Roger Zelazny nouvelle de fantasy en ligne

« Lady of Steel » (« Dame d’Acier ») est une nouvelle de fantasy burlesque de Roger Zelazny, écrite pour l’anthologie Chicks in Chainmail (1995) dirigée par Esther M. Friesner. Il s’agit d’une des derniers textes écrits par Zelazny, qui meurt la même année des suites d’un cancer. Il y raconte, le temps d’une scène d’action épique, le rêve d’un homme qui aspire à faire ses preuves dans une société guerrière dominée par les femmes.
On peut relever qu’avec cette nouvelle qui pastiche la sword and sorcery, il revenait à un genre qui avait marqué ses débuts, et qui imprégnait notamment son recueil Dilvish le Damné, entamé en 1965.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle de la nouvelle entière, suivie de quelques remarques et d’une partie du texte d’origine, avec un lien renvoyant vers la nouvelle complète en anglais (États-Unis) sur le site de l’éditeur américain Baen Books.

Dame d’Acier

Allons, bon, vous savez ce que nous apprennent les bonnes manières : ces messieurs d’abord.

Proférant une malédiction de sa voix de fausset exercée avec soin, Cora brandit sa lame et abattit la bretteuse qui lui faisait face. Son plastron aux contours marqués soulignait des attributs qui n’étaient pas vraiment là.
Puis, au même instant, des attaques vinrent de droite et de gauche. Entonnant son chant de guerre, il para à gauche, porta un coup à droite, para de nouveau à gauche, taillada la guerrière de ce côté-ci, para à droite et plongea sa lame en avant. Les deux assaillantes s’effondrèrent.
“Du bel ouvrage, ma sœur !” s’écria Edwina, guerrière d’âge mûr portant la hache, et qui se tenait à quelques pas de là, dans la mêlée. Sacré compliment, de la part d’une vétérane !
Souriant, Cora se prépara à un nouvel assaut, tout en se souvent du temps où il avait été Corak le cuisinier, à peine quelques mois auparavant. Il avait fait un rêve, alors, et maintenant, il le vivait.
Il s’était mis en tête de devenir une grande guerrière, déchaînée sur le champ de bataille, louée pour ses prouesses dans les chansons et les histoires. Comme il s’était entraîné à l’épée ! Jusqu’à ce qu’un jour il se rendît compte qu’il devait aussi s’entraîner à marcher et à parler — de même que se raser de près chaque jour, de façon clandestine — s’il espérait réaliser un jour ce rêve. Ainsi fit-il. Un jour il disparut, Cora fit son apparition quelques semaines plus tard, et une légende naquit. Après plusieurs mois de la campagne en cours, il n’était pas seulement accepté, mais célébré — Cora, Dame d’Acier.
Mais l’ennemie aussi avait entendu parler de lui, et toutes semblaient désireuses de revendiquer la gloire d’obtenir sa tête. La sueur commença à perler à son front tandis que cinq guerrières avançaient dans sa direction pour le combattre. Il élimina la première par surprise, d’un élan soudain. Les autres — désormais sur leurs gardes — se battirent avec prudence, cherchant à l’épuiser. Lorsqu’il eut réglé son compte à la deuxième, ses bras lui faisaient mal. Son chant de guerre s’interrompit alors qu’il expédiait la troisième et que le coup d’une des deux autres venait entailler profondément sa cuisse droite. Il chancela.
“Courage, ma sœur !” cria Edwina, qui se taillait un chemin jusqu’à lui.
Il parvenait tout juste à se défendre contre la guerrière la plus proche lorsqu’Edwina élimina la quatrième. Enfin, il trébucha, se rendant compte qu’il ne pourrait pas se rétablir à temps pour se protéger du coup fatal.
Au moment ultime, cependant, une hache étincela et la tête de la dernière assaillante roula au loin, en direction de ses sœurs qui battaient en retraite.
“Repose-toi ! ordonna Edwina, adoptant une position défensive au-dessus de lui. Elles fuient ! Le champ de bataille est à nous !” 
Il gisait là, à serrer fort sa cuisse et à observer la retraite, luttant pour garder conscience. “Bien,” dit-il. Ça n’avait jamais été aussi proche…
Au bout d’un moment, Edwina l’aida à se relever. “Tu t’es bien comportée, Dame d’Acier, dit-elle. Appuie-toi sur moi. Je te soutiendrai jusqu’au camp.”
Sous sa tente, une fois retirée la jambière mise en pièces, elle nettoya la plaie. « La blessure ne te laissera pas estropiée, dit-elle. Tu seras rétablie en un rien de temps.”
Mais la blessure s’étirait plus haut. Soudain, elle avait retiré son pagne pour poursuivre ses bons offices. Il entendit son cri étouffé.
“Oui, fit-il alors. Tu connais mon secret. C’était pour moi le seul moyen de me distinguer — pour montrer que j’étais aussi apte à la tâche, ou meilleur, qu’une femme.
— Je dois dire que tu l’es, admit Edwina. Je me souviens de tes prouesses à Oloprat, à Tanquay, et à Ford. Tu es un homme des plus singulier. Je te respecte pour ce que tu as accompli.
— Tu m’aideras à garder le secret, alors ? demanda-t-il. À aller au bout de la campagne ? À prouver au monde qu’un homme est bon à la besogne, lui aussi ?”
Elle l’examina, puis fit un clin d’œil, lui pinça les fesses, et sourit.
“Je suis sûre que nous pouvons trouver un arrangement,” dit-elle.

fantasy féminisme
La couverture de l’anthologie Chicks in Chainmail, 1995, dirigée par Esther M. Friesner. Couverture de Larry Elmore.

Contexte et commentaire

L’objectif annoncé de l’anthologie humoristique Chicks in Chainmail est de rire des stéréotypes sexistes associés à la fantasy, et en particulier au sous-genre de la sword and sorcery : dans sa préface Esther M. Friesner fait ainsi référence au « bikini cotte de mailles », popularisé dans les années 1970 par le personnage de Red Sonja qui apparaît aux côtés de Conan le Barbare des comics Marvel. Red Sonja, vaguement inspirée par un personnage de Robert E. Howard, créateur de Conan, est en fait une réinvention du scénariste Roy Thomas et du dessinateur Barry Windsor-Smith, mais c’est le dessinateur espagnol Esteban Maroto qui aurait eu l’idée du fameux bikini, dont le jeu vidéo s’est depuis emparé. Dans sa nouvelle Zelazny évoque une variation de cette représentation, un « plastron aux contours marqués » (« contoured breastplate ») et un pagne sans doute guère pudique (Friesner évoque le pendant du bikini comme « armored wedgie », soit l’armure-string).

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Red Sonja, dessin de Rodrigo Catraca, couleurs d’Arthur Hesl, 2018.

Zelazny s’amuse évidemment avec les genres : son Corak devient sans hésiter Cora (du grec « korē », qui signifie « jeune femme ») pour devenir une guerrière digne de ce nom, en accord avec le projet de Friesner qui présentait son projet d’anthologie comme de l' »amazon fantasy », par référence peuple de femmes guerrières de la mythologie grecque. Par petites touches, Zelazny suggère d’ailleurs un monde de fantasy où les amazones sont la norme et non pas l’exception, puisqu’il décrit une bataille qui oppose uniquement des guerrières, plutôt que des femmes contre les hommes, façon de radicaliser l’inversion des archétypes. La guerre elle-même est d’ailleurs banalisée : il s’agit d’un « work », en anglais, soit la tâche, la besogne à accomplir. Le changement de nom permet également de faire le lien avec les enjeux de la transition de genre, même si on peut noter que Zelazny choisit de finir comiquement sur une allusion sexuelle qui rappelle davantage les jeux de rôle, voire le sado-masochisme. Son protagoniste, finalement, ne se revendique pas femme, mais reste un homme qui se déguise pour réaliser un rêve de gloire… même s’il a besoin qu’une authentique guerrière vienne à son secours !

Roger Zelazny nouvelle de fantasy en ligne
Hercule aux pieds d’Omphale, 1861, peinture de Gustave Boulanger.

Ces représentations-là convoquent différents souvenirs de héros épiques travestis. On peut songer à Hercule soumis à Omphale, selon Lucien de Samosate : « ce héros peint en esclave d’Omphale, chargé d’ornements qui ne sont nullement faits pour lui, et cette princesse revêtue de la peau de lion et tenant d’une main la massue, comme si elle était Hercule, tandis que le héros, couvert d’une robe de pourpre, file de la laine, et se laisse donner des coups de pantoufle par Omphale » (Comment il faut écrire l’histoire, sur le site de Philippe Remacle). On peut aussi mentionner Achille d’abord déguisé en femme par sa mère Thétis pour le faire échapper à la mobilisation contre Troie. Dans ces deux cas, bien sûr, la féminisation du héros, temporaire, implique qu’il se détourne de la guerre réservée aux hommes, avec l’exception notable des Amazones de la mythologie grecque.
Ne prenons de toute façon pas trop au sérieux une si brève nouvelle dont le but est d’amuser… et pensons que vers la même époque la romancière Ursula K. Le Guin (cycle de Terremer) procédait à une critique très sérieuse des archétypes héroïques et de leurs conséquences pour les femmes.

lire en ligne une nouvelle de fantasy
La Bataille des Amazones, 1617-1618, peinture de Pierre Paul Rubens.

Lady of Steel

Now, now, you know what good manners teach us: Gentlemen first.

Uttering a curse in his well-practiced falsetto, Cora swung his blade and cut down the opposing swordswoman. His contoured breastplate emphasized features which were not truly present.
Simultaneous then, attacks came from the right and the left. Beginning his battle-song, he parried to the left, cut to the right, parried left again, cut through that warrior, parried right, and thrust. Both attackers fell.
“Well done, sister!” shouted Edwina, the aging axe-woman, from where she stood embattled ten feet away. High compliment from a veteran!
Smiling, Cora prepared for another onslaught, recalling when he had been Corak the cook but months before. He had had a dream then, and now he was living it.
He had thought of being a great warrior, laying about him in battle, famed in song and story for his prowess. How he had practiced with the blade! Until one day he realized he need also practice his walk and his speech—as well as shaving closely and clandestinely every day—if he were ever to realize that dream. So he did. And one day he disappeared, Cora appeared weeks later, and a legend was born. Several months into the campaign now, and he was not only accepted but celebrated—Cora, Lady of Steel. [Lire la suite en cliquant sur le lien.]