Hall of Mirrors by Fredric Brown – traduction en français

[Hall of Mirrors (Galerie des glaces) est une nouvelle de Fredric Brown publiée initialement dans Galaxy Science Fiction en décembre 1953, illustrée par un certain Vidmer. Galaxy Science Fiction est un magazine de science-fiction populaire, fondé et édité par Horace Leonard Gold. Celui se fait une réputation d’éditeur exigeant, n’hésitant pas à modifier les textes qu’il retenait pour publication, et donnant leur place à des textes ironiques et au commentaire social. Par ailleurs, le magazine paye bien : trois cents le mot, soit quelque chose comme 75 dollars la nouvelle de 2500 mots, sur le modèle de celle de Brown, ce qui avec l’inflation reviendrait aujourd’hui à peu près à 900 dollars la nouvelle courte !
En 1953, Fredric Brown, âgé de quarante sept ans, est déjà un auteur établi (son roman le plus célèbre Martians, Go Home, ne paraîtra cependant qu’en 1955), connu pour sa maîtrise de la forme courte et son humour, dont le succès garantit la republication de ses nouvelles sous forme d’anthologie : Hall of Mirrors intégrera ainsi son recueil Honeymoon in Hell (Lune de miel en enfer) de 1958.
 
Hall of mirrors Fredric Brown initial printing
La couverture du Galaxy science fiction de décembre 1953, par EMSH (?).
La nouvelle de Brown a connu plusieurs traductions et parutions en France : dès février 1954 sous le titre Galerie des glaces dans la revue Galaxie, publiée par les éditions Nuit et Jour, sans indication de nom pour le traducteur ; en mai 1964, traduite par Jean Sendy sous le titre Galerie de glaces pour l’édition Denoël/Présence du Futur de Lune de miel en enfer ; en février 1974, intitulée Jeu de glaces dans l’anthologie thématique Trésors et pièges du temps dirigée par Michel Demuth, traduite par Charles Canet et illustrée par Georges Raimondo. On pourra relever que la version de Jean Sendy est reprise dans l’édition folio sf de 2007, dans une traduction révisée par Thomas Day, mais je ne peux pas dire en quoi a consisté ce travail de révision.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle de la nouvelle, qui est dans le domaine public aux États-Unis du moins. J’ajoute également quelques notes de traduction, des pistes d’interprétation ainsi que le texte en anglais (États-Unis) qui se trouve sous différentes formes sur internet, mais je m’appuie sur les archives de Galaxy Science Fiction pour certains aspects de typographie (les italiques, les sauts de ligne notamment). Toute correction et information complémentaire est bienvenue !]
 
Hall of Mirrors first publication
Sommaire de la revue incluant la nouvelle Hall of Mirrors de Fredric Brown, p.88.

La nouvelle traduite

Galerie des glaces
 
C’est une décision difficile à prendre — renoncer ou non à sa vie pour pouvoir la vivre à nouveau !
 
Un instant tu crois que c’est une cécité temporaire, cette obscurité soudaine surgie au milieu d’un après-midi resplendissant.
Il faut que ce soit la cécité, te dis-tu ; le soleil qui te dorait pourrait-il avoir disparu instantanément, te laissant dans le noir complet ?
Puis les nerfs de ton corps t’indiquent que tu te tiens debout, alors qu’il y a seulement une seconde tu étais assis confortablement, quasiment étendu, sur une chaise longue. Chez un ami, dans le patio de sa maison de Beverly Hills. À parler à Barbara, ta fiancée. À regarder Barbara — Barbara en maillot de bain — sa peau dorée dans la lumière du soleil, magnifique.
Tu portais un short de bain. Maintenant tu ne le sens plus sur toi ; il n’y a plus la légère pression de la bande élastique le long de ta taille. Tu presses les mains sur tes hanches. Tu es nu. Et debout.
Quoi qu’il te soit arrivé, c’est plus qu’un basculement soudain dans l’obscurité ou la cécité.
Tu lèves les mains et tu cherches à tâtons devant toi. Elles atteignent une surface lisse, douce, une paroi. Tu les écartes, et chaque main rencontre un angle. Tu pivotes lentement. Une deuxième paroi, puis une troisième, enfin une porte. Tu es dans un placard d’environ quatre pieds carrés.
Tes mains trouvent la poignée de la porte. Elle tourne et tu l’ouvres d’une poussée.
Il y a de la lumière à présent. La porte s’est ouverte sur une pièce éclairée… une pièce que tu n’as jamais vue auparavant.

Elle n’est pas large, mais elle est agréablement meublée — quoique les meubles soient d’un style qui te paraît étrange. La pudeur t’oblige à pousser la porte avec précaution, jusqu’à qu’elle soit grande ouverte.  Mais la pièce est vide de monde.
Tu avances de quelques pas et tu te retournes pour regarder dans le placard, qui est maintenant éclairé par la lumière de la pièce. Le placard est un placard sans en être un ; il en a la taille et la forme, mais il ne contient rien, pas le moindre crochet ni tringle pour y pendre des vêtements, pas une étagère. C’est un espace vide, aux parois vierges, de quatre pieds carrés.
Tu refermes la porte sur cette vision et tu te tiens là, à étudier la pièce. Elle mesure à peu près douze pieds sur seize. Il y a une porte, mais elle est fermée. Il n’y a aucune fenêtre. Cinq meubles. Tu en reconnais quatre — plus ou moins. L’un ressemble à un bureau tout à fait fonctionnel. L’un est de toute évidence une chaise… d’apparence confortable. Il y a une table, bien que son plateau se compose de plusieurs niveaux au lieu d’un seul. Un lit est là aussi, ou bien un canapé. Quelque chose de chatoyant est étendu par-dessus ; tu t’approches pour ramasser ce quelque chose et tu l’examines. C’est un habit.
Tu es nu, donc tu l’enfiles. Des chaussons dépassent de sous le lit (ou le canapé) et tu glisses les pieds dedans. Ils te vont, ils te paraissent chauds et confortables, comme rien que tu aies mis à tes pieds n’a jamais paru. Comme de la laine d’agneau, mais plus doux.
Te voilà habillé. Tu regardes la porte — la seule porte de la pièce si ce n’est celle du placard (placard ?) par où tu es entré. Tu marches jusqu’à la porte et avant d’actionner la poignée, tu aperçois le petit écriteau fixé au-dessus, sur lequel est dactylographié :

Cette porte a une serrure à minuterie réglée pour s’ouvrir dans une heure. Pour des raisons que tu comprendras bientôt, il vaut mieux que tu ne quittes pas cette pièce avant. Il y a une lettre pour toi sur le bureau. Lis-la, s’il te plaît.

Ce n’est pas signé. Tu regardes le bureau et tu vois qu’il y a une enveloppe posée dessus.
Tu ne vas pas encore récupérer l’enveloppe du bureau pour lire la lettre qu’elle doit contenir.
Pourquoi pas ? Parce que tu as peur.
Tu remarques d’autres détails au sujet de la pièce. Tu ne repères aucune source de lumière. Elle provient de nulle part. Elle n’est pas indirecte : le plafond et les murs ne la reflètent pas du tout.
Ils n’avaient pas d’éclairage comme celui-là, d’où tu viens. Qu’as-tu voulu dire, par d’où tu viens ?
Tu fermes les yeux. Tu te dis : Je suis Norman Hastings. Je suis professeur associé de mathématiques à l’université de Californie du Sud. J’ai vingt-cinq ans, et nous sommes en mille neuf cent cinquante-quatre.
Tu ouvres les yeux et tu regardes à nouveau.
 
On n’utilisait pas ce type de mobilier à Los Angeles — et où que ce soit à ta connaissance — en 1954. Cette chose là-bas dans le coin — tu n’arrives même pas à deviner ce que c’est. À ton âge, ton grand-père aurait regardé un poste de télévision de la même façon.
Tu baisses les yeux sur ta personne, sur l’habit chatoyant que tu avais trouvé à t’attendre. Tu en tâtes la texture entre le pouce et l’index.
Cela ne ressemble à rien que tu aies touché auparavant.
Je suis Norman Hastings. Nous sommes en mille neuf cent cinquante-quatre.
Soudain tu dois savoir, tout de suite.
Tu t’approches du bureau et ramasses l’enveloppe qui est posée dessus. Ton nom est dactylographié dessus : Norman Hastings.
Tes mains tremblent un peu lorsque tu l’ouvres. Comment leur en vouloir ?
Il y a plusieurs pages, toutes tapées à la machine. Elles débutent par Cher Norman. Tu feuillettes à toute allure pour atteindre la fin, à la recherche de la signature. Ce n’est pas signé.
Tu reprends au début et tu commences à lire.
« N’aie pas peur. Il n’y a rien à craindre, mais beaucoup à expliquer. Beaucoup de choses que tu dois comprendre avant que la serrure à minuterie ne déverrouille la porte. Beaucoup à accepter et — à quoi te conformer.
« Tu as déjà deviné que tu te trouves dans le futur — dans ce qui, pour toi, semble être le futur. Les vêtements et la pièce ont dû te l’indiquer. Je l’ai conçue de cette façon pour que le choc ne soit pas trop brutal, et que tu en prennes conscience au fil des minutes plutôt que de le lire ici — et assez probablement, que tu n’y croies pas.
« Le « placard » d’où tu es sorti est, comme tu l’auras maintenant compris, une machine temporelle. En la quittant tu as pénétré le monde de 2004. La date est le 7 avril, à tout juste cinquante ans du dernier moment que tu as en mémoire.
« Tu ne peux pas retourner en arrière.
« C’est moi qui t’ai fait cela et il se peut que me tu haïsses pour cette raison ; je ne sais pas. C’est à toi de décider, mais cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, et pas seulement pour toi, est une autre décision que tu dois prendre. Moi, je ne suis pas en capacité de la prendre.
« Qui t’écrit cela ? Je préfère ne pas te le dire encore. D’ici la fin de ta lecture, même si ce n’est pas signé (car je savais que tu chercherais d’abord une signature), je n’aurai plus besoin de dire qui je suis. Tu sauras.
« Je suis âgé de soixante-quinze ans. À présent, en 2004, cela fait trente de ces années que j’étudie le « temps ». J’ai parachevé la première machine temporelle jamais conçue — et jusque-là, sa construction, le fait même qu’elle ait été construite, est mon secret en propre.
« Tu viens juste de participer à la première expérience majeure. Ce sera ta responsabilité de décider s’il doit y avoir d’autres expériences avec la machine, si elle doit être livrée au monde, ou si elle doit être détruite pour ne plus jamais être utilisée. »
 
Fin de la première page. Tu détournes les yeux un moment, hésitant à tourner la page suivante. Déjà tu envisages ce qui s’annonce.
Tu tournes la page.
« J’ai achevé la première machine temporelle il y a une semaine. Mes calculs m’avaient appris qu’elle fonctionnerait, mais pas comment elle fonctionnerait. Je m’attendais à ce qu’elle renvoie un objet dans le passé — elle envoie seulement en arrière dans le temps, pas en avant — sans modification physique, intact.
«  Ma première expérience m’a démontré mon erreur. J’ai placé un cube en métal dans la machine — celle-ci était une version miniature de celle dont tu es sorti — et je l’ai réglée pour remonter de dix ans en arrière. J’ai actionné l’interrupteur de commande et j’ai ouvert la porte, m’attendant à découvrir que le cube avait disparu. Au lieu de cela je l’ai retrouvé réduit en poudre.
« J’ai mis un autre cube à l’intérieur et je l’ai envoyé deux ans en arrière. Le second cube est revenu sans altération, si ce n’est qu’il était plus neuf, plus brillant.
« Voilà qui m’a donné ma réponse. Je m’étais attendu à ce que les cubes remontent dans le temps, et c’est bien ce qu’ils ont fait, mais pas dans le sens que j’avais prévu. Ces cubes de métal ont été fabriqués environ trois ans auparavant. J’avais envoyé le premier des années avant qu’il ait existé sous sa forme manufacturée. Dix ans avant, ce n’était que du minerai. La machine l’avait amené à cet état.
« Vois-tu à quel point nos précédentes théories sur le voyage dans le temps se sont avérées fausses ? Nous supposions pouvoir entrer dans une machine temporelle en, disons, 2004, la régler pour aller cinquante ans en arrière, puis ressortir en l’an 1954… mais cela ne fonctionne pas ainsi. La machine ne se déplace pas dans le temps. Seul ce qui se tient dans la machine est affecté, et alors uniquement pour ce qui le concerne, et pas le reste de l’Univers.
« J’en ai eu confirmation grâce à des cochons d’Inde : en envoyant un âgé de six semaines, cinq semaines en arrière, et quand il est ressorti c’était un bébé.
« Je n’ai pas besoin de résumer ici toutes mes expériences. Tu en trouveras un compte rendu dans le bureau et tu pourras les étudier plus tard.
« Comprends-tu à présent ce qui t’est arrivé, Norman ? »
 
Tu commences à comprendre. Et à transpirer.
Ce Je qui t’a écrit la lettre que tu es en train de lire, c’est toi, toi-même âgé de soixante-quinze ans, en cette année de 2004. Tu es cet homme de soixante-quinze ans, dont le corps est redevenu ce qu’il était cinquante ans auparavant, dont les souvenirs de cinquante années de vie ont été anéantis.
Tu as inventé la machine temporelle.
Et avant de l’utiliser sur toi-même, tu as pris ces dispositions pour t’aider à t’orienter. Tu t’es écrit cette lettre que tu lis maintenant.
Mais si ces cinquante années se sont — pour toi — évanouies, qu’en est-il de tes amis, de ceux que tu aimais ? De tes parents ? De la fille que tu t’apprêtes — t’apprêtais — à épouser ?
Tu reprends la lecture :
« Oui, tu vas vouloir savoir ce qui s’est passé. Maman est morte en 1963, papa en 1968. Tu as épousé Barbara en 1956. Je suis navré de t’apprendre qu’elle est morte seulement trois ans après, dans un accident d’avion. Tu as un fils. Il vit toujours ; il s’appelle Walter ; il a maintenant quarante-six ans et il est comptable à Kansas City. » Des larmes te montent aux yeux, pendant un instant tu n’es plus capable de lire. Barbara morte — morte depuis quarante-cinq ans. Or, seulement quelques minutes auparavant, en temps subjectif, tu étais assis auprès d’elle dans un patio de Beverly Hills, sous le soleil resplendissant…
Tu te forces à lire encore.
« Mais revenons-en à la découverte. Tu commences à en percevoir certaines implications. Tu auras besoin de temps pour réfléchir et les saisir toutes.
« Elle ne permet pas le voyage temporel comme nous l’avions envisagé, mais elle nous confère l’immortalité, dans une certaine mesure. Une immortalité telle que je nous ai temporairement accordée.
« Est-ce un bien ? Mérite-t-elle de perdre la mémoire de cinquante ans de la vie d’un individu afin de restaurer son corps à l’état d’une relative jeunesse ? Le seul moyen pour moi de le découvrir est d’essayer, dès que j’aurai terminé d’écrire cela et achevé mes autres préparatifs.
« Toi, tu connaîtras la réponse.
« Avant que tu ne décides, souviens-toi qu’il y a un autre problème, plus important que l’aspect psychologique. Je veux dire la surpopulation.
« Si notre découverte est offerte au monde, si tous ceux qui sont vieux ou mourants peuvent rajeunir, la population va presque doubler à chaque génération. Or le monde — pas même notre pays relativement éclairé — n’acceptera pas le contrôle des naissances imposé comme solution.
« Donne la machine au monde, au monde tel qu’il est aujourd’hui en 2004, et d’ici une génération ce sera la famine, les tourments, la guerre. Peut-être l’effondrement complet de la civilisation.
« Oui, nous avons atteint d’autres planètes, mais elles ne sont pas adaptées à la colonisation. Il se peut que les étoiles soient notre réponse, mais nous sommes loin de les avoir rejointes. Quand ce sera le cas, un jour, les milliards de planètes qu’il doit y avoir là-bas seront notre réponse… notre salle de séjour. Mais d’ici là, quelle est la réponse ?
« Détruire la machine ? Songe pourtant aux vies innombrables qu’elle peut sauver, aux souffrances évitées ? Pense à ce qu’elle signifierait pour un homme mourant du cancer. Réfléchis… »

Réfléchis. Tu finis la lettre et tu la reposes.
Tu penses à Barbara morte depuis quarante-cinq ans. Au fait que vous avez été mariés pendant trois ans et que ces années ont disparu pour toi.
Cinquante années perdues. Tu maudis le vieillard de soixante-quinze ans que tu étais devenu et qui t’a infligé cela… qui t’a donné ce choix à faire.
Amer, tu sais quelle doit être la décision. Tu crois qu’il le savait, lui aussi, et qu’il s’est aperçu qu’il pouvait la laisser sans risque entre tes mains. Maudit soit-il, il aurait savoir.
Trop précieuse pour être détruite, trop dangereuse à offrir.
L’alternative est douloureusement évidente.
Tu te dois d’être le gardien de cette découverte et d’en conserver le secret jusqu’à ce qu’il ne soit plus dangereux de le confier, jusqu’à ce que l’humanité soit parvenue jusqu’aux étoiles et dispose de nouveaux mondes à peupler, ou même sans cela, jusqu’à ce qu’elle ait atteint un degré de civilisation où elle sera capable d’éviter la surpopulation par l’ajustement des naissances au nombre de morts accidentelles — ou volontaires.
Si aucune de ces choses n’a lieu dans une cinquantaine d’années supplémentaires (et paraissent-elles probables, si vite ?), alors toi, à soixante-quinze ans, tu écriras une autre lettre comme celle-ci. Tu te soumettras à une expérience comparable à celle que tu traverses à présent. Et tu prendras la même décision, bien sûr.
Pourquoi pas ? Tu seras de nouveau la même personne.
Encore et encore, pour préserver ce secret jusqu’à ce que l’Homme soit prêt à le recevoir.
Combien de fois t’assiéras-tu encore à un bureau tel que celui-ci, à penser les mêmes pensées que tu penses maintenant, à ressentir le même tourment que tu sens maintenant ?
De la porte provient un déclic et tu sais que la serrure à minuterie s’est ouverte, que tu es désormais libre de quitter la pièce, libre de commencer ta nouvelle vie à la place de celle que tu as déjà vécue et perdue.
Mais maintenant tu n’es plus pressé de franchir directement cette porte.
Tu restes assis là, à fixer droit devant toi sans rien voir, à contempler dans ton imaginaire la perspective d’un réseau de miroirs qui se font face, comme ceux d’un vieux salon de coiffure, et réfléchissent la même chose encore et encore, qui diminue dans le lointain.
 
social realism and science fiction
The Barber Shop, peinture d’Edward Hopper, 1931. Exemple d’un « vieux salon de coiffure » dans l’esprit de Brown ?

Notes de traduction et remarques

Voilà quelques mots pour éclaircir certains choix de ma traduction et rebondir sur des caractéristiques de la nouvelle. Il faut garder en tête que le texte, écrit simplement, multiplie les répétitions qui oblige bon gré mal gré à quelques atténuations et variations en français, même si l’on peut considérer que ces répétitions sont loin d’être anodines pour une nouvelle traitant du voyage temporel et de la perte de mémoire.
Brown utilise « You » tout au long du texte, sans qu’on puisse y voir particulièrement une intention de politesse : j’ai donc préféré systématiquement le « tu » au « vous », induit une impression de familiarité immédiate avec le lecteur (à la fois le personnage-lecteur et le lecteur réel, donc !), mais un jeu de décalage entre usage du « vous » et du « tu » était envisageable (c’est le choix de Sendy dans sa traduction chez folio sf).
Le « placard » dans lequel se réveille Hastings mesure « four feet square », c’est-à-dire à peu près un mètre vingt de côté ; la pièce de « douze pieds sur seize » mesure environ quatre mètres sur cinq.
Si le ton du texte est sérieux dans l’ensemble, l’humour de Brown est perceptible jusque dans certains détails : le Norman Hastings de soixante-quinze ans explique que pour tester sa machine il a utilisé des « guinea pigs », expression qui désigne communément des cobayes. Mais le texte suggère que dans ce cas les cobayes sont littéralement des cochons d’Inde, dont l’autre nom est, de toute façon, cobaye, et dont les petits sont appelés « chiots » (après hésitation j’ai conservé le « baby », « bébé » du texte initial). Et donc : les cobayes comme cobayes !
On pourra aussi s’amuser du nom du personnage principal : Norman Hastings renvoie spontanément à la bataille d’Hastings remportée en 1066 par les Normands de Guillaume le Conquérant.

Marilyn Monroe playmate
Marilyn Monroe, « Sweetheart of the Month » du premier numéro de Playboy en décembre 1953.
La nouvelle insiste moins sur des aspects technologiques que sur des enjeux moraux, nous donnant une image des inquiétudes des années 1950 concernant un futur… qui est déjà notre passé : petite expérience de pensée qui évoque, en vrac, la surpopulation et la conquête spatiale (les États-Unis n’ont pas encore de programme spatial à l’époque, mais Brown semblait persuadé que nous aurions atteint d’autres planètes en 2004 ! On relèvera par ailleurs le scepticisme du vieil Hastings concernant son pays « relativement éclairé »), mais qui amène surtout le lecteur à se poser la même question qu’Hastings, non pas tant : que ferait-on de la machine (le fantasme de l’inventeur génial et solitaire est sans doute moins porteur aujourd’hui) ? mais, accepterions-nous de payer le prix de son utilisation ? L’amnésie volontaire, la perte d’expérience, ne sont-elles pas l’équivalent d’une mort ? Il est particulièrement frappant de constater que le vieil Hastings choisit de revenir à une époque antérieure à son mariage, à la naissance de son fils, et à son veuvage, ce qui suggère la volonté de s’épargner le traumatisme de la perte, et de se donner l’opportunité de repartir de zéro. On peut d’ailleurs facilement imaginer qu’une des raisons de création de la machine est liée à l’intention de remonter dans le temps pour empêcher la mort de Barbara.
La décision finale du personnage et l’image de la galerie de miroirs (deux miroirs face à face se renvoient leur reflet infiniment, de plus en plus petits, en théorie) vont cependant plutôt dans le sens d’un déterminisme, Hastings se condamnant à répéter au moins une même décision fondamentale, sa « liberté » de vivre au-delà de la pièce n’apparaissant plus guère que comme une parenthèse. Au fond, Brown nous pose la question de la subjectivité, voire du solipsisme (notre point de vue de lecteur ne se confond-il pas presque entièrement avec celui du personnage, auquel le reste du monde, étranger, paraît inexistant ? Et l’être de se confondre avec l’image qu’on s’en fait…
Donnons-nous rendez-vous en 2054 !
 
incipit Hall of Mirrors short story
La première page de la nouvelle telle que publiée en 1953.

Le texte en anglais (États-Unis) 

Hall of Mirrors
It is a tough decision to make–whether to give up your life so you can live it over again!
For an instant you think it is temporary blindness, this sudden dark that comes in the middle of a bright afternoon.
It must be blindness, you think; could the sun that was tanning you have gone out instantaneously, leaving you in utter blackness?
Then the nerves of your body tell you that you are standing, whereas only a second ago you were sitting comfortably, almost reclining, in a canvas chair. In the patio of a friend’s house in Beverly Hills. Talking to Barbara, your fiancée. Looking at Barbara–Barbara in a swim suit–her skin golden tan in the brilliant sunshine, beautiful.
You wore swimming trunks. Now you do not feel them on you; the slight pressure of the elastic waistband is no longer there against your waist. You touch your hands to your hips. You are naked. And standing.
Whatever has happened to you is more than a change to sudden darkness or to sudden blindness.
You raise your hands gropingly before you. They touch a plain smooth surface, a wall. You spread them apart and each hand reaches a corner. You pivot slowly. A second wall, then a third, then a door. You are in a closet about four feet square.
Your hand finds the knob of the door. It turns and you push the door open.
There is light now. The door has opened to a lighted room … a room that you have never seen before.
It is not large, but it is pleasantly furnished–although the furniture is of a style that is strange to you. Modesty makes you open the door cautiously the rest of the way. But the room is empty of people.
You step into the room, turning to look behind you into the closet, which is now illuminated by light from the room. The closet is and is not a closet; it is the size and shape of one, but it contains nothing, not a single hook, no rod for hanging clothes, no shelf. It is an empty, blank-walled, four-by-four-foot space.
You close the door to it and stand looking around the room. It is about twelve by sixteen feet. There is one door, but it is closed. There are no windows. Five pieces of furniture. Four of them you recognize–more or less. One looks like a very functional desk. One is obviously a chair … a comfortable-looking one. There is a table, although its top is on several levels instead of only one. Another is a bed, or couch. Something shimmering is lying across it and you walk over and pick the shimmering something up and examine it. It is a garment.
You are naked, so you put it on. Slippers are part way under the bed (or couch) and you slide your feet into them. They fit, and they feel warm and comfortable as nothing you have ever worn on your feet has felt. Like lamb’s wool, but softer.
You are dressed now. You look at the door–the only door of the room except that of the closet (closet?) from which you entered it. You walk to the door and before you try the knob, you see the small typewritten sign pasted just above it that reads:

This door has a time lock set to open in one hour. For reasons you will soon understand, it is better that you do not leave this room before then. There is a letter for you on the desk. Please read it. It is not signed. You look at the desk and see that there is an envelope lying on it.

You do not yet go to take that envelope from the desk and read the letter that must be in it.
Why not? Because you are frightened.
You see other things about the room. The lighting has no source that you can discover. It comes from nowhere. It is not indirect lighting; the ceiling and the walls are not reflecting it at all.

They didn’t have lighting like that, back where you came from. What did you mean by back where you came from?
You close your eyes. You tell yourself: I am Norman Hastings. I am an associate professor of mathematics at the University of Southern California. I am twenty-five years old, and this is the year nineteen hundred and fifty-four.
You open your eyes and look again.
They didn’t use that style of furniture in Los Angeles–or anywhere else that you know of–in 1954. That thing over in the corner–you can’t even guess what it is. So might your grandfather, at your age, have looked at a television set.
You look down at yourself, at the shimmering garment that you found waiting for you. With thumb and forefinger you feel its texture.
It’s like nothing you’ve ever touched before.
I am Norman Hastings. This is nineteen hundred and fifty-four.
Suddenly you must know, and at once.
You go to the desk and pick up the envelope that lies upon it. Your name is typed on the outside: Norman Hastings.
Your hands shake a little as you open it. Do you blame them?
There are several pages, typewritten. Dear Norman, it starts. You turn quickly to the end to look for the signature. It is unsigned.
You turn back and start reading.
« Do not be afraid. There is nothing to fear, but much to explain. Much that you must understand before the time lock opens that door. Much that you must accept and–obey.
« You have already guessed that you are in the future–in what, to you, seems to be the future. The clothes and the room must have told you that. I planned it that way so the shock would not be too sudden, so you would realize it over the course of several minutes rather than read it here–and quite probably disbelieve what you read.
« The ‘closet’ from which you have just stepped is, as you have by now realized, a time machine. From it you stepped into the world of 2004. The date is April 7th, just fifty years from the time you last remember.
« You cannot return.
« I did this to you and you may hate me for it; I do not know. That is up to you to decide, but it does not matter. What does matter, and not to you alone, is another decision which you must make. I am incapable of making it.
« Who is writing this to you? I would rather not tell you just yet. By the time you have finished reading this, even though it is not signed (for I knew you would look first for a signature), I will not need to tell you who I am. You will know.
« I am seventy-five years of age. I have, in this year 2004, been studying ‘time’ for thirty of those years. I have completed the first time machine ever built–and thus far, its construction, even the fact that it has been constructed, is my own secret.
« You have just participated in the first major experiment. It will be your responsibility to decide whether there shall ever be any more experiments with it, whether it should be given to the world, or whether it should be destroyed and never used again. »

End of the first page. You look up for a moment, hesitating to turn the next page. Already you suspect what is coming.
You turn the page.
« I constructed the first time machine a week ago. My calculations had told me that it would work, but not how it would work. I had expected it to send an object back in time–it works backward in time only, not forward–physically unchanged and intact.
« My first experiment showed me my error. I placed a cube of metal in the machine–it was a miniature of the one you just walked out of–and set the machine to go backward ten years. I flicked the switch and opened the door, expecting to find the cube vanished. Instead I found it had crumbled to powder.
« I put in another cube and sent it two years back. The second cube came back unchanged, except that it was newer, shinier.
« That gave me the answer. I had been expecting the cubes to go back in time, and they had done so, but not in the sense I had expected them to. Those metal cubes had been fabricated about three years previously. I had sent the first one back years before it had existed in its fabricated form. Ten years ago it had been ore. The machine returned it to that state.
« Do you see how our previous theories of time travel have been wrong? We expected to be able to step into a time machine in, say, 2004, set it for fifty years back, and then step out in the year 1954 … but it does not work that way. The machine does not move in time. Only whatever is within the machine is affected, and then just with relation to itself and not to the rest of the Universe.
« I confirmed this with guinea pigs by sending one six weeks old five weeks back and it came out a baby.
« I need not outline all my experiments here. You will find a record of them in the desk and you can study it later.
« Do you understand now what has happened to you, Norman? »

You begin to understand. And you begin to sweat.
The I who wrote that letter you are now reading is you, yourself at the age of seventy-five, in this year of 2004. You are that seventy-five-year-old man, with your body returned to what it had been fifty years ago, with all the memories of fifty years of living wiped out.
You invented the time machine.
And before you used it on yourself, you made these arrangements to help you orient yourself. You wrote yourself the letter which you are now reading.
But if those fifty years are—to you—gone, what of all your friends, those you loved? What of your parents? What of the girl you are going—were going—to marry?
You read on:
« Yes, you will want to know what has happened. Mom died in 1963, Dad in 1968. You married Barbara in 1956. I am sorry to tell you that she died only three years later, in a plane crash. You have one son. He is still living; his name is Walter; he is now forty-six years old and is an accountant in Kansas City. »
Tears come into your eyes and for a moment you can no longer read. Barbara dead—dead for forty-five years. And only minutes ago, in subjective time, you were sitting next to her, sitting in the bright sun in a Beverly Hills patio …
You force yourself to read again.
« But back to the discovery. You begin to see some of its implications. You will need time to think to see all of them.
« It does not permit time travel as we have thought of time travel, but it gives us immortality of a sort. Immortality of the kind I have temporarily given us.
« Is it good? Is it worth while to lose the memory of fifty years of one’s life in order to return one’s body to relative youth? The only way I can find out is to try, as soon as I have finished writing this and made my other preparations.
« You will know the answer.
« But before you decide, remember that there is another problem, more important than the psychological one. I mean overpopulation.
« If our discovery is given to the world, if all who are old or dying can make themselves young again, the population will almost double every generation. Nor would the world—not even our own relatively enlightened country—be willing to accept compulsory birth control as a solution.
« Give this to the world, as the world is today in 2004, and within a generation there will be famine, suffering, war. Perhaps a complete collapse of civilization.
« Yes, we have reached other planets, but they are not suitable for colonizing. The stars may be our answer, but we are a long way from reaching them. When we do, someday, the billions of habitable planets that must be out there will be our answer … our living room. But until then, what is the answer?
« Destroy the machine? But think of the countless lives it can save, the suffering it can prevent. Think of what it would mean to a man dying of cancer. Think … »

Think. You finish the letter and put it down.
You think of Barbara dead for forty-five years. And of the fact that you were married to her for three years and that those years are lost to you.
Fifty years lost. You damn the old man of seventy-five whom you became and who has done this to you … who has given you this decision to make.
Bitterly, you know what the decision must be. You think that he knew, too, and realize that he could safely leave it in your hands. Damn him, he should have known.
Too valuable to destroy, too dangerous to give.
The other answer is painfully obvious.
You must be custodian of this discovery and keep it secret until it is safe to give, until mankind has expanded to the stars and has new worlds to populate, or until, even without that, he has reached a state of civilization where he can avoid overpopulation by rationing births to the number of accidental—or voluntary—deaths.
If neither of those things has happened in another fifty years (and are they likely so soon?), then you, at seventy-five, will be writing another letter like this one. You will be undergoing another experience similar to the one you’re going through now. And making the same decision, of course.
Why not? You’ll be the same person again.
Time and again, to preserve this secret until Man is ready for it.
How often will you again sit at a desk like this one, thinking the thoughts you are thinking now, feeling the grief you now feel?
There is a click at the door and you know that the time lock has opened, that you are now free to leave this room, free to start a new life for yourself in place of the one you have already lived and lost.
But you are in no hurry now to walk directly through that door.
You sit there, staring straight ahead of you blindly, seeing in your mind’s eye the vista of a set of facing mirrors, like those in an old-fashioned barber shop, reflecting the same thing over and over again, diminishing into far distance.