Le Malade imaginaire : comment faire danser au théâtre ?

Le Malade imaginaire par Moreau le Jeune
Le Malade imaginaire illustré par Moreau le Jeune, XVIIIème siècle. Détail. Source gallica.bnf.fr.

Un spectacle musical pour divertir Louis XIV

Au début de son règne, le jeune Louis XIV et sa cour ont l’esprit aux amours et aux fêtes qui durent parfois plusieurs jours, et dont les récits élogieux contribuent à la propagande royale. Auteurs et musiciens se mettent naturellement au service du roi, de grands spectacles sont organisés qui bénéficient de lieux prestigieux : palais et parcs immenses qui servent de décor à de grands feux d’artifice et permettent l’installation de machineries.

La mode de la comédie-ballet

Molière bénéficie alors de la faveur du roi, qui lui impose parfois des thèmes et influence le dramaturge dans la conception de ses pièces. Or le roi aime danser… C’est pour Louis XIV que Molière crée la première comédie-ballet, Les Fâcheux (1661), avec l’aide du compositeur Lully. Comme l’auteur ne dispose pas d’assez de danseurs parmi ses comédiens, le ballet en tant que tel a lieu à la suite de la pièce, avec des danseurs supplémentaires.

Un ballet a pour principe de raconter une histoire grâce à une chorégraphie. Pour que le spectacle soit total, Molière collabore avec des chorégraphes, des machinistes et des musiciens qui plaisent au roi et à la cour, comme Lully.

Le succès des Fâcheux et les goûts de la cour, ainsi que du public en général conduisirent Molière à proposer différents types de pièces musicales, pastorale, opéra-comique, pièce à machines… L’une des plus importantes est la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme (1670), en collaboration avec Lully : le ballet est aussi long que la comédie et met notamment en scène de faux Turcs, à peu près un an après que Louis XIV a reçu un ambassadeur de l’Empire ottoman.

Un bal à la française au XVIIème siècle
Un « bal à la française » vu au XVIIème siècle. Le roi danse…

Le Malade imaginaire, dernière pièce de Molière

La pièce est une comédie-ballet (en trois actes et en prose) écrite par Molière qui, malade lui-même, en profite pour se moquer des médecins de son temps : pédants, bavards et peu aptes à guérir qui que ce soit… La pièce coûte cher, en raison précisément de la musique. Dans son Registre, le comédien La Grange note ainsi :

Les frais du Malade imaginaire ont été grands à cause du prologue et des intermèdes remplis de danses, musique et ustensiles […].

Molière monte la pièce au théâtre du Palais-Royal à Paris, non pas pour la cour mais pour le public de la ville. La première représentation a lieu le 10 février 1673 : c’est un succès qui rapporte de belles recettes à la troupe, mais qui ne suffit pas à compenser les frais d’après La Grange. Il faut aussi noter que Louis XIV, resté à Versailles, n’assiste pas à la comédie.

Quelques heures après la quatrième représentation, le 17 février 1673, Molière meurt, vraisemblablement d’une infection pulmonaire.

La mort de Molière, dessin du XIXème siècle
La mort de Molière imaginée par un artiste du XIXème siècle.

Résumé de l’intrigue du Malade imaginaire

Argan est un bourgeois hypocondriaque (persuadé d’être malade, donc). Veuf et père de deux filles, il s’est remarié à Béline, femme plus jeune que lui qui feint de se préoccuper de sa santé mais ne pense qu’à l’héritage.

Obsédé par sa santé, Argan s’entoure de médecins ridicules : parmi ceux-ci, Thomas Diafoirus, qu’il veut donner en mariage à sa fille aînée Angélique, elle-même amoureuse d’un jeune bourgeois nommé Cléante qui s’efforce de se rapprocher d’elle sans alerter son père.

Les amoureux peuvent compter sur le soutien de la servante Toinette, qui n’hésite pas à se déguiser en médecin pour se moquer d’Argan et de sa passion pour la médecine… Elle finit par convaincre son maître de faire le mort afin d’observer la réaction de ses proches.

Béline se trahit alors que la réaction de son aînée, sincèrement endeuillée, adoucit son père Argan. Il accepte le mariage d’Angélique et Cléante à condition que ce dernier devienne médecin.

Béralde, frère d’Argan et personnage réfléchi, conseille finalement au malade imaginaire de se faire médecin lui-même. S’ensuit une cérémonie burlesque et musicale, en latin, qui s’achève par une danse.

Henry Lyonnet, la première du Malade imaginaire
Les comédiens et leurs rôles pour la première représentation du Malade imaginaire, d’après Henry Lyonnet (source plus bas).

Comédie et musique du Malade imaginaire

Fâché avec Lully qui a obtenu l’exclusivité des spectacles chantés, Molière bénéficie d’une permission spéciale du roi pour jouer des comédies-ballets. Il confie la composition de la musique du Malade imaginaire à Marc-Antoine Charpentier, avec qui il avait déjà collaboré. C’est par ailleurs le danseur et maître de ballet Pierre Beauchamp qui se charge de la chorégraphie.

Il n’existe plus de partition complète de la musique du Malade imaginaire conforme à la représentation de 1673, mais Charpentier a conservé dans ses papiers les variantes et les remaniements successifs dont certains ont pu être mis en scène.

Pour la pièce, Charpentier a composé un églogue [1] qui sert de prologue en l’honneur de Louis XIV ; un extrait d’opéra pour la scène 5 de l’acte II ; trois intermèdes qui ferment chacun des trois actes. L’ensemble du temps réservé à la musique occuperait ainsi plus d’une heure de spectacle, autant que la comédie.

D’après l’universitaire Charles Mazouer, historien du théâtre :

Ouvertures, danses, récitatifs et airs de solistes avec basse continue, dialogues à plusieurs voix où Charpentier joue des contrastes, chœurs avec leurs effets de mase : aucune des possibilités musicales ne semble négligée. [2]

Les intermèdes sont les principaux moments de la pièce consacrés à la musique : ils fonctionnent de façon autonome, mettant en scène une histoire parallèle à la pièce. Dans le premier intermède, par exemple, le vieux Polichinelle veut chanter pour sa bien-aimée, mais la musique des violons et les personnages des archers lui font obstacle. L’acteur prononce des répliques, mais il y a aussi de la danse et l’intervention des chants d’un chœur : musique et théâtre dialoguent, en quelque sorte ! La règle est celle de la variété des formes et du rythme.

Le Malade imaginaire, dessin par Lalauze
Le Malade imaginaire, dessin par Alphonse Lalauze, XIXème siècle. Détail. Source gallica.bnf.fr.

Les chansons sont aussi l’occasion pour Molière d’écrire en vers adaptés à la musique qui, de son côté, doit respecter et valoriser les paroles. La musique s’introduit de même dans la comédie : dans l’acte II, scène 5, Cléante se fait passer pour le remplaçant du maître à chanter d’Angélique pour tromper la surveillance d’Argan. C’est l’occasion pour les deux amoureux d’échanger leurs craintes amoureuses en chantant :

(Il chante.)
Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir ;
Rompons ce dur silence, et m’ouvrez vos pensées.
Apprenez-moi ma destinée :
Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?
 
Angélique, en chantant.
Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez :
Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire :
C’est vous en dire assez.

La tristesse des amoureux sur scène ne nuit pas au comique de la scène, les spectateurs pouvant plutôt se réjouir de voir Argan et les Diafoirus être les témoins involontaires de déclarations d’amour qui ne font pas leurs affaires… La musique est en fait un moment de libération des cœurs !

Thomas Diafoirus, par Marcel Mültzer
Maquette de costume pour Thomas Diafoirus, par Marcel Mültzer (dessinateur, peintre, décorateur et affichiste du XIXème-XXème siècle).

Citons encore Charles Mazouer pour les rapports entre musique et comédie :

Les deux derniers intermèdes ont une autre fonction : ces divertissements, qui se déroulent au logis, doivent apaiser ou guérir Argan. Tout se passe comme si l’ouverture instrumentale du deuxième intermède, originale avec ses trois séquences de plus en plus rapides, voulait entraîner le malade dans son rythme endiablé et l’étourdir. Ensuite, les danses mêlées de chansons des Egyptiennes, qui appellent à profiter du printemps et à se donner à l’amour, doivent, mieux qu’une ordonnance de Monsieur Purgon, calmer le père plus que jamais entêté dans sa volonté de faire le malheur de sa fille, et le pousser peut- être à laisser celle-ci suivre son inclination. Quant à la cérémonie burlesque, à la fois divertissement de carnaval et psychodrame pour Argan, elle supprime définitivement toutes les inquiétudes : tournés en dérision, les médecins (et, d’une certaine manière, la mort avec eux) perdent leur gravité ; et la folie d’Argan, de dangereuse qu’elle était, devient inoffensive. Ainsi, la paix procurée par le souverain à son royaume étend son influence bienfaisante sur la famille d’Argan qui, une fois conjurées, les angoisses et les menaces, retrouve dans la fête musicale finale son équilibre en satisfaisant au bonheur des jeunes gens amoureux. 
De toutes les manières, Molière aura voulu ces divertissements musicaux qui, par la féerie, l’irréel, la fantaisie, la drôlerie ou la joie carnavalesque qu’ils apportent, sont absolument nécessaires pour dissiper les menaces, dénouer les inquiétudes, exorciser les angoisses, afin que triomphent la vie et le bonheur. Dans Le Malade imaginaire comme dans Le Mariage forcé, la musique permet encore d’échapper à la gravité et aux duretés du réel.
Argan, dessin par Marcel Mültzer
Maquette de costume pour Argan, par Marcel Mültzer.

Divertissements de Versailles

La pièce continue d’être jouée dans différents théâtres après la mort de Molière, malgré les oppositions de Lully qui contraignent Charpentier à composer plusieurs versions de la musique. La représentation la plus prestigieuse est sans doute celle des « Divertissements de Versailles », à laquelle assiste Louis XIV en personne.

En juillet 1674 ont en effet lieu six journées de fêtes pour célébrer une victoire militaire [3] du roi. Au programme : des repas nombreux, de la musique, des promenades en gondole et des pièces de théâtre.

C’est le 19 juillet qu’est jouée Le Malade imaginaire dans la grotte de Téthys [4] : cette grotte artificielle était décorée de motifs en coquillage et de statues représentant des nymphes et Apollon, dieu associé aux arts et au soleil.

L’architecte et historien André Félibien a décrit le moment de la représentation [5] :

le Roi […] étant entré dans sa calèche alla au Théâtre que l’on avait dressé devant la Grotte pour la représentation de la Comédie du Malade Imaginaire, dernier ouvrage du sieur Molière.

L’aspect de la Grotte servait de fond à ce Théâtre élevé de deux pieds et demi de terre. Le frontispice était une grande corniche architravée, soutenue aux deux extrémités par deux massifs avec des ornements rustiques et semblables à ceux qui paraissent au dehors de la Grotte. Dans chaque massif il y avait deux niches, où sur des piédestaux on voyait deux figures représentant d’un côté Hercule tenant sa massue et terrassant l’Hydre, et de l’autre côté Apollon appuyé sur son arc, et foulant aux pieds le serpent Python.

Au-dessus de la corniche s’élevait un fronton, dont le tympan était rempli des armes du Roi.

Sept grands lustres pendaient sur le devant du Théâtre qui était avancé au-devant des trois portes de la Grotte. Les côtés étaient ornés d’une agréable feuillée ; mais au travers des portes où le Théâtre continuait de s’étendre, l’on voyait que la Grotte même lui servait de principale décoration. Elle était éclairée d’une quantité de girandoles de cristal posées sur des guéridons d’or et d’azur, et d’une infinité d’autres lumières qu’on avait mises sur les corniches et sur toutes les autres saillies.

La table de marbre qui est au milieu était environnée de quantité de festons de fleurs et chargée d’une grande corbeille de même.

Au fond des trois ouvertures l’on voyait les trois grandes niches où sont ces groupes de Figures de marbre blanc, dont la beauté du sujet, et l’excellence du travail font une des grandes richesses de ce lieu.

Dans la niche du milieu Apollon est représenté assis et environné des Nymphes de Thétis qui le parfument ; et dans les deux autres, sont ses chevaux avec des Tritons qui les pansent.

Du haut de la niche du milieu tombe derrière les Figures une grande nappe d’eau qui sort de l’urne que tient un Fleuve couché sur une roche ; cette eau qui s’est répandue au pied des Figures dans un grand bassin de marbre, retombe ensuite jusqu’en bas par grandes nappes, partie entières et partie déchirées ; et des niches où sont les chevaux, il tombe pareillement des nappes d’eau qui font des chutes admirables. Mais toutes ces cascades étant alors éclairées d’une infinité de bougies qu’on ne voyait pas, faisaient des effets d’autant plus merveilleux et plus surprenants qu’il n’y avait point de goutte d’eau qui ne brillât du feu de tant de lumières, et qui ne renvoyât autant de clartés qu’elle en recevait.

Ce fut à la vue d’une si agréable décoration que les Comédiens de la Troupe du Roi représentèrent le Malade Imaginaire, dont leurs Majestés et toute la Cour ne reçurent pas moins de plaisir qu’elles en ont toujours eu aux pièces de son Auteur.

Partition manuscrite de Charpentier pour ses Leçons de ténèbres
Partition manuscrite de Charpentier pour ses Leçons de ténèbres, genre musical religieux. XVIIème siècle.

Notes :

[1] Un églogue : poème pastoral, c’est-à-dire ici un morceau de musique consacré aux plaisir de la nature, de la campagne. Dans l’églogue du Malade imaginaire, des bergers célèbrent Louis XIV !

[2] Mazouer Charles. Molière et Marc-Antoine Charpentier. In: Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1989, n°41. pp. 145-160.

[3] Il s’agit de la reconquête (partielle) de la Franche-Comté, dans le cadre de la guerre dite de Hollande, qui oppose notamment la France à l’Espagne.

[4] Téthys et la mère des nymphes, divinités de la nature. La grotte fut détruite en 1684 et les statues déplacées.

[5] André Félibien, Les divertissements de Versailles, donnés par le roi à toute sa cour, au retour de la conquête de la Franche-Comté, en l’année 1674, Paris, J.-B. Coignard, 1674.

Compléments bibliographiques :

– Roger Zuber et Micheline Cuénin, Histoire de la littérature française – Le Classicisme, GF Flammarion, 1998

– Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Albin Michel, 1997

– Julien Tiersot, La Musique dans la comédie de Molièrela Renaissance du livre, 1922

– Henry Lyonnet, Les « Premières » de Molière, 1921