les 3 niveaux, Fallout propose au joueur une liste d’Aptitudes à choisir rajoutant des bonus divers et variés, souvent systémiques au combat, comme le rajout des dégâts, de résistance ou de points d’action, mais également plus transparent, comme l’apparition d’un mystérieux inconnu ou commencer une conversation avec un à priori positif de la part de l’interlocuteur. Ces Aptitudes font le pont entre la fiche en rajoutant des bonus supplémentaires, dépendant aussi bien de l’inné (caractéristiques) que de l’acquis (niveau ; score minimum d’une compétence, qui a pu évoluer entre temps).
Grâce à ces Aptitudes, il est possible de personnaliser encore plus son héros. Alors que Fallout n’a pas de système de « classe », le joueur pouvant choisir les statistiques et les compétences pour orienter ou spécialiser son personnage sur certains axes – et le rendre réellement unique, alors que d’autres jeux proposent des archétypes beaucoup plus figés.
Un des concepteurs de la 3ème édition de Donjons et Dragons avoua à Tim Cain que ces Aptitudes furent la source directe d’inspiration des Dons (Feats), qui permirent également de personnaliser et de rendre deux aventuriers, même de la même classe, extrêmement différents.

E. L’Exploration

Même s’il n’y a pas tant de sites civilisés à visiter, l’idée de Fallout était de pouvoir visiter des contrées désertiques. À la sortie de l’Abri 13, le joueur est invité à regarder la carte (par le biais de son PIP-Boy, ordinateur personnel au poignet). Les coordonnées de l’Abri 15 sont déjà enregistrées, il suffit juste d’appuyer sur le bouton et le héros s’y dirige automatiquement. Sur la carte apparaît alors un autre cercle vert, montrant facilement un point d’intérêt.
Que le héros s’y arrête immédiatement ou y revienne une fois qu’il a compris qu’il a besoin d’une corde pour visiter l’Abri 15, il s’aperçoit que cette nouvelle zone est un Village, où il pourra comprendre le monde extérieur, recruter un allié, faire du commerce et commencer des quêtes annexes. En quelques secondes, l’interface d’exploration est dévoilée et devient très clair pour le joueur, qui peut décider de trouver d’autres coordonnées, ou de se balader au hasard dans la carte malgré les urgences de l’horloge (et éventuellement aller trop à l’ouest et se faire dézinguer par quelques mutants surarmés).

F. La résolution de quête.

Très rapidement, le jeu montre au joueur les capacités pour résoudre les quêtes. Ainsi, très rapidement le joueur peut se retrouver à devoir sauver Tandi, la fille d’Aradesh, chef du village des Sables Ombragés. La résolution de la quête peut se faire de diverse manière :

– Le commerce : le héros peut payer une rançon par l’interface de troc ;

– L’attaque frontale : le héros peut essayer de tuer tous les bandits ;

– L’attaque par ruse : le héros peut provoquer en duel le chef des bandits dans un combat de lutte ;

– La menace : le héros peut convaincre le chef des bandits qu’il y aura des représailles sévères, s’il ne libère pas son otage ;

– La discrétion : le héros peut passer par derrière, neutraliser des gardes pour acquérir une clé (ou détruire la porte avec de la dynamite) et crocheter la serrure puis s’enfuir avec l’otage ;

– D’autres manières existantes mais à deviner, comme s’habiller avec une armure de garde et avoir un bon score de chance pour passer inaperçu.

G. … Mais un jeu imparfait, terminé dans la précipitation

Il est à noter que Fallout est loin d’être exempt de défauts : à cause des remaniements soudains et implémentés dans l’urgence, il manque beaucoup d’équilibrage. Ainsi les compagnons ont tendance à tirer dans le tas sans essayer d’éviter le héros, peuvent le bloquer dans une impasse, peuvent porter un poids infini – trois aspects qui seront critiqués et corrigés dès le deuxième opus. Le héros, avec un bon score de troc et beaucoup de patience, peut vider entièrement un magasin en n’ayant dépensé qu’un lot de munitions.
Au-delà de ces détails, la diplomatie et le subterfuge ne donnent pas toujours des résultats satisfaisants – un seul échec en furtivité déclenche immédiatement un combat sur toute la carte, et donc est plus grave qu’un simple échec en combat – laissant la part belle aux compétences martiales.
Certaines aptitudes sont buggées, comme l’apparition de l’étranger mystérieux ; d’autres n’apportent en réalité pas grand-chose, comme la coloration des lignes de dialogue par type de réaction. De ce fait, de nombreuses aptitudes sont utilisées occasionnellement, laissant la part du lion à celles qui augmentent littéralement les dégâts et favorisent donc l’approche violente.
Il n’en reste pas moins que chaque décision nouvelle de Fallout ne fait que renforcer son univers décadent, son système stratégique, son désir d’exploration, et surtout sa liberté en se moquant de toute forme de manichéisme.

Notes :

[1] Traduction : « Lèvres Divines ». Sans commentaire…
[2] Ce petit bijou RenaissancePunk, utilisant le système SPECIAL en semi-temps réel comme Fallout : Tactics, raconte l’histoire d’un lointain bâtard de Richard Coeur-de-Lion qui, comme tout un chacun sait, fut touché par la grâce divine et engendra des générations plus tard moult demi-demi-etc.dieux. Vite oublié, il n’en était pas moins intéressant pour avoir mis plus en avant des compétences furtives et l’observation pour trouver objets et passages cachés, tout en gardant un pitch original.
[3]Le background est l’historique du personnage jusqu’au départ de l’aventure, lui conférant ainsi sa psychologie, sa moralité et ses éventuelles relations avec certaines factions. Il a généralement peu d’intérêt dans le jeu vidéo, se résumant souvent à quelque choix lors de la création du personnage. »
[4] http://deuns.chez.com/sciences/duss/duss5.html#51
Les plus curieux et plus matheux des lecteurs de ce billet pourront s’en remettre à l’excellent billet de ce blogueur passionné http://www-cs-students.stanford.edu/~amitp/game-programming/grids/ créé par un passionné.