Barrière mentale Poul Anderson critique

On trouve de tout dans les boîtes à livres. Des vieilleries surtout qui ne demandent qu’à reposer en paix. Mais parfois, aussi, des pépites. Cette rubrique vous propose de jeter un coup d’œil sur ces bouquins abandonnés et glanés au hasard de déambulations livresques.

Par Yves-Daniel Crouzet (retrouvez-le sur Facebook ! et toutes ses chroniques)

Adieu veau, vache, cochon, police.

[Boîte à livres du Puy-en-Velay]

Quel agréable petit roman ! Et pas bête du tout en plus ! Poul Anderson est un des grands auteurs de l’âge d’or de la science-fiction longtemps boudé en France parce que jugé conservateur voire carrément de droite (bouh, le vilain !). On a fait le même procès à Robert A. Heinlein, avant qu’il n’écrive En terre étrangère qui devint le manifeste de la contre-culture à la fin des années 60 et laissa ses détracteurs bien embêtés. Ben, moi quand j’ai lu autrefois La patrouille du Temps, Agent de l’empire terrien ou Les Croisés du Cosmos, je ne leur avais rien trouvé de très réactionnaires. J’étais sans doute trop jeune et trop candide pour y voir autre chose que de la bonne SF d’aventure. La critique (nécessairement de gauche dans le microcosme de la SF française) lui préférait un Philip K. Dick ou un Samuel R. Delany, jugés plus disruptifs (bon, à l’époque le mot n’existait pas encore. On se contentait de subversif.). Les nouvelles et romans écrits sous substances étaient considérés comme des chefs-d’œuvre, alors que les récits carrés respectant une trame et un style classique dans lesquels l’ordre l’emportait face au chaos, étaient jugés rétrogrades et bas de plafond. Les productions d’Anderson étaient assimilées à des séries B d’aventures pour ados mal dégrossis. Comble de l’infamie, ce pauvre Poul a même écrit, en 1980, un roman mettant en scène Conan le Cimmérien (Conan le rebelle de plutôt bonne facture) preuve, s’il en était, de son côté machiste-misogyne-militariste-fachiste et, pour finir… opportuniste !
Aujourd’hui, on redécouvre Poul Anderson et sa large palette. Il faut dire que le bougre savait tout écrire, du space opera à la high fantasy en passant par la time opera, la hard science, le roman apocalyptique, l’heroic fantasy, le policier, le roman historique (j’en oublie sans doute)… et avec talent, en plus !
J’avoue que j’avais un peu perdu de vue notre auteur avant de tomber, il y a une poignée d’années, sur Tau Zéro, un roman de hard science. C’est un genre dont je ne suis guère friand et qui, généralement, me tombe des mains mais là, fait extraordinaire, j’avais adoré. Un texte où aventures spatiales et rapports humains font bon ménage, où les théories scientifiques sont passionnantes et non pas assommantes, qui interroge et fait réfléchir. Une pépite, quoi ! À tel point que je garde l’ouvrage au chaud dans ma bibliothèque pour une relecture dans une trentaine d’années (oui, je sais, je suis optimiste !). Par la suite, j’ai lu La troisième race, un roman de SF un peu trop classique dans lequel la Terre est occupée par des extraterrestres, Trois cœurs, trois lions, une épopée fantastique sympathique qui préfigurait le Elric de Moorcock et, là, Barrière mentale découvert dans une boîte à livres du Puy-en-Velay.

Barrière Poul Anderson critique
Barrière mentale, extrait de la page 83.
Barrière Poul Anderson extrait
Barrière mentale, extrait de la page 84.

So what ? Barrière mentale, qu’est-ce que ça vaut ? Tout d’abord, et le fait est assez rare dans cette collection pour être souligné, avant le roman se trouve une préface assez longue de Serge de Beketch (dont je n’avais jusqu’alors jamais entendu parler, et dont Wikipédia me dit qu’il était militant d’extrême droite !!! Une façon d’estampiller plus politiquement encore un Poul Anderson qui n’en demandait certainement pas tant !), qui nous spoile carrément le roman et semble par moments le dénigrer, en reprenant les termes de Jacques Sadoul indiquant que le roman était « un bon divertissement, agréable à lire, sans plus », mais qui souligne, par ailleurs, qu’il s’agit « d’une passionnante méditation sur l’homme, sur la fragilité des systèmes sociaux et sur les remèdes que l’Homme peut apporter aux maladies qu’il engendre. »
Je ne m’attendais donc pas à grand-chose du bouquin et c’est peut-être pour ça que je l’ai bien aimé. Dans Barrière mentale, l’humanité est touchée par un étrange phénomène : tous les êtres vivants deviennent tout à coup plus intelligents. Les humains comme les animaux (je vous épargne l’explication scientifique nébuleuse qui ne sert qu’à justifier la situation). Et que croyez-vous qu’il va se passer ? Les hommes vont-ils devenir plus sages et tolérants et, enfin, connaître la paix ? Eh bien non ! La société part à vau-l’eau ! Plus personne ne veut travailler. Ben oui, qui a envie d’être éboueur, ouvrier ou employé de bureau avec un quotient intellectuel de plus de 200 ? Les émeutes se multiplient. Les entreprises ferment. Les bourses mondiales s’effondrent. Les villes se vident. L’argent n’a bientôt plus cours. Dans les exploitations agricoles, les animaux se rebellent contre leurs anciens maîtres et rien de pire qu’un cochon domestique qui ne l’est plus, je vous le dis ! De nouvelles religions apparaissent, des révolutionnaires anti-système, des groupes de pression qui, eux, voudraient que rien ne change. Poul Anderson nous invite à suivre le destin de plusieurs individus, dont un simple d’esprit devenu intelligent (mais bien moins que les humains « normaux »), un physicien, un « dictateur » chargé de gérer la situation, une femme traumatisée et terrifiée par ce brusque afflux d’intelligence, etc.
Ce court roman de SF « apocalyptique » est aussi une fable intelligente sur… l’intelligence. Est-on plus heureux avec ? Une trop grande intelligence n’est-elle pas un fardeau qui nous renvoie à notre propre insignifiance ? Est-elle compatible avec une organisation sociale pérenne ? Le monde d’avant, plus simple, n’était-il pas préférable ? Bref, ne vaut-il pas mieux vivre avec certaines œillères ?

Barrière Poul Anderson critique
Barrière mentale, extrait de la page 170.

Alors là, je vois déjà poindre l’index accusateur de certains grincheux, façon Donald Sutherland dans L’invasion des profanateurs. « Là ! Là ! disent-ils, l’écume aux lèvres. Vous voyez bien que c’est un texte réactionnaire qui milite pour le maintien des masses laborieuses dans l’ignorance pour le bénéfice de quelques-uns. » Peut-être. J’y vois aussi un roman qui prend le contre-pied de la pensée généralement admise qui veut qu’intelligence = bonheur. Poul Anderson est lucide sur ce qui se passerait si plus personne ne voulait conduire un métro, travailler pour le bien commun ou, tout bêtement, pour s’enrichir. J’aime tout particulièrement ce passage d’une terrible lucidité :

Barrière Poul Anderson extrait
Barrière mentale, extrait de la page 86.
Barrière Poul Anderson
Barrière mentale, extrait de la page 87.

La fin du roman est optimiste. Les humains finissent par s’adapter à cette prodigieuse intelligence qui est dorénavant la leur. Les découvertes et avancées se succèdent, les étoiles sont enfin accessibles. Après avoir empêché un groupe de nostalgiques du bon vieux temps, de provoquer un retour en arrière, les hommes nouveaux s’apprêtent à quitter la Terre. Ils laissent derrière eux les simples d’esprits, devenus pour la plupart l’équivalent des hommes d’avant le phénomène, et sont prêts à devenir, rien de moins que les démiurges de l’Univers. Eh oui, Poul Anderson n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Nul doute que les mêmes grincheux cités plus haut, y verront une nouvelle preuve du caractère profondément impérialiste et expansionniste de sa pensée ! Mais tant qu’à rêver autant rêver grand, non ?

Barrière mentale Poul Anderson couverture
Barrière mentale, Poul Anderson (1957),
Le Masque Science Fiction (1974)
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Pour lire la chronique précédente : Origine – Dan Brown.