Super-héros de troisième division – recueil de nouvelles

Le super-héros est un surnom

Super-héros de troisième division de Charles Yu [1] est le nom d’un recueil de nouvelles traduit par Aude de Monnoyer de Galland et publié aux éditions Aux Forges de Vulcain en 2018. Il se trouve comme par hasard que les Forges sont aussi l’éditeur de mon roman Uter Pandragon, donc mon petit article n’a évidemment rien de neutre [2].
Malgré ce que le titre du recueil donnerait à croire, seule la première nouvelle aborde le thème des super-héros, et c’est celle qui m’intéressera en particulier ici, dans la mesure où j’ai une certaine affection pour les BD et comics, comme j’ai pu le dire auparavant.
Il s’avère que la nouvelle en question a remporté le Sherwood Anderson Fiction Award en 2004, et ce n’est pas tant la récompense qui m’interpelle (je ne la connaissais pas ; d’ailleurs, qui la connaît ?), que la date.

Couverture de "Super-héros de troisième division" de Charles Yu
Couverture d’Elena Vieillard

Si aujourd’hui notre univers médiatique canalisé par les réseaux sociaux fait la part belle aux super-héros, multipliant les produits dérivés et donnant l’illusion d’être incontournables, il y a bientôt quinze ans les personnages musclés en costume étaient surtout associés à une poignée de films à succès (Spider-Man, X-Men) et la littérature les concernant était somme toute rare en français : Supernormal de Robert Mayer n’avait pas été traduit, ni les anthologies WildCards dirigées par Geore R. R. Martin [3].
Ce décalage entre les contextes d’écriture et de réception me donnent cette impression curieuse d’accélération du temps que l’on peut ressentir lorsque, conscient d’un point de départ et d’un point d’arrivée, on n’est plus capable de se faire une impression nette du trajet accompli.
Or, si le « genre super-héros » se diversifie au cinéma (du métahumour de Deadpool à la dystopie tragique de Logan), il est depuis longtemps infiniment varié dans les comics en tant que tels. Pour autant, il me semble que peu de séries ont traité le genre par le biais de la satire sociale [4], en raison de politiques éditoriales et commerciales contraignantes. Une nouvelle échappe à de tels désagréments.

Résumé : la normalité, c’est la médiocrité

Nathan a le pouvoir d’extraire « jusqu’à sept litres d’eau de l’humidité ambiante pour la renvoyer en jet, en brouillard ou en boule » et voudrait obtenir le statut tout à fait légal de super-héros pour… gagner sa vie.
Mais il enchaîne les refus, bien qu’il soit tout de même considéré officiellement comme « Gentil ». Faute de mieux, il est « préposé aux archives dans un cabinet d’avocats régional ». Hélas pour Nathan, il vit mal ses échecs continuels ainsi que l’approche de la quarantaine, et il repense ses choix de vie.

Nommer, faire exister

Qu’est-ce qui fait un super-héros ? Essentiellement l’éditeur (Marvel, DC…) et le marketing, bien entendu, puisque le critère du super-pouvoir a été très tôt anéanti par Batman, pourtant d’abord une variation du vigilante, du justicier.
Mais les comics font aller de pair marketing et narration, ne serait-ce que par un repère efficace : le nom du super-héros [5] (ou d’une équipe), mis davantage en avant que le titre de l’histoire racontée ou le nom des auteurs.
Le nom du super-héros, souvent choisi par lui-même au court du récit, résume généralement ses pouvoirs et/ou sa personnalité et/ou son apparence.
Or le narrateur-personnage de Charles Yu est dès le début condamné à l’anonymat des formules d’autant plus creuses qu’elles relèvent de la politesse normée :

Cher candidat […] nous avons le regret de vous informer 

 
La narration à la première personne et le caractère impersonnel du courrier retardent le moment où le personnage sera nommé, et celui-ci insiste avant tout sur son statut précaire à l’échelle de l’héroïsme :

Au moins me reste-t-il ma carte de gentil 

statut déterminé donc par une institution sur laquelle il n’a aucune emprise. Charles Yu résume de façon humoristique le piège social dans lequel est coincé son personnage :

1) Je ne suis pas un super-héros.

2) Il faut que j’aille travailler.

3) Si je ne devais pas aller au travail, alors je pourrais être un super-héros.

4) Si j’étais un super-héros, je ne serais pas obligé d’aller bosser.

 
Par équivalence et identification, le lecteur peut être tenté de remplacer « super-héros » par « star », « célébrité », « joueur professionnel », « youtubeur » (!) ou tout autre fantasme, mais Charles Yu déjoue en partie cette tendance à imposer une interprétation réaliste de sa nouvelle par des jeux de mise en abîme.
Car s’il est obsédé par le besoin d’être reconnu comme individu à part, le narrateur ne semble pourtant pas accéder à une célébrité exceptionnelle :

Je ne tiens pas à être une tête d’affiche

 
Je crois trouver là l’indice que Charles Yu explore et s’amuse de la notion de personnage, ce qu’il montre de façon plus explicite par une autre formule du narrateur :

Je suis un personnage de second plan.

Ainsi donc le protagoniste, tout en évoquant ce qui pour le lecteur renvoie à un monde irréel, nous enferme dans sa perception et ses ambitions médiocres. Différentes raisons à son état d’abattement seront proposées, mais la première fournie est révélatrice :

Le problème vient en partie de mon nom. Humidito.

 
Le narrateur-personnage, toujours anonyme à ce moment du texte, se revendique d’un nom qu’il rejette sans pouvoir sans défaire, malgré des tentatives évidemment ratées d’en changer.C’est l’occasion pour lui d’établir une liste de noms de super-héros auxquels il associe des critères qui peuvent paraître comiques :

[…] j’ai essayé de me faire surnommer Atmosphéro […] mais ça n’a jamais vraiment pris – trop de consonnes, sans doute. J’ai bien tenté la version courte, Atmos, mais un physicien de Seattle qui résout les crimes scientifiques avec son équipe, les Nucléus, se fait déjà appeler Atomos. L’officier de l’état civil a souligné que si je choisissais un nom trop similaire, je risquais une plainte pour violation du droit d’auteur.

 
Violation du droit d’auteur, et non usurpation d’identité ! Ces critères sont cette fois particulièrement réalistes dans la mesure où ils renvoient aux problèmes que se posent les auteurs et les éditeurs de comics quand ils créent des personnages : les noms de super-héros ont pu faire l’objet de petites batailles juridiques et aboutir à de curieux doublons.
Le nom fait donc l’objet d’une attention spécifique pour des raisons esthétiques, légales, et aussi de clarté :

L’officier d’état civil […] m’a suggéré Sphéror, mais franchement, ça ne colle pas. Ce genre de nom conviendrait mieux à un spécialiste de la télékinésie, et en plus, les fins en « or » sont normalement réservées aux méchants.

 
Puisque le nom résume le personnage, il lui confère déjà une puissance symbolique dans un univers qui classifie ses super-héros selon leurs pouvoirs et leur propension au bien et au mal. Toutefois, si je peux bien imaginer un télépathe qu’un télékinésiste nommé Sphéror manipule je ne sais quelle sphère, cette allusion au suffixe maléfique « or » m’échappe davantage (Skeletor ? Lex Luthor ?).
 
Le nom à dire
Les noms de super-héros font régulièrement l’objet de jeu de mots… ou de métahumour.
Par contraste, le pseudonyme du narrateur le voue donc au ridicule et à une forme de résignation (« Je suis donc coincé avec Humidito. ») qui renforce l’impression que le nom piège socialement son porteur, l’effet comique s’accompagnant de l’expression du malheur :

J’avais demandé à être référencé dans les pages jaunes il y a quelques années, mais c’était une erreur, au vu du nombre de canulars téléphoniques qui ont suivi. [6]

 
D’autres noms de super-héros ratés sont mentionnés par le narrateur qui les juge impitoyablement, et par là se juge aussi :

Si on regarde vers la porte, on trouve Malaise Man, Fatigator et Super Vomi, alias Maloventro. Ce sont tous des ratés, et je suis certain qu’ils pensent la même chose de moi.

 
Ces noms d’ailleurs assez redondants évoquent la fatigue et la nausée, sensations désagréables qui, étant partagées par tout le monde, s’avère quelconques et ridicules.
Paradoxalement, l’amertume transmise par le narrateur peut faire paraître sympathiques les ratés, puisque très humains : c’est précisément cela qui anéantit, selon le narrateur, l’espérance de la grandeur et de la réussite.
Par ailleurs, les autres personnages de la nouvelle sont désignés par un prénom sans patronyme ou par des alias. Dans la mesure où le point de vue est celui du narrateur, cela revient à mettre sur le même plan, ou plutôt sur des plans superposés identité secrète et identité super-héroïque.
Les prénoms choisis par Charles Yu ne paraissent pas les plus communs quand ils sont associés à des candidats super-héros qui ont réussi :

Burnham avait été sélectionné, lui. Dolan aussi, tout comme Feeney.

 
Peut-on considérer qu’il s’agit de prénoms anglais, qui renvoient à une élite ? En tout cas les camarades de banc du protagoniste ont franchi les échelons comme s’ils étaient destinés à réussir, ou peut-être socialement plus aptes, alors que le narrateur en est réduit à lire « L’Héroïsme pour les nuls, 29 euros 90, écrit par un grand professeur ».
Parmi les autres personnages prénommés se trouvent des victimes, Henry et son fils Harold, qui loin de prétendre à l’héroïsme sont représentatifs des malheurs ordinaires, familiaux, psychologiques et sociaux. Car si les super-héros ont droit à leur propre cachette secrète, le constat est sans appel pour le reste de la population :

Seuls deux types de personnes vivent dans la métropole : les super-héros ratés et les vieux messieurs qui vivent dans l’appartement du dessus.

 
J’y reconnais le thème de la grande ville comme machine à broyer les rêveurs [7], et l’idée qu’identifier des groupes nécessite une dénomination discriminante.
J’en viens maintenant à une exception : Johnnie Blade, dont on ne sait s’il s’agit de la vraie identité dans la mesure où son nom évoque déjà un pseudonyme (Blade signifiant lame, mais il peut s’agir aussi d’une référence à la chanson de Black Sabbath). Ce n’est pas un hasard si ce personnage est particularisé :

Il fait partie des gris : il a passé tous les tests avec brio, mais n’a jamais pris la peine de choisir un camp.

 
Personnage ambigu et amoral, Johnnie Blade échappe logiquement aux catégories précédentes et propose un autre modèle à suivre au narrateur. Surtout, il appelle celui-ci par son prénom, et c’est lui qui fournit cette information au lecteur :

Des alternatives existent, Nathan [8].

 
Figure méphistophélique, Johnnie Blade utilise le prénom du narrateur pour établir un semblant d’intimité avec lui, en bon vendeur. C’est d’autant plus perceptible qu’à chacun des trois dialogues entre Nathan et Johnnie Blade, ce dernier nommera le narrateur, comme si le prénom possédait des vertus ensorcelantes (nommer, c’est posséder ?) :

Eh Nathan, regarde-moi

dira encore Johnnie Blade au cours d’un de ses tentatives de corruption, adoptant une posture d’hypnotiseur ou de séducteur.
De façon tout aussi suggestive, c’est d’ailleurs la super-héroïne Fureur Noire, dont le narrateur est amoureux, qui fera preuve envers lui de compassion et l’appellera une unique fois par son prénom, « Tiens, Nathan », ce qui suscite une réaction intense :

Elle connaît mon prénom est ma seule pensée alors que je suis pris d’un nouveau haut-le-cœur.

 
On notera la réapparition du thème de la nausée ! Nommé, le narrateur se sent reconnu, bien qu’aussitôt renvoyé à sa condition d’homme simple, aux prises non avec des super-méchants, mais avec des problèmes banals, sa conscience et ses doutes :

Quel est mon point fort ? Que fais-je mieux que n’importe qui au monde ? […] Quel genre de personne suis-je ?

 
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que ce soit le vieil Henry, un autre raté, qui connaisse et utilise le prénom de Nathan pour s’adresser à lui et lui faire la morale :

Je ne sais pas ce que tu as fait, Nathan, mais il est encore temps d’arranger les choses. Tu n’es plus un gamin, mais il n’est pas trop tard. Ne finis pas comme moi.

 
On reconnaîtra sans doute dans le personnage d’Henry la figure traditionnelle du mentor dont les leçons, au lieu d’élever moralement le héros, ne font cette fois que confirmer le personnage-narrateur dans sa médiocrité.
Étymologiquement, Nathan est le « donné », le don, le cadeau. Dans la nouvelle, Nathan est le cadeau qui ne parvient pas à s’offrir aux autres dans les conditions qu’il souhaiterait.
Cela explique aussi pourquoi, à défaut de progresser socialement et dans la hiérarchie des super-héros (même s’il se contenterait de parvenir à la « troisième division » du titre, pourtant la plus basse), Nathan est fasciné par le pouvoir de voler, façon concrète de se défaire de la métaphore de l’élévation sociale.
L’expérience physique rêvée se substitue au statut social inaccessible. Or le narrateur est malade en jet, autre signe de son inadéquation. Par opposition, les super-héros

Captain Génial, Fureur Noire et Zéro C […] ont l’air parfaitement à leur place.

 
Dans un univers de super-héros, les noms définissent la place des individus.

DC versus Marvel

Pour conclure, je me bornerai à remarquer que seuls deux noms révélateurs de personnages vraiment issus des comics sont mentionnés dans la nouvelle, Docteur Fatalis (Marvel) et Superman (DC), tous deux des personnages-phares d’éditeurs concurrent.Le premier représente le mal absolu, l’autre le bien suprême : leurs noms tout à fait explicites sont exemplaires d’une conception manichéenne du monde, ou du moins d’une démarche éditoriale ancrée dans une époque (Superman existe depuis 1938, Fatalis [8] depuis 1962) à laquelle la nouvelle de Charles Yu rend aussi hommage.
 
Superman et Doom s'affrontent
Superman contre Doctor Doom (source).
 
Notes :
[1] Charles Yu est par ailleurs « story editor » et scénariste, qui a eu la bonne idée de chaperonner la première saison de la série Westworld et de s’en aller avant la deuxième, ce dont on le félicitera ou dont on lui tiendra rigueur…
[2] De toute façon, l’objectif de ce blog n’est pas de vendre quoi que ce soit, mais de donner envie de lire, de découvrir, à la rigueur de dormir.
[3] J’en oublie sans doute.[4] J’ai en tête, à la rigueur, l’exemple de Top 10 d’Alan Moore, peut-être Jupiter’s Legacy de Mark Millar, Superstar de Kurt Busiek… Je pourrais y ajouter le manga One Punch Man d’ONE, dont le protagoniste est un japonais qui est à la fois le plus puissant des super-héros et un pauvre qui peine à se payer des nouilles. J’ajoute que One Punch Man propose une catégorisation des héros qui évoque celle de la nouvelle de Charles Yu.
[5] Ou du super-vilain.
[6] Au fait, Spok (sans « c »)n’est pas un pseudonyme ! Et je me souviens d’au moins un bon canular téléphonique.
 
Evil Spock is watching you
Puisque je vous dis que l’autre c’est moi !
[7] Les super-héros américains sont toujours confrontés au rêve américain, ce qui leur confère une puissance symbolique claire et immédiate. Qu’on pense à des personnages tels que Captain America (Marvel) ou Uncle Sam (DC) ! La Marianne française, sale et ensanglantée, se prête moins aux produits dérivés.
[8] Fatalis est une traduction française traditionnelle depuis les éditions Lug. Le nom américain « Doctor Doom », choisi par Stan Lee, est encore plus évocateur, y compris dans ses sonorités !