François de Grasse, l’amiral oublié de la guerre d’indépendance des États-Unis

Préambule
« Vous avez été l’arbitre de la guerre. » citation de G. Washington en l’honneur de l’amiral de Grasse.
Qui est donc cet amiral français qui fut si cher au premier président américain ? Au pays des cow-boys, son nom est très célèbre : il trône aux côtés du marquis de La Fayette et du comte de Rochambeau. Leur célébrité est liée à leur rôle essentiel pendant la guerre d’indépendance américaine (1775-1783). Et pourtant, Grasse est quasiment inconnu au bataillon dans son pays d’origine…
 
L'amiral de Grasse est représenté sur des timbres américains
L’amiral de Grasse, super-star en Amérique du Nord : bientôt une biographie hollywoodienne réalisée par Christopher Nolan et où le mot « français » ne sera jamais prononcé ?
Auréolé de glorieuses victoires navales, l’amiral de Grasse est étonnement boudé par un pays qui n’a pas toujours brillé dans cet exercice… La mémoire des sanglantes défaites de la marine française – de la bataille de l’Écluse (1340) à Trafalgar (1805) – est, à l’inverse, très vivante et maintenue à flots par une culture anglo-saxonne devenue dominante [1]. Pour la majorité des rois de France (et empereurs), rien ne valait une victoire terrestre !…
Nous tâcherons donc de mettre en lumière un destin oublié qui rappelle si fort celui de Thémistocle, héros athénien à la bataille de Salamine, qui finit ostracisé par sa cité… Sans omettre d’analyser ses défauts et ses erreurs, nous tenterons de mettre en valeur la mémoire d’un homme qui participa à la gloire de la marine française à l’époque moderne.

Début de carrière sous Louis XV

Comme son nom l’indique, François-Joseph de Grasse est originaire de l’arrière-pays cannois. En 1722, il naît dans le château familial des princes d’Antibes à Bar-sur-Loup, tout proche de la ville de Grasse (d’où son nom ; on vient de franchir un niveau de compréhension !). À 11 ans, il entre au prestigieux ordre de Saint-Jean de Jérusalem – ordre des Hospitaliers – connu pour sa science de la mer et de la construction de forts maritimes. Pendant six ans, il sillonne les mers pour l’ordre mais refuse de devenir chevalier de Malte [2]…
Finalement, il choisit d’entrer au service du roi de France Louis XV, qui a 30 ans (1740). Nous sommes à une période particulièrement difficile de l’histoire de la marine française. Le roi choisit de mettre la flotte en état « d’abandon organisé » et se concentre sur les forces terrestres [3]. Le jeune François participe à son premier conflit lors de la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) où il est engagé comme enseigne de vaisseau en 1743 et participe à la capture d’une corvette anglaise alors qu’il vogue sur le Castor.
Le manque de budget dans la marine va se faire durement sentir lors du prochain conflit : la guerre de 7 ans (1756-1763) (dont j’ai parlé dans cet article). François de Grasse assiste aux premières loges à la déroute de la marine française lors la prise de Louisbourg du 26 juillet 1758. La voie est ouverte vers le Saint-Laurent et l’invasion du Canada : Québec tombe en 1759 puis Montréal en 1760. La France est en train de perdre l’intégralité de ses colonies américaines (paix de 1763)…
 
Prise de Louisbourg par les Anglais (1758), bataille navale
Prise de Louisbourg par les Anglais (1758) : symbole de l’échec colonial de Louis XV

Louis XVI tente de redresser la marine française

Dans l’attente d’une période plus faste pour la marine française, François de Grasse prend le commandement de la frégate L’Héroïne et rejoint l’escadre dirigée par du Chaffault. Leur objectif est d’aller bombarder les côtes marocaines pour faire cesser les razzias vers les côtes françaises. Des chaloupes armées sont envoyées pour prendre la forteresse de Larache (juin 1775) mais les Français échouent avec des pertes importantes…
L’arrivée sur le trône de Louis XVI (1774) va permettre à la marine française de revivre. Le jeune roi s’intéresse beaucoup plus aux questions navales : il lance une politique de réorganisation de la marine française en mettant un maximum de budget dans la construction navale et l’entrainement des marins. En 1782, le budget de la marine dépasse celui de l’armée de Terre, pour la 1ère fois de notre Histoire ! La marine française est prête à prendre sa revanche contre la « Perfide Albion »…
 
Brest est représenté en peinture comme un port très actif
Port et arsenal de Brest, peint de 1780 par Van Blarenberghe
En 1781, près de 8 000 ouvriers travaillent au chantier naval de Brest. Malheureusement, les vents sont compliqués en Bretagne et les vaisseaux français ne peuvent pas aller et venir à leur aise… (on l’avait dit, de pas aller en Bretagne !)
Lorsque les insurgés américains déclarent leur indépendance le 4 juillet 1776, c’est l’occasion rêvée d’aller botter le derrière des Anglais ! Cependant, le roi et ses conseillers ont peur de livrer une guerre trop coûteuse [4]… Ce n’est qu’en février 1778 que Louis XVI signe un traité d’amitié avec les patriotes américains. De son côté, Grasse est nommé chef d’escadre des armées navales et commande le Robuste lors de la bataille d’Ouessant, où les Anglais perdent quatre fois plus d’hommes que la marine royale.

Victorieux à la bataille de la baie de Chesapeake

Après s’être distingué lors de trois combats contre le commodore Rodney,  Grasse monte encore en grade et devient lieutenant général des armées navales (amiral) en mars 1781. Il dirige une grande escadre désormais et le roi l’envoie défendre les îles françaises des Antilles. Il part donc de Brest (tête de pont de la marine) avec une centaine de bateaux dont vingt vaisseaux (les plus gros). Son navire-amiral est un trois-ponts (très rare à l’époque) nommé le Ville de Paris et il compte près de 104 canons !
Sa première vraie victoire est la prise de l’île de Tobago où il favorise le débarquement les troupes du marquis de Bouillé. Ensuite il part pour Saint-Domingue, couvrir un convoi commercial… Mais le destin en a décidé autrement : l’amiral reçoit un appel à l’aide de l’armée franco-américaine ! Leur situation est très précaire car leurs 6 000 hommes retranchés à Newport n’ont pas eu de renforts et les britanniques sont solidement établis à New York…
Rochambeau, commandant du corps expéditionnaire français envoyé en Amérique du Nord par Louis XVI, propose à Grasse d’attaquer Yorktown à la fois par la terre et par la mer. Les troupes anglaises de Cornwallis y seront totalement prises de cours. En effet, Yorktown est à près de 600 kilomètres au Sud des troupes terrestres de Rochambeau. Sans aucun avis du roi à Versailles, l’amiral de Grasse choisit de suivre l’audacieux stratagème…
 
Washington et Rochambeau prennent Yorktown en 1781
Plan de la prise de Yorktown (1781)
En gros, Rochambeau est stationné au Nord et doit marcher jusqu’à Yorktown au Sud. L’amiral de Grasse arrive avec son escadre pour le couvrir en le rejoignant à Yorktown.
Le 30 août 1781, l’amiral de Grasse arrive au large de Yorktown, à l’entrée de la baie de Chesapeake. Il s’ancre à Lynnhaven et commence à faire débarquer les 3 000 hommes et canons. Si les troupes de Rochambeau n’arrivent pas à temps, ses hommes seront en large infériorité face aux 17 000 soldats anglais et loyalistes présents dans Yorktown… Pour laisser du temps aux hommes qui viennent à pied, l’amiral fait bloquer les rivières York et James qui sont sur la route de la ville anglaise…
En plein débarquement, une flotte ennemie se présente à l’horizon ! Les navires britanniques de Hood et Graves viennent pour en découdre : ils ont le devoir de débloquer Yorktown. L’amiral français sent le danger et agit avec célérité : il envoie 24 vaisseaux (il en a 28 en tout maintenant) contre les Britanniques qui eux disposent de 19 ou 20 navires de ligne. Du côté du vent, les Anglais sont trop sûrs d’eux et laissent les Français se mettre en formation…
 
La bataille de la baie de Chesapeake en peinture
Le magnifique navire-amiral français lors de la bataille de la baie de Chesapeake (peinture de ZVEG)
La bataille dure quatre heures sans qu’aucun camp ne l’emporte. Contre toute attente, les Anglais n’ont pas humilié les Français ! Ils ont même subi de sérieux dégâts et se voient forcés de saborder un navire la nuit suivante. Les deux amiraux sont obligés de battre en retraite sur New York pour de longues réparations : la baie est donc toujours tenue par Grasse ! Encore mieux, une autre escadre française arrive en renfort, commandée par Barras de Saint-Laurent.

Le héros oublié de la prise de Yorktown

Les Français ont désormais l’initiative. Les troupes sont arrivées à Annapolis (Maryland) : c’est bien mais il reste encore 200 kilomètres… De Grasse fait ainsi transporter les troupes de Rochambeau par bateau du Nord au Sud de la baie vers Yorktown. Pendant ce temps, les troupes américaines finissent à pied avec leur chef George Washington. Peut-être était-ce une petite revanche vis-à-vis de la jeunesse de George, pas toujours amical avec les Français (voir mon article à ce sujet) !
Henri Clinton, le général anglais en poste à New York, ne comprend rien aux manœuvres franco-américaines : la garnison de Yorktown va le payer très cher… Le 17 septembre 1781, Grasse rencontre Washington sur son vaisseau amiral, le Ville de Paris, pour organiser le siège de la ville anglaise. Cette dernière est idéalement située sur une presqu’île bien protégée mais les troupes anglaises de Cornwallis ne peuvent recevoir aucune aide de la mer…
 
Washington et l'amiral de Grasse sur le navire Ville de Paris
George Washington, futur 1er président des États-Unis d’Amérique est reçu par l’amiral de Grasse sur son magnifique trois-mâts Ville de Paris. Déjà le goût du luxe à la française…
Ce sont les Français qui s’occupèrent de préparer le siège de la ville. Déjà parce qu’ils étaient plus nombreux (11 000 français contre 3 600 alliés américains) mais surtout parce que Washington et ses hommes n’ont aucune expérience de la poliorcétique (art de la prise des villes) ! Cette grande victoire de l’Histoire américaine est donc aussi une victoire stratégique française…
Le siège de Yorktown est double. D’un côté, les forces terrestres font parler leurs canons pour se rapprocher de plus en plus près des forts tenus par les Anglais. De l’autre côté, les bateaux de Grasse bombardent les positions britanniques depuis la mer ! La ville est sans ressource face à ce feu croisé et les munitions et vivres viennent à manquer… Le 19 octobre 1791, le général Cornwallis présente sa capitulation sans conditions aux forces assiégeantes…
Le siège est terminé et la victoire est totale pour les franco-américains : près de 214 canons anglais sont récupérés ainsi que 22 étendards et 8 000 prisonniers. À Versailles, le roi Louis XVI exulte certainement à la nouvelle de la victoire (apprise des semaines plus tard). La Fayette rentre à Paris pour soigner son image et tout Paris l’acclame… Avec Rochambeau, ce sont les deux héros de Yorktown : l’amiral de Grasse est dans leur ombre et ne récoltera jamais les lauriers de sa victoire…
 
Les Anglais se rendent aux Américains et aux Français à Yorktown
Reddition de Cornwallis à Yorktown par TRUMBULL
Bizarrement, les Américains n’ont pas l’air d’être trois fois moins que les soldats français !
Et on vous a déjà dit que le drapeau blanc faisait mauvais genre… Vous êtes vraiment nuls en com’ les frenchies…

Le « drame de Saintes »

Le roue va ainsi tourner pour l’amiral : l’expérimenté Rodney est nommé à la tête de la Royal Navy et jure « de sauver l’honneur de Sa Majesté et de montrer à ces damnés Français que les Anglais restaient les seuls maîtres des océans ». Sa flotte compte près de 37 vaisseaux de ligne, certains sont neufs et les autres ont été réparés régulièrement à New York et leurs coques sont doublées au cuivre pour lutter contre les algues et les coquillages.
À l’inverse, les navires de Grasse sont en mauvais état car ils n’ont aucun port où faire de vraies réparations… En mer depuis mars 1781, la flotte française aurait besoin d’un repos bien mérité, surtout qu’elle n’est, elle, quasiment pas doublée au cuivre… Grasse en aurait aussi besoin car sa santé vacille : il demande même à être relevé de son commandement ! Le roi refuse et porte ainsi la responsabilité des échecs à venir…
Grasse est un bon marin mais il n’est pas un fin psychologue… Son comportement est autoritaire et beaucoup de ses subordonnés se plaignent de lui ! De nombreux gradés sous les ordres de Grasse rentrent en France en prétextant des problèmes de santé : c’est très mauvais signe pour la suite… L’escadre française a donc enchaîné les victoires mais l’état global est très incertain, surtout qu’un important convoi de vivres et de renforts est attaqué par la Navy : la poisse…
Le 7 avril 1782, Grasse reçoit l’ordre d’escorter un grand convoi commercial de la Martinique jusqu’à Saint-Domingue. Rodney est à ses trousses, comme un requin, il sent la proie blessée. A l’aube du 12 avril, le constat est sans appel, la flotte anglaise a l’avantage numérique avec 37 vaisseaux contre 30 en état de combattre du côté français. Grasse devrait sonner la retraite mais il choisit de rester combattre car il ne veut pas abandonner le Zélé,qui est en perdition…
La bataille est lancée : les Français voient leur ligne disloquée par des signaux mal interprétés et l’avant-garde de Bougainville s’éloigne dangereusement du reste des vaisseaux français. Les Anglais ne doivent pas en croire leurs yeux : le navire-amiral, le Ville de Paris est désormais à découvert ! Les navires anglais s’y engouffrent avec tout leur talent maritime. Pire, une autre brèche est creusée et le centre français se retrouve coincé entre deux feux !
 
La bataille de Saintes est une défaite maritime française
Plan de la bataille de Saintes perdue par Grasse
On voit bien que les petites puces rouges sont beaucoup mieux entraînées que les bleues : fuyez pauvres folles !… 
À 11h, Grasse et son navire-amiral sont entourés par dix vaisseaux britanniques. Le courageux marin refuse de quitter le navire et fait tirer l’intégralité de ses boulets… Il appelle à l’aide Bougainville et Vaudreuil mais ils fuient loin du combat ! De désespoir, Grasse utilise même l’argenterie pour tirer encore un peu sur les Anglais… Le Ville de Parisest en pièces ; les deux tiers de son équipage baignent dans leur sang… La débâcle est totale.

La disgrâce de l’amiral de Grasse

Rodney a parfaitement réussi son coup : 5 vaisseaux français sont capturés (dont le Ville de Paris) et son ennemi compte 2 000 morts et 7 000 blessés…. Grasse fait partie des quelques 4 000 prisonniers qui voguent déjà vers la Jamaïque. Il n’y reste pas longtemps et vogue vers Londres et est même reçu par le roi George III où il sera émissaire diplomatique improvisé. Grasse est ainsi bien mieux traité par son ennemi qu’il ne sera par son propre pays…
Libéré en août 1782, Grasse rentre en France et passe en conseil de guerre : il se défend en expliquant la débâcle par la fuite de ses deux seconds, Bougainville et Vaudreuil. Le 20 septembre 1783, le procès débute à Lorient (Bretagne) ; près de 300 personnes viennent témoigner ; quasiment tous sont de haute noblesse et jouent leur carrière militaire toute entière… L’amiral finit disgracié et est reconnu coupable de la défaite par le roi Louis XVI lui-même ! Pire, il doit quitter à jamais la cour : sa carrière est finie [5].
 
En 1931, l'amiral de Grasse est honoré par les Etats-Unis
Plaque commémorative située dans l’église Saint-Roch où l’amiral a été enterré.
Il a fallu attendre 1931 et de l’argent américain pour que le héros malheureux ait le droit à sa petite plaque qui va bien…
Épilogue
 
Le 11 janvier 1788, l’amiral de Grasse décède dans son domaine de Tilly (Yvelines) à l’âge de 65 ans. Malgré ses efforts, il n’a jamais réussi à reconquérir sa place auprès du roi. Pour l’amiral déchu, il a été plus aisé de prendre Yorktown aux Anglais que de laver son honneur… En 1786, il avait reçu un cadeau du tout jeune congrès américain : 4 canons pris à Yorktown lui sont envoyés par bateau et viennent améliorer la décoration de son château !
Malgré la défaite de Saintes, la France remporte la guerre contre l’Angleterre qui reconnaît l’indépendance des États-Unis d’Amérique lors du traité de Paris (1783). C’est un succès à la Pyrrhus pour Louis XVI car même si l’honneur militaire a été restauré, l’État français est en faillite ! Les dépenses militaires ont littéralement explosé et la banqueroute est déclarée en 1788… Louis XVI est donc obligé de convoquer les États Généraux en août 1788… La révolution est en marche et Louis XVI n’y survivra pas.

l'exécution de Louis XVI peut paraître une revanche pour l'amiral de Grasse
Gravure allemande de l’exécution de Louis XVI (1793). Fantôme de l’amiral de Grasse : Alors Louis Capet ? C’est si facile d’être aimé de ses subordonnés ?!

Notes :
[1] L’américanisation de la fourchette est en cours : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/lafourchette-devient-thefork-1171003.
[2] Créés pour défendre Jérusalem contre les musulmans, les Hospitaliers ont été bien emmerdés à la fin des croisades et ont dû prendre des vacances forcées (comme à Malte en 1530). Ils se sont aussi lancés dans la protection des mers… Un milieu pas évident mais bon, faut bien vivre !
[3] Cette stratégie sera particulièrement dévastatrice pour les colonies françaises qui ont besoin d’une marine fiable pour les ravitailler.
[4] Au début du conflit, quelques nobles français vont partir en Amérique du Nord pour s’engager auprès des insurgés : le plus connu est le marquis de La Fayette ! La France envoie du matériel aux patriotes de G. Washington mais hésite à aller plus loin… Après deux années très compliquées, où les insurgés inexpérimentés font face aux armées de ligne britanniques, la victoire de Saratoga va encourager Louis XVI à signer un traité d’amitié avec les patriotes, le 6 février 1778.
[5] Ainsi, Grasse n’a pas été condamné par la conseil de guerre et seul Bougainville a reçu une « admonestation » pour son manque de lucidité pendant la débâcle. C’est le roi lui-même qui passe par dessus le tribunal militaire et disgracie l’amiral malheureux. Voici un bel exemple de la justice d’Ancien Régime : un volet légal avec lois et longues procédures ; un volet exceptionnel avec un roi qui agit « selon son bon plaisir ».