peinture de Caspar David Friedrich représentant un rêveur romantique

Le Necronomicon ! mot sans doute forgé par Lovecraft à partir du grec, de nekrós, signifiant « mort, cadavre », de nómos, « loi », et approximativement d’eikṓn, “image”. Soit : « image de la loi des morts ». Histoire du Necronomicon est un texte de non-fiction de Lovecraft, publié de façon posthume en 1938, dans lequel l’auteur conçoit, entre indications fantastiques et réalistes, une chronologie commentée pour son fameux Necronomicon, livre fictif… Comme c’était le cas dès sa nouvelle Le Molosse (1923), Lovecraft attribue la paternité du Necronomicon à Abdul Alhazred, poète imaginaire et pseudonyme fantaisiste que Lovecraft s’était forgé dans son enfance. Le texte est fourni ici dans une traduction personnelle, qui pourra recevoir quelques corrections, suivi d’un bref commentaire et du texte en anglais (américain).

Caspar David Friedrich, Le Rêveur, 1835-1840
Caspar David Friedrich, Le Rêveur, 1835-1840

Histoire du Necronomicon

Traduction de Thomas Spok, 2024

Titre d’origine Al Azif — azif étant le mot utilisé par les Arabes pour désigner ce son nocturne (émis par les insectes) que l’on suppose être celui du hurlement des daimôns.
Composé par Abdul Alhazred, poète fou de Sanaá, au Yemen, cité dont on dit qu’elle fut florissante durant la période du califat omeyyade, en 700 ap. J.-C. Il visita les ruines de Babylone et les secrets souterrains de Memphis, passa seul dix années dans le grand désert du sud de l’Arabie — le Roba el Khaliyeh ou « Espace vide » des anciens — le désert « Dahna » ou « Cramoisi » des Arabes modernes, dont on prétend qu’il est habité par de mauvais esprits protecteurs et des monstres macabres. De ce désert, bien des merveilles étranges et incroyables sont racontées par ceux qui prétendent y avoir pénétré. En ses dernières années, Alhazred demeura à Damas, où le Necronomicon (Al Azif) fut écrit, et nombre de choses terribles et contradictoires sont rapportées au sujet de son ultime fin ainsi que de sa disparition (738 ap. J.-C.). Selon Ebn Khallikan (biographe du 12ème siècle), il aurait été emporté par un monstre invisible, en plein jour, et horriblement dévoré devant un grand nombre de témoins glacés par l’effroi. De sa folie, bien des choses sont dites. Il prétendait avoir vu la fabuleuse Irem, ou Cité des Piliers, et avoir découvert, sous les ruines de certaine ville sans nom du désert, les annales et les secrets troublants d’une race plus ancienne que l’humanité. Il n’était que médiocre musulman, adorant des entités inconnues qu’il nommait Yog-Sothoth et Cthulhu.
En 950 ap. J.-C. l’Azif, qui avait bénéficié d’une diffusion considérable quoique clandestine parmi les philosophes de l’époque, fut secrètement traduit en grec par Theodorus Philetas de Constantinople sous le titre Necronomicon. Un siècle durant, il incita certains expérimentateurs à de terribles démarches, lorsqu’il fut interdit et brûlé par le patriarche Michel. Par la suite, on n’entendit plus parler que furtivement, mais (en 1228) Olaus Wormius en fit plus tard une traduction latine, au Moyen Âge, et le texte latin fut réédité deux fois — une fois au quinzième siècle en écriture gothique (en Allemagne, évidemment) et une fois au dix-septième siècle (prob. en espagnol) — les deux éditions ne montrant aucun signe distinctif, et ne renseignant quant au temps et au lieu que par indication typographique interne. La version latine comme la grecque furent prohibées par le pape Grégoire IX en 1232, peu de temps après sa traduction en latin, ce qui attira l’attention sur elle. L’œuvre arabe originale fut perdue dès l’époque de Wormius, comme indiqué dans sa note préliminaire ; et nulle trace de la version grecque — qui fut imprimée en Italie entre 1500 et 1550 — n’a été rapportée depuis l’incendie de la bibliothèque d’un certain habitant de Salem, en 1692. Une traduction anglaise due au Dr Dee ne fut jamais imprimée, et n’existe que par fragments récupérés du manuscrit d’origine. Des textes latins existants, il est connu que l’un (daté du 15ème siècle) est mis sous clef au British Museum, tandis qu’un autre (du 17ème siècle) se trouve dans la Bibliothèque Nationale à Paris. Une édition du dix-septième siècle se trouve dans la bibliothèque Widener à Harvard, et dans la bibliothèque de l’université Miskatonic à Arkham. Également, dans la bibliothèque de l’université de Buenos-Ayres. De nombreux autres exemplaires existent probablement en secret, et d’après une rumeur persistante une copie du quinzième siècle ferait partie de la collection d’un illustre millionnaire américain. Une rumeur encore plus vague affirme qu’un texte grec du seizième siècle fut conservé dans la famille Pickman de Salem ; mais s’il en fut bien ainsi, il s’évanouit avec l’artiste R. U. Pickman, qui disparut dans le commencement de l’année 1926. Le livre est interdit fermement par les autorités dans de nombreux pays, ainsi que par toutes les branches du clergé. Le lire aboutit à des conséquences terribles. C’est en s’appuyant sur les rumeurs qui entourent ce livre (dont peu, parmi les gens ordinaires, ont connaissance) que R. W. Chambers aurait, dit-on, conçu l’idée de son roman des débuts, Le Roi en jaune.

Chronologie

Al Azif écrit autour de 730 ap. J.-C. à Damas par Abdul Alhazred
Tr. en grec 950 ap. J.-C. sous le titre Necronomicon par Theodorus Philetas
Brûlé par le patriarche Michel, 1050 (c.-à.-d, le texte grec). Le texte arabe à présent perdu.
Olaus traduit du grec au latin 1228.
1232 éd. latine (et gr.) interd. par le pape Grégoire IX
14… édition en écriture gothique (Allemagne)15… texte gr. imprimé en Italie
16… réédition espagnole du texte latin

Pour en lire plus :

Les amateurs de Lovecraft pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont « Le livre » où Lovecraft reprend le motif de l’ouvrage maudit, dans la collection poésie des éditions Points (paru en mars 2024) ; à commander par exemple ici :

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft/

couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft
Illustration de Borja González.

Commentaire :

Lovecraft n’a pas écrit de texte de fiction long spécifiquement consacré au Necronomicon, qui constitue un élément narratif récurrent parmi d’autres de son univers de fiction, où il n’est d’ailleurs pas le seul livre fictif (on peut ainsi citer Les Manuscrits Pnakotiques de sa nouvelle Polaris, 1918). S’il envisage de rédiger un jour une version abrégée du Necronomicon, il se montre très prudent quant à l’idée de l’écrire entièrement : « Je souhaiterais avoir l’énergie et l’ingénuité de le faire ! » écrit-il à Robert E. Howard, créateur de Conan, le 7 mai 1932.
L’auteur évoque cependant ce qui deviendra son Histoire du Necronomicon dans une lettre adressée à son ami l’auteur Clark Asthon Smith, datée du 27 novembre 1927. Le Necronomicon avait été mentionné pour la première fois dans sa nouvelle Le Molosse (1923) : on voit comment le « mythe de Cthulhu » se construit par ajouts successifs et reformulations sur plusieurs années, et comment l’imaginaire lovecraftien se soutient pas des échanges réguliers avec des interlocuteurs variés, débordant le cadre de la fiction, donnant l’illusion d’une authenticité qui avait une dimension ludique (dans la correspondance) et esthétique, dans la perspective de renforcer la vraisemblance, la suspension d’incrédulité du lecteur. En l’occurrence, le texte ne semblait pas destiné à la publication : il paraît étonnant qu’il ait été publié en 1938, un an après la mort de Lovecraft, par une maison d’édition nommée Rebel Press. Les exemplaires du livre seraient d’ailleurs rarissimes.
L’enjeu pour Lovecraft était donc plutôt de mettre en place un système de références (les Anglo-Saxons parlent de pseudobiblia) sur lesquels il pouvait s’appuyer pour écrire de la fiction, lui mais aussi d’autres auteurs (notamment du magazine Weird Tales) qui pratiquaient régulièrement l’écriture collaborative.

Eugène Delacroix, Étude d’Arabe assis, 1832

Dans le cas de Histoire du Necronomicon, on peut relever les mentions géographiques réelles, malgré des variations orthographiques, telles Sana’a (capitale du Yemen), le désert d’Arabie subdivisé entre Rub al-Khali (dit le « Quart vide ») et ad-Dahna (au sable rouge)… qui se mêlent à la « fabuleuse Irem » des Contes des Mille et une nuits, qu’aimait Lovecraft. Les noms de personnalités ne manquent pas non plus : le fort réel pape Grégoire IX est celui qui institue l’Inquisition en 1231, tandis que Michel Ier Cérulaire est un très authentique patriarche de Constantinople dont l’influence s’étendait jusqu’en Asie Mineure ; Ibn Khallikân est un juriste musulman, rendu célèbre par son ouvrage colossal Tombeaux de célébrités et récits des fils de leur temps qui couvre plusieurs siècles d’histoire ; John Dee, scientifique et occultiste anglais, qu’on imagine bien traduire des ouvrages mystiques, a servi la reine Élisabeth Ire ; le danois Olaus Wormius, médecin et naturaliste, était un collectionneur de manuscrits en langues scandinaves et de textes écrits avec l’alphabet runique.
En revanche, Theodorus Philetas est un personnage fictif, l’université Miskatonic d’Arkham est une célèbre institution fictive de l’univers lovecraftien, Pickman est le nom du protagoniste de la nouvelle de Lovecraft intitulée Le Modèle de Pickman publiée… en octobre 1927, dans Weird Tales !
Cette imbrication de la réalité et de la fiction devient encore plus vertigineuse par la référence finale au Roi en jaune de R. W. Chambers. Il s’agit d’un recueil de nouvelles publié en 1895, en partie inspiré de la nouvelle Un habitant de Carcosa d’Ambrose Bierce, auteur qu’admirait Lovecraft : dans le recueil, les personnages subissent l’influence néfaste d’un livre, une pièce de théâtre nommée Le Roi en jaune.  Or celui-ci avait lu le recueil au début de l’année 1927 : même si le motif du livre maudit n’était pas nouveau, il est amusant de noter que Lovecraft fait du Necronomicon une source du Roi en jaune, alors que l’inverse est le plus crédible.
Conséquence de ces confusions volontaires : au fil des ans, des lecteurs se sont régulièrement demandés si le Necronomicon était un vrai livre, ce qui a pu déboucher sur divers canulars ou mener des auteurs à écrire « leur » Necronomicon. Lovecraft en était assez conscient, qui rappelait régulièrement le caractère fictif et fictionnel du livre à ses correspondants, parfois des admirateurs qui s’étaient laissé prendre. Il écrit ainsi à Margaret Sylvester : 
« En ce qui concerne le Necronomicon — Je dois avouer que ce volume monstrueux & abhorré n’est qu’une invention issue de ma propre imagination ! » [lettre du 13 janvier 1934] ; à William Frederick : « Je dois avouer que le volume maléfique & son auteur maudit sont tous deux des créatures fictives de mon invention » [lettre du 14 août 1934] ; au futur producteur de jazz Willis Conover « Il n’y eut jamais d’Abdul Alhazred ni de Necronomicon, car j’ai inventé ces noms moi-même. » [lettre du 29 juillet 1936]. L’objectif de Lovecraft n’était évidemment pas de tromper ses lecteurs ou de les entretenir dans l’illusion au-delà des récits.
Mais lui-même subissait une autre fiction : celle de l’orientalisme, courant artistique des XVIIIème et XIXème siècles qui diffuse par goût de l’exotisme toute une série de clichés et de lieux communs au sujet de la Turquie, de l’Afrique, de l’Asie… On doit donc au courant d’infinies variations autour du harem fantasmé et des mystérieuses beautés orientales, « le rêve éveillé collectif de l’Europe à propos de l’Orient » selon l’intellectuel palestinien Edward Saïd dans son essai de 1978, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident. Lovecraft, ébloui depuis son enfance par les Contes des Mille et une nuits, entretenait volontiers sa rêverie autour d’un Orient autre, prétexte à ses propres visions et chimères fantastiques. L’attribution du Necronomicon à Abdul Alhazred, va dans ce sens : le nom n’est pas correct en arabe !
Il faut dire que Lovecraft admettait encore, dans une lettre à l’auteur Harry O. Fischer : « Le nom Necronomicon… me vint au cours d’un rêve. »

History of the Necronomicon

Original title Al Azif—azif being the word used by Arabs to designate that nocturnal sound (made by insects) suppos’d to be the howling of daemons. Composed by Abdul Alhazred, a mad poet of Sanaá, in Yemen, who is said to have flourished during the period of the Ommiade caliphs, circa 700 A.D. He visited the ruins of Babylon and the subterranean secrets of Memphis and spent ten years alone in the great southern desert of Arabia—the Roba el Khaliyeh or “Empty Space” of the ancients—and “Dahna” or “Crimson” desert of the modern Arabs, which is held to be inhabited by protective evil spirits and monsters of death. Of this desert many strange and unbelievable marvels are told by those who pretend to have penetrated it. In his last years Alhazred dwelt in Damascus, where the Necronomicon (Al Azif) was written, and of his final death or disappearance (738 A.D.) many terrible and conflicting things are told. He is said by Ebn Khallikan (12th cent. biographer) to have been seized by an invisible monster in broad daylight and devoured horribly before a large number of fright-frozen witnesses. Of his madness many things are told. He claimed to have seen fabulous Irem, or City of Pillars, and to have found beneath the ruins of a certain nameless desert town the shocking annals and secrets of a race older than mankind. He was only an indifferent Moslem, worshipping unknown entities whom he called Yog-Sothoth and Cthulhu.
In A.D. 950 the Azif, which had gained a considerable tho’ surreptitious circulation amongst the philosophers of the age, was secretly translated into Greek by Theodorus Philetas of Constantinople under the title Necronomicon. For a century it impelled certain experimenters to terrible attempts, when it was suppressed and burnt by the patriarch Michael. After this it is only heard of furtively, but (1228) Olaus Wormius made a Latin translation later in the Middle Ages, and the Latin text was printed twice—once in the fifteenth century in black-letter (evidently in Germany) and once in the seventeenth (prob. Spanish)—both editions being without identifying marks, and located as to time and place by internal typographical evidence only. The work both Latin and Greek was banned by Pope Gregory IX in 1232, shortly after its Latin translation, which called attention to it. The Arabic original was lost as early as Wormius’ time, as indicated by his prefatory note; and no sight of the Greek copy—which was printed in Italy between 1500 and 1550—has been reported since the burning of a certain Salem man’s library in 1692. An English translation made by Dr. Dee was never printed, and exists only in fragments recovered from the original manuscript. Of the Latin texts now existing one (15th cent.) is known to be in the British Museum under lock and key, while another (17th cent.) is in the Bibliothèque Nationale at Paris. A seventeenth-century edition is in the Widener Library at Harvard, and in the library of Miskatonic University at Arkham. Also in the library of the University of Buenos Ayres. Numerous other copies probably exist in secret, and a fifteenth-century one is persistently rumoured to form part of the collection of a celebrated American millionaire. A still vaguer rumour credits the preservation of a sixteenth-century Greek text in the Salem family of Pickman; but if it was so preserved, it vanished with the artist R.U. Pickman, who disappeared early in 1926. The book is rigidly suppressed by the authorities of most countries, and by all branches of organised ecclesiasticism. Reading leads to terrible consequences. It was from rumours of this book (of which relatively few of the general public know) that R.W. Chambers is said to have derived the idea of his early novel The King in Yellow.

Chronology

Al Azif written circa 730 A.D. at Damascus by Abdul Alhazred
Tr. to Greek 950 A.D. as Necronomicon by Theodorus Philetas
Burnt by Patriarch Michael 1050 (i.e., Greek text). Arabic text now lost.
Olaus translates Gr. to Latin 1228
1232 Latin ed. (and Gr.) suppr. by Pope Gregory IX
14… Black-letter printed edition (Germany)
15… Gr. text printed in Italy
16… Spanish reprint of Latin text