Clark Ashton Smith texte en ligne

« Ennui » est un poème en prose de Clark Ashton Smith, le neuvième de la section « Poèmes en prose » du recueil de poèmes Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. On retrouve d’ailleurs dans le poème la mention de l’ébène et et du cristal, ce qui semble lui conférer une importance particulière. Smith s’est tourné vers la poésie alors qu’il est malade, et délaisse les récits plus longs.
Lovecraft découvre Smith grâce à Ébène et Cristal, où il découvre un goût semblable au sien pour le fantastique, le weird, et des auteurs comme Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith traduit dans les années suivantes), le symbolisme… et les deux auteurs commencent à échanger des lettres.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie de quelques remarques et du texte en langue d’origine (États-Unis).

Ennui

Dans l’alcôve dont les rideaux sont tissés d’or, et dont les piliers sont de saphir cannelé, l’empereur Chan s’incline, sur sa couche ébène sertie d’opales et de rubis, garnie des magnifiques fourrures de bêtes inconnues. D’un regard implacable et las, de sous des paupières immobiles qui semblent sculptées dans un onyx aux veines violettes, il fixe les fenêtres de cristal, qui donnent sur l’infinité des azurs flamboyants d’un ciel et d’une mer des tropiques. Oppressante comme le cauchemar, une fatigue innommable, sans forme, plus pesante que n’importe quel fardeau porté par les esclaves des mines, loge dans le tréfonds de son cœur : tous les délires de l’amour et du vin, l’extase insoutenable des drogues, même la plus profonde et le plus discrète pulsation de délice ou de douleur — tous sont éprouvés, tous sont futiles, pour l’empereur usé mais insatiable. Même pour un nouveau chagrin, ou des affres plus subtils que quiconque a ressenti auparavant, il pense, gisant sur son lit d’ébène, qu’il donnerait l’argent et le vermillon de toutes ses mines, ainsi que les coffrets plein à craquer, les carcanets et les couronnes qui reposent dans ses coffres-forts les plus immémoriaux. En vain, avec la poésie des poètes les plus inventifs, l’extravagance des étoffes pourprées dues aux métiers à tisser les plus subtils, les gemmes et les minéraux insolites provenant des terres les plus reculées, les feuilles livides et les pétales sanglants d’apparence d’une fleur rare et venimeuse — en vain, avec tout ceci, et bien des artifices plus étranges, des diversions plus merveilleuses, plus insensées, les esclaves et les sultanes ont-ils cherché à soulager les heures de fer. L’un après l’autre, il les a renvoyés d’un geste las. Et à présent, dans le silence de l’alcôve enclose de lourdes tentures, il repose seul, le chancre de l’ennui rongeant son cœur, tel le ver impérissable et âcre dans le cœur des morts.
Tantôt, d’entre les rideaux, près de la tête de lit, une main sombre et grêle s’étend lentement, qui enserre un poignard dont la lame reflète l’or de la tenture par une mince et furtive lueur vacillante : lentement, en silence, le poignard est en position puis se lève et s’abat comme l’éclat de la foudre. L’empereur pousse un hurlement, cependant que la lame, transperçant sa robe mollement plissée, le blesse légèrement au flanc. En un instant l’alcôve s’emplit de gardes armés, qui se saisissent de l’aspirant assassin et le traînent en avant — une jeune esclave, la princesse d’un peuple conquis, qui a souvent, mais en vain, implorer l’empereur de lui accorder sa liberté. Pâle, pantelante de terreur et de rage, elle fait face à Chan et aux gardes, tandis que des histoires de tortures monstrueuses, au-delà de l’imagination, et de désastres innommables, affluent à sa mémoire. Mais Chan, excité et effrayé rien que pour un bref instant, ressent de nouveau la lassitude insurmontable, plus forte que la colère ou la peur, et il tarde à donner le signal attendu. Puis, provisoirement ému, peut-être, par quelque ironique émotion, quasi comparable à de la gratitude — gratitude pour le danger bref mais distrayant, qui a servi à soulagé son ennui un moment, il leur ordonne de libérer la princesse ; et, d’une courtoisie majestueuse, il dépose sur la gorge de celle-ci son propre collier de perles et d’émeraudes, dont chacune vaut le prix d’une armée.

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« La princesse Almeena ».
Pour lire le poème suivant :
« La statue de Silence ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil : 
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Clark Ashton Smith texte en ligne
Martyr, 1932, peinture de Huang Shaoqiang (source).

Commentaire

« Ennui » est fait partie des poèmes en prose les plus longs du recueil, et la narration y est tellement présente que le poème pourrait être confondu avec une courte nouvelle. Bien sûr, la mention d’une « couche ébène » et de « fenêtres de cristal », outre leur portée symbolique, permet de faire le lien avec le titre entier du recueil : hésitation donc entre l’ébène qui, par glissement, peut évoquer le spleen de Baudelaire, et le cristal qui correspondrait à la limpidité de la vision du poète (ou ici, de l’empereur mélancolique). C’est l’un des poèmes les plus évidemment baudelairiens de Smith, le titre même, « Ennui’, emprunté au français, renvoyant à la poésie des Fleurs du Mal dont on peut citer par exemple deux vers du Spleen (LXXVI) : « L’ennui, fruit de la morne incuriosité / Prend les proportions de l’immortalité. »
On peut souligner que ce poème s’éloigne des Mille et Une Nuits ou des mythes gréco-romains dont les thèmes et les images dominaient les textes précédents, pour s’imprégner plutôt des légendes chinoises (ce mélange d’influences pourra rappeler Les Nouvelles orientales de Yourcenar, dont la plus ancienne date de 1936), même s’il ne semble pas que Smith ait une source précise. Par ailleurs, la chute finale du poème renforce l’impression que la distinction ente poème en prose et nouvelle est bien mince (les petits poèmes en prose de Baudelaire ont là aussi pu servir de modèle à Smith ; lire par exemple « Une mort héroïque »).
Du point de vue de la composition du recueil, on remarquera que le poème précédent avait déjà sa princesse, Almeena, qui rêvait d’amour. Dans « Ennui », une princesse réduite en esclavage rêve de liberté. Sans qu’une narration claire se dégage de l’enchaînement des poèmes, on peut constater comment Smith procède par échos, l’amour et la mort restants des thèmes privilégiés.

ENNUI

In the alcove whose curtains are cloth-of-gold, and whose pillars are fluted sapphire, reclines the emperor Chan, on his couch of ebony set with opals and rubies, and cushioned with the furs of unknown and gorgeous beasts. With implacable and weary gaze, from beneath unmoving lids that seem carven of purple-veined onyx, he stares at the crystal windows, giving upon the infinite fiery azures of a tropic sky and sea. Oppressive as nightmare, a formless, nameless fatigue, heavier than any burden the slaves of the mines must bear, lies forever at his heart: All deliriums of love and wine, the agonizing ecstasy of drugs, even the deepest and the faintest pulse of delight or pain—all are proven, all are futile, for the outworn but insatiate emperor. Even for a new grief, or a subtler pang than any felt before, he thinks, lying on his bed of ebony, that he would give the silver and vermilion of all his mines, with the crowded caskets, the carcanets and crowns that lie in his most immemorial treasure-vault. Vainly, with the verse of the most inventive poets, the fanciful purple-threaded fabrics of the subtlest looms, the unfamiliar gems and minerals from the uttermost land, the pallid leaves and blood-like petals of a rare and venomous blossom—vainly, with all these, and many stranger devices, wilder, more wonderful diversions, the slaves and sultanas have sought to alleviate the iron hours. One by one he has dismissed them with a weary gesture. And now, in the silence of the heavily curtained alcove, he lies alone, with the canker of ennui at his heart, like the undying mordant worm at the heart of the dead.
Anon, from between the curtains at the head of his couch, a dark and slender hand is slowly extended, clasping a dagger whose blade reflects the gold of the curtain in a thin and stealthily wavering gleam: Slowly, in silence, the dagger is poised, then rises and falls like a splinter of lightning. The emperor cries out, as the blade, piercing his loosely folded robe, wounds him slightly in the side. In a moment the alcove is filled with armed attendants, who sieze and drag forth the would-be assassin—a slave girl, the princess of a conquered people, who has often, but vainly, implored her freedom from the emperor. Pale and panting with terror and rage, she faces Chan and the guardsmen, while stories of unimaginable monstrous tortures, of dooms unnamable, crowd upon her memory. But Chan, aroused and startled only for the instant, feels again the insuperable weariness, more strong than anger or fear, and delays to give the expected signal. And then, momentarily moved, perchance, by some ironical emotion, half-akin to gratitude—gratitude for the brief but diverting danger, which has served to alleviate his ennui for a little, he bids them free the princess; and, with a regal courtesy, places about her throat his own necklace of pearls and emeralds, each of which is the cost of an army.