Le vent, peinture de Félix Vallotton, 1910

From far, from eve and morning, traduction en français

« From far, from eve and morning » est le premier vers du poème XXXII du recueil A Shropshire Lad (« Un P’tit Gars du Shropshire ») d’Alfred Edward Housman (1859-1936), poète et philologue anglais, grand latiniste. Le recueil a été publié pour la première fois en 1896.
 
Le vent, peinture de Félix Vallotton, 1910
Le vent, peinture de Félix Vallotton, 1910
Le lecteur trouvera ci-dessous le poème dans sa langue d’origine, avec une proposition de traduction personnelle, qui pourra être modifiée selon d’éventuelles remarques : je me suis efforcé pour cette fois de conserver un schéma de rimes, quitte à sacrifier un mètre régulier, sans pour autant parvenir à conserver une assonance satisfaisante à la fin du premier vers. J’ajoute également une traduction publiée qui réussit à conserver un rythme régulier par des octosyllabes, et des rimes. Les traductions sont elles-mêmes suivies d’éléments de contexte et d’analyse.

Le poème dans sa langue d’origine

XXXII

From far, from eve and morning
And yon twelve-winded sky,
The stuff of life to knit me
Blew hither: here am I.

Now—for a breath I tarry
Nor yet disperse apart—
Take my hand quick and tell me,
What have you in your heart.

Speak now, and I will answer;
How shall I help you, say;
Ere to the wind’s twelve quarters
I take my endless way.

Traductions

XXXII
 
De bien loin, du ponant, de l’aurore
Et parmi les douze vents du ciel sis,
L’étoffe de la vie dont je suis tissé
M’enleva par là : me voici.
 
À présent — je m’attarde qu’un souffle court
Ne m’ait encore dissipé —
Vite prends ma main et parle sans détour,
Dis ce que ton cœur a gardé.
 
Parle tout de suite, ma réponse sitôt suivant ;
Comment t’aider, dis-le enfin ;
Avant que dans les douze sens du vent
Mon chemin ne m’emporte sans fin.

aux douze vents du monde Le Guin
Couverture de l’édition poche du recueil de nouvelles de Le Guin.
La traduction ci-dessous est due à Sébastien Cagnoli, qui a par ailleurs traduit plusieurs poèmes de Housman qui sont accessibles en ligne en se rendant sur ce site. Cette traduction a par ailleurs été publiée en épigraphe du recueil de nouvelles d’Ursula K. Le Guin intitulé Aux Douze Vents du Monde (édition Le Bélial, ouvrage publié sous la direction de Pierre-Paul Durastanti)

XXXII
 
De loin, du couchant, du levant,
De par les douze vents célestes,
Le fil de vie en me tissant
Souffla par là : et j’en atteste.

Je reste le temps d’une pause
Et ne me dissous point encor ;
Prends-moi la main, vite, et m’expose
Ce que tu portes sur le cœur.

Parle-moi, que je te réponde,
Dis-moi comment je puis t’aider,
Avant qu’aux douze vents du monde
Je ne m’envole à tout jamais.

Le recueil A Shropshire Lad

A Shropshire Lad (1896) est un recueil de soixante-trois poèmes, dont le XXXII « From far, from eve and morning » occupe donc une place centrale. Le recueil, certes influencé par les auteurs antiques, est aussi issu selon Housman de ses lectures des Sonnets de Shakespeare, des ballades écossaises et du romantique allemand Heine.
Le recueil donne une image de la campagne anglaise idéalisée, dans la continuité du locus amoenus latin, alors que Housman, habitant à Londres au moment de l’écriture, n’a pas encore visité le Shropshire ! Il est cependant né dans le Worcestershire tout proche, et, comme il le précisera lui-même : « J’ai une impression sentimentale du Shropshire car ses collines étaient visibles à l’ouest, le long de notre horizon. » (lettre à Maurice Pollet, 5 février 1933).
Cette vision d’une campagne anglaise idyllique, associé au ton doux-amer du recueil, dans lequel il est question de la mort violente à la guerre, de la perte et des regrets, sans les réconforts possibles de la religion (Housman était athée) rencontrera progressivement un fort écho auprès des jeunes britanniques de l’époque.
 
On the Teme, William Hyde, 1908.
« On the Teme ». Illustration d’une édition de A Shropshire Lad, par William Hyde, 1908.
Ainsi le recueil, publié d’abord à cinq cent exemplaires en partie au frais de l’auteur, connaîtra une popularité grandissante pendant la Seconde guerre des Boers (1899-1902). Housman a initialement renoncé à ses droits d’auteur pour permettre de baisser les prix du livre et il a encouragé la diversité des formats, si bien que les jeunes soldats avaient le recueil en poche, voire dans la pochette de leur veste militaire ! Des auteurs tels que le poète Wystan Hugh Auden ou George Orwell diront d’ailleurs plus tard comment le recueil aura accompagné leur jeunesse.
Le succès en tout cas finit par être important : en 1911 un bilan des dernières ventes établit que treize mille cinq cents exemplaires du recueil sont vendus par an !
Autre dimension, personnelle : Housman, homosexuel, a vécu dans sa jeunesse un amour impossible pour son compagnon d’étude Moses Jackson, avec qui il a cependant entretenu une amitié durable. Si Jackson est à Karachi au moment où est écrit le recueil, on ne peut pas écarter l’idée que Housman ait nourri son lyrisme du souvenir de leur amitié et de ses sentiments amoureux.
Cette hypothèse, dont l’importance est bien entendu à relativiser, est encouragée par le fait que Housman se soit empressé d’écrire et de rassembler des poèmes pour les faire parvenir à Jackson alors que ce dernier, gravement malade, vit ses derniers jours au Canada. Cela donnera le recueil Last Poems (1922), qui inclut des poèmes écrits par Housman au moment où il composait A Shropshire Lad.

Éléments d’analyse

Le poème est composé de trois quatrains qui suivent le modèle de la ballad stanza, soit de la « strophe de la ballade » qui souligne la musicalité du poème. Ce type de strophe, notamment utilisée par Coleridge dans The Rime of the Ancient Mariner, consiste en un enchaînement de tétramètres iambiques (premier et troisième vers) et de trimètres iambiques (second et quatrième vers).
Dans le poème de Housman, les rimes sont croisées selon le schéma : [x]aba bcbc dede ; le premier vers en effet ne se termine pas par une rime au sens strict, mais par une assonance.
Le premier vers du poème, « From far, from eve and morning » renvoie à l’image biblique de la création : “And the evening and the morning were the first day,” (Genesis 1:5, d’après la King James Bible), associée au motif antique de la rose des vents : « twelve-winded sky ». Celle-ci représentait les points cardinaux et les vents de la météorologie, avec plus ou moins de directions : c’est le navigateur et géographe Timosthène de Rhodes qui a crée le modèle des douze vents.
« The stuff of life to knit me » peut renvoyer à la Bible, dans laquelle l’image du tissage est positivement employée pour exprimer la proximité spirituelle (du moins) entre individus, un exemple : « their hearts might be comforted, being knit together in love » (Colossians 2:2, King James Bible). Ajoutons que la tournure « Here I am » est également fréquente dans la Bible, et généralement traduite par « Me voici ».
 
Les dix vents selon Aristote
Les dix vents selon Aristote. Timosthène en ajouta deux.
L’étoffe se déroule ainsi de vers en vers, qui sont douze, comme les vents. Mais le locuteur annonce que le temps de l’expression, et du partage possible, sont limités à un souffle, « a breath », variation sur l’image du vent qui tôt ou tard dispersera le locuteur (avec le verbe prépositionnel « disperse apart »). Housman, latiniste émérite, renvoie peut-être ici au De rerum natura de Lucrèce. Citons en exemple, dans une traduction d’Henri Clouard : « tout corps en mouvement s’échauffe jusqu’à brûler et la balle de plomb se fond au terme de la longue course qui la fait tourner sur elle-même. Quand le tourbillon embrasé a déchiré le nuage noir, sa violence chasse et disperse de toutes parts les atomes du feu dont est fait le jet fulgurant ».
Le temps du souffle est éphémère, une parenthèse (rendue ici par les tirets) qui dépend d’un dialogue espérée : le « je » du locuteur s’adresse à un « tu » indéterminé, ami ou amour, autre dont la réponse , ou la demande, ne sont pas formulés dans le cadre du poème, ce qui laisse le lecteur dubitatif quant à la possibilité réelle d’un dialogue. Le destin du locuteur reste attaché aux vents, qui emporteront à travers le monde, « endless way » qui contraste avec la brièveté du poème.

Postérité musicale

« From far, from eve and morning » a été inclus en 1909 par Ralph Vaughan Williams dans On Wenlock Edgecycle de mélodies pour ténor, piano et quatuor à cordes.
Le cycle entier est composé de six poèmes mis en musique, dont « From Far, from Eve and Morning » est le deuxième à être joué, la totalité du cycle joué durant environ vingt-deux minutes.
 
On Wenlock Edge partition
Un extrait de la partition de Ralph Vaughan Williams pour le poème de Housman.

Postérité en fantasy et science-fiction

Comme évoqué brièvement plus haut, le poème a servi d’épigraphe à un recueil de nouvelles d’Ursula K. Le Guin, The Wind’s Twelve Quarters, publié d’abord par l’éditeur Harper & Row en 1975. Le recueil inclut plusieurs nouvelles significatives par rapport à d’autres œuvres célèbres de Le Guin, comme son cycle de Terremer ou celui de l’Ekumen (La Main gauche de la nuit), et l’on pourra encore nommer une nouvelle récompensée comme Ceux qui partent d’Omelas (prix Hugo 1974) qui explore les thèmes de l’utopie, du bouc émissaire, du dilemme et de la culpabilité.
Le Guin a revendiqué explicitement la référence à Housman, proposant même sa propre lecture de « From far, from eve and morning » (disponible sur le site Lion’s Roar), dont je traduis ici un fragment : « Housman était sans dieu. Son monde était celui de Lucrèce et du matérialisme scientifique — qu’aucune déité vengeresse ou aimante ne présidait, et qui ne contenait rien que l’humanité puisse atteindre au-delà de la réalité physique, et pourtant vaste, emplie de mystère. Dans ce monde la mort ne nous emporte pas aux cieux, mais à la terre — à la poussière, par les « douze directions du vent ». La douleur et l’amour humains ne sont rendus que plus profonds par leur brièveté ; l’honneur humain brûle avec d’autant plus d’éclat qu’elle n’a pas de récompense. »

For a Breath I Tarry Zelazny
Une édition illustrée et signée de For A Breath I Tarry.
Autre auteur de science-fiction à se revendiquer du poème d’Housman, Roger Zelazny en a emprunté le cinquième vers pour en faire le titre d’une longue nouvelle : For a Breath I Tarry, publiée en 1966. Zelazny imagine un monde postapocalyptique privé d’hommes, dans lequel des machines conscientes reconstruisent le monde et aspirent à l’humanité. Zelazny reprend des motifs bibliques, comme Housman, allant jusqu’à troubler les lignes entre fiction et réalité puisque , tôt dans le récit, une machine apporte à une autre le recueil A Shropshire Lad ! Le poème, cité par ailleurs, devient l’enjeu d’un dialogue pour les machines confrontées à leur altérité et à leur solitude, qui cherchent à se réinventer. Ainsi la poésie et la philosophie de Lucrèce en viennent-elles, par l’intermédiaire d’Housman, à animer les robots…
Le texte de Zelazny est disponible aux éditions le passager clandestin, collection Dyschroniques, dans une traduction de Jean Bailhache revue Dominique Bellec, sous le titre : Le Temps d’un souffle, je m’attarde.
 
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