Lovecraft, l’écrivain de l’horreur

Lovecraft (1890-1937) est l’un des plus grands écrivains américains d’horreur et de science-fiction du XXème siècle, mais je suppose que je ne vous l’apprends pas. Son œuvre est prolifique et a inspiré toute une génération d’écrivains. On a même créé un genre littéraire à son honneur – Lovecraftian horror – un sous-genre de la fiction d’horreur qui a pour fondement une sorte d’horreur cosmique, le moteur de la peur ne s’appuyant pas sur le gore mais sur la crainte de l’inconnu, de l’étrange, l’inquiétude de ce que qui nous dépasse. Voilà l’essence même de son génie : peindre des mondes, des monstres et des visions terrifiantes, surnaturelles et fantastiques que l’esprit humain ne saurait supporter. Le narrateur est-il fou ? Ou l’impensable est-il réel ? Telle est la dialectique de ses récits, à commencer par le plus connu, L’Appel de Cthulhu.

Article rédigé par Charlotte Chomard.

L’Appel de Cthulhu

Lecteur, lectrices, préparez-vous à être saisis d’effroi tandis que vous lirez la courte mais non moins terrifiante nouvelle de Lovecraft, L’Appel de Cthulhu, qui a fait l’objet d’une nouvelle publication aux éditions Points en octobre 2021. Celui qui fut l’objet d’un culte diabolique dans le livre, a fait l’objet d’un mythe littéraire dans la réalité, puisque beaucoup d’auteurs comme August Derleth ou Robert E. Howard ont continué à exploiter cette matière romanesque… En effet, le terrible Cthulhu, créature immonde, sorte de magma apocalyptique aux longs tentacules, a continué de vivre à travers les ouvrages d’autres écrivains après la parution de l’œuvre originelle en 1928.
Alors pourquoi tant de fascination pour cet être sorti des profondeurs sous-marines, et surtout de l’imagination de son créateur ? Comment en était-on arrivé à une véritable cosmogonie autour de Cthulhu et des Grands Anciens, chargés de revenir dominer le monde humain ?


La nouvelle est brève mais efficace, si je puis dire. En effet on y découvre très rapidement une succession d’événements étranges rapportés par un narrateur qui fait presque office d’enquêteur. Après la mort de son grand-oncle, survenue dans des circonstances mystérieuses, un anthropologue hérite de tous les biens de celui-ci et parmi eux, d’étranges manuscrits dont un bas-relief qui représente une caricature d’homme « à tête de poulpe munie de tentacules surmontant un corps écailleux et grotesque muni d’ailes rudimentaires ». C’est le début d’une enquête effrayante qui ébranlera les certitudes scientifiques de notre héros. Au fur et à mesure du récit, notre narrateur découvre le terrible culte de Cthulhu. Il relate des événements extraordinaires et mystérieux survenus dans le monde entier et fait presque œuvre de documentaliste voire de témoin. Voilà en effet la force de cette nouvelle fantastique : donner l’impression que tout ce qui est décrit est vrai ou pourrait être vrai.

Une trame narrative tout en tension

Concernant la trame narrative, on peut dire que celle-ci est maîtrisée « au poil », puisque Lovecraft laisse patiemment monter l’angoisse jusqu’à atteindre le paroxysme de l’horreur. Pire, il n’y a pas de résolution apaisante puisque Lovecraft finit sa nouvelle sur ces mots :

Il vit encore, Cthulhu, je suppose, dans cette châsse de pierre qui l’a enfermé depuis l’enfance du soleil. Sa cité maudite à nouveau a sombré, et ce fut vérifié par Le Vigilant qui se rendit sur les lieux après la tempête d’avril ; mais ses représentants sur Terre tuent et mutilent et s’extasient encore dans les lieux solitaires devant les monolithes supportant leur idole. Il fut sans doute piégé par le nouvel engloutissement dans les abysses obscurs, ou sinon le monde serait déjà hurlant de peur et de folie. Qui en saura la fin ?
Ce qui s’est levé doit tomber, et ce qui a sombré doit se relever. Une répugnante entité attend et rêve dans les profondeurs, et la pourriture en rejoint les villes précaires des hommes. Ce temps vient – mais je ne dois pas et n’ose y penser ! Je prie seulement, au cas où je ne survive pas à ce manuscrit, que mes exécuteurs fassent passer la prudence avant le risque, et s’efforcent qu’il ne tombe sous aucun œil. 

On comprend ici l’intérêt qu’a suscité le mythe auprès des contemporains de Lovecraft puisque cette fin ouverte permet tous les futurs possibles. L’emploi du présent, qui court sur tout cet épilogue, ancre notre lecture dans une réalité terrible, celle d’un culte qui n’est pas fini et semble même éternel. La polysyndète [1], utilisée par l’auteur lorsqu’il écrit « ses représentants sur Terre tuent et mutilent et s’extasient », permet d’insister sur les trois verbes qui résument ce à quoi ressemble le culte de Cthulhu. La répétition de la conjonction de coordination « et » permet de s’appesantir sur ces trois actions et montre avec encore plus d’emphase l’horreur de ce culte, provoquant ainsi davantage d’indignation et de répulsion chez le lecteur.
Par la suite, les émotions du narrateur se font encore plus ressentir grâce à l’emploi de modalisateurs [2] comme la locution adverbiale « sans doute », le temps du conditionnel – mode essentiel du doute – et enfin la question rhétorique « Qui en saura la fin ? ». Ce procédé stylistique, qui fait apparaître la subjectivité de l’auteur, permet d’installer encore plus d’angoisse au sein du récit : tout en supposant l’engloutissement momentané de la cité de Cthulhu – ce qui serait bienheureux – le narrateur nous laisse croire que rien n’est moins sûr.
Enfin dans la deuxième partie de cet épilogue on quitte le domaine du savoir et de l’enquête avec cette phrase qui sonne comme une maxime voire une parabole : « Ce qui s’est levé doit tomber, et ce qui a sombré doit se relever. » On reconnaît dans le procédé stylistique et même les sonorités, cette phrase tirée de la Bible, dans l’évangile de Saint-Luc, chapitre 14, verset 11 : « Quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé ». Le parallélisme en même temps que le chiasme [3], utilisés dans cette injonction du narrateur, donnent l’impression au lecteur de lire quelque chose de très solennel voire prophétique …  L’écho avec l’Apocalypse de Saint-Jean est plus que visible lorsque Lovecraft écrit « Le temps vient ». En effet dans l’introduction de l’Apocalypse (1 : 3), il est dit : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de la prophétie, et qui gardent les choses qui y sont écrites ! Car le temps est proche. »
Au diable les modélisateurs qui pourraient exprimer la subjectivité du narrateur ! Dans cette seconde partie, ce dernier se fait comme omniscient jusqu’à ce que la peur l’étreigne à nouveau et qu’il prie pour que ce manuscrit ne tombe en aucune main. Dommage ! Son seul vœu, sa seule prière n’a pas été exaucée puisque nous, pauvres mortels insignifiants et ordinaires, lisons son journal. Ce procédé littéraire, offrant en quelque sorte une mise en abyme du propos, est très puissant et interpelle le lecteur qui n’est plus seulement passif mais qui devient presque un des acteurs du récit, comme pris à partie par un narrateur et auteur privé de son secret. C’est une fin habile que peint ici Lovecraft où la peur réside dans le creux, dans l’ellipse de ce que ce manuscrit pourrait devenir s’il était lu. Refermant cet ouvrage, nous devrions donc oublier tout ce qui nous a été rapporté, ou alors mourir, ou finir dans un asile, seules issues, semble-t-il, prévues par l’auteur. Mais le goût de l’interdit est plus fort… les mots s’impriment davantage en nous et c’est presque avec excitation que l’on souhaite voir l’avènement monstrueux des Grands Anciens !
Quoiqu’il en soit tandis que le narrateur débute son enquête en rapportant les éléments d’un journal écrit par son oncle et qui évoque les rêves confus et enfiévrés d’un sculpteur un peu fou, à la fin de la nouvelle, c’est le récit d’un homme ayant vu Cthulhu au milieu de l’océan que le narrateur finit par décrire dans son propre journal.

Un style ciselé et puissant

On l’a vu, la trame narrative est parfaite, tout comme le style. C’est bien cela qui a participé également à la postérité de cette nouvelle devenue un véritable chef d’œuvre de la littérature horrifique. Ai-je vraiment besoin de développer à ce sujet après l’explication de l’épilogue ? Ne serait-ce que pour le plaisir des mots, je vais le faire. Savourons ensemble la langue et le style de Lovecraft notamment dans ses descriptions glaçantes. Un passage m’a particulièrement interpellée (j’aimerais pouvoir en choisir d’autres mais je crains que mon article ne devienne trop verbeux).

Une découverte glaçante 

Ce passage qui mérite, selon moi, une petite décoction littéraire, est celui traitant de la découverte par des policiers du culte de Cthulhu. Je ne veux pas m’attarder en effet sur la description évidemment terrifiante voire ubuesque [4] de Cthulhu et de sa cité titanesque, tirée des abymes sous-marins, mais d’une scène qui dépeint d’autres monstres : les humains eux-mêmes. Il me semble en effet encore plus intéressant d’observer le génie de Lovecraft lorsqu’il imagine une scène de sacrifice humain qui aurait pu être vraie…
L’auteur dévoile ici l’étendue de la folie humaine à l’œuvre lors d’un rituel qui rappelle celui des bacchanales [5] lorsque Penthée, dans la pièce éponyme d’Euripide, est sacrifié par sa propre mère – devenue folle – pour avoir vu ce qu’il n’aurait jamais dû voir. Nous-mêmes, nous devenons voyeurs, clandestins et par conséquent en proie aux représailles.

Le dépeçage de Penthée par les Bacchantes, fresque attribuée à Daniele Ricciarelli da Volterra (1509-1566), chambre du cardinal Ranuccio, palais Farnese, Rome.

Seules la poésie ou la folie pourraient rendre justice à ces bruits qu’entendirent les hommes de Legrasse alors qu’ils se frayaient leur chemin dans le marais, approchant de la lueur rouge et de la rumeur assourdie des tam-tams. Il y a des qualités vocales spécifiques aux hommes, comme d’autres spécifiques aux bêtes ; et c’est terrible d’en entendre une quand la source devrait en être l’autre. La furie animale et la licence de l’orgie se conjuguaient elles-mêmes à une hauteur démoniaque tant les cris et braillements d’extase se déchiraient et réverbéraient à travers la nuit des bois comme les tempêtes pestilentielles des golfes de l’enfer.

Ce paragraphe, formé seulement de trois phrases, est d’une intensité dramatique et émotionnelle impressionnante. Personnellement, dès que je lis ceci, tandis que dehors la pluie glacée bat le pavé parisien, je frémis… Mais bref, analysons rapidement ce bijou de littérature. Encore une fois Lovecraft utilise des figures emphatiques [6] pour exprimer le paroxysme de l’horreur, en l’occurrence ici, il introduit le paragraphe avec l’adjectif restrictif « seules » pour donner au propos un caractère absolutif. Il oppose par la suite « poésie » et « folie » comme si l’un appelait l’autre et inversement, une manière aussi de se désigner lui-même comme fou.
La phrase qui reste cependant la plus terrifiante est celle que l’on croise au milieu du paragraphe : le présentatif « il y a » introduit comme une sorte d’exposé rationnel où le narrateur semble s’immiscer dans la narration pour faire une remarque. Il annonce une vérité générale, presque plate et insignifiante tant elle est évidente. On oppose les sons que font l’homme à ceux que font la bête : antique antagonisme que celui de l’homme versus l’animal, la raison versus l’instinct, le civilisé versus le sauvage. Mais Lovecraft va rapidement inverser les valeurs et nous faire basculer dans l’horreur et l’extraordinaire avec la phrase « et c’est terrible d’en entendre une quand la source devrait en être l’autre » qui est précédée par le point-virgule. Ce signe de ponctuation n’est d’ailleurs pas anodin : à la fois assez fort pour induire une pause et donc un effet de suspens, il instaure un lien logique voire un parallélisme souvent elliptique avec la proposition précédente. La conjonction de coordination « et » en même temps qu’elle raffermit ce rapport logique elliptique entre les deux propositions, appesantit le propos et souligne le contraste entre la proposition précédente, qui avait la forme du présentatif, et la proposition qu’elle introduit où l’opinion du narrateur fait tout à coup irruption puisque nous avons « c’est » suivi de l’adjectif adverbialisé « terrible », à la connotation hautement péjorative et emphatique. Ce qui reste toutefois très puissant dans cette proposition c’est l’ellipse de sens. Ici, l’auteur ne fait que suggérer l’inversion des valeurs, en effet l’homme et la bête ne sont plus évoqués qu’à travers le nom « source » tandis que les qualités vocales sont plus indéfinies que jamais grâce à l’emploi de « l’une » et « l’autre ». La peur est en creux et le lecteur, parce que ces mystérieuses qualités vocales ne lui sont pas décrites, a encore plus de chances d’entendre et d’imaginer le pire.

Le Culte impie, illustration de Gwabryel d’après la nouvelle L’Appel de Cthulhu de Howard Philips Lovecraft, 2008.

Toutefois, dans la dernière phrase, l’animalisation est totale : l’homme n’est plus. Au mieux, il est une bête – « la furie animale » – au pire, il est un démon – « une hauteur démoniaque » – . Nous arrivons ici au paroxysme de l’horreur dans la longue description de cette cérémonie dédiée à Cthulhu. Les hyperboles [7] émaillent tout le discours puisque nous avons l’adverbe de quantité marquant l’intensité « tant », mais aussi un lexique relatif au thème de l’enfer avec « démoniaque » et « enfer », des noms communs exprimant l’excessivité soit « furie », « orgie », « extase », « pestilentielle », ainsi qu’une locution nominale redondante avec « la nuit des bois ». L’emphase est aussi exprimée par l’emploi de la locution pléonastique « la licence de l’orgie », par définition, une orgie est une fête où tout est permis, où la liberté est totale et où tout est contraire à la décence. La comparaison finale est le dernier coup de pinceau au tableau horrifique de cette scène où les éléments naturels, soit les tempêtes et les golfes, semblent faire partie de cette description quasi cosmique. L’hypallage, « tempêtes pestilentielles », qui est une figure de rhétorique attribuant à un mot ce qui conviendrait logiquement à un autre, permet à Lovecraft d’interpeller encore davantage le lecteur et d’accentuer le caractère monstrueux, dérangeant voire insolite de cette scène.

L’insolite dans le réel

Telle est la force de ce texte : jouer entre les paradoxes, les zones d’ombre et de lumière, entre réel et irréel, réalisme et fantastique. Le cadre du récit, celui d’une enquête factuelle, qui devrait donc être dénuée de pathos et embrasser la rigueur scientifique, éclate très rapidement tandis que les faits de plus en plus fantasques et horrifiques se succèdent dans une gradation toujours plus angoissante et inquiétante. Le style lui-même participe en creux à cette montée en puissance de la terreur jusqu’à atteindre les sommets paroxystiques que nous avons vus. L’Appel de Cthulhu, dont la publication originale date de février 1928 dans le magazine Weird Tales, marque donc le début du phénomène Lovecraft. C’est son œuvre la plus connue et pourtant loin d’être la première. Pourtant, aurai-je le courage de me plonger à nouveau dans l’analyse d’un autre récit lovecraftien ? Rien n’est moins sûr…

Pour en lire plus :

Les amateurs pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont son recueil Fungi de Yuggoth, où l’auteur fait de multiples liens avec son mythe de Cthulhu. C’est dans la collection poésie des éditions Points (paru en mars 2024), à commander par exemple ici :

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft/

couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft
Illustration de Borja González.

Notes :
[1]  Répétition d’une même conjonction de coordination.
[2]  Marqueur du jugement du locuteur sur son propre énoncé.
[3] Figure de style consistant à inverser l’ordre des termes dans les parties symétriques de deux membres de phrase de manière à former un parallèle ou une antithèse. C’est bonnet blanc et blanc bonnet; il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
[4] Qui évoque le grotesque du père Ubu par un despotisme, une cruauté, un cynisme, une forfanterie d’un caractère outrancier.
[5] Fêtes religieuses débridées liées aux mystères dionysiaques en l’honneur du dieu Bacchus ou Dionysos.
[6] Des termes exagérés, grandiloquents pour impressionner le lecteur.
[7] Figure de style consistant à exagérer l’expression d’une idée ou d’une réalité, le plus souvent négative ou désagréable, afin de la mettre en relief.