Monsieur de la Ferté Pierre Benoit

On trouve de tout dans les boîtes à livres. Des vieilleries surtout qui ne demandent qu’à reposer en paix. Mais parfois, aussi, des pépites. Cette rubrique vous propose de jeter un coup d’œil sur ces bouquins abandonnés et glanés au hasard de déambulations livresques.

Par Yves-Daniel Crouzet (retrouvez-le sur Facebook !)

Monsieur de la Ferté 

[Boîte à livres Pont de Boulogne-Billancourt.]

Qui connaît encore Pierre Benoit, académicien et auteur prolifique de la première moitié du 20e siècle ? On lui doit, entre autres, L’Atlantide, un roman plein de mystères, d’exotisme, d’aventures et de subtil érotisme, qui m’avait jadis fasciné. C’est pourquoi lorsque j’ai vu dans cette boîte à livres de Boulogne-Billancourt Monsieur de la Ferté, j’ai naturellement tendu la main pour en lire la présentation. Il y était question de l’affrontement de deux officiers et de leurs troupes dans les profondeurs de la forêt équatoriale aux premiers jours de la guerre de 1914.
Je n’ai pas été déçu. On retrouve dans ce roman les mêmes ingrédients qui avaient fait le succès de L’Atlantide, mais ici la brousse remplace le désert. Différence notable, toutefois : dans Monsieur de la Ferté  il n’y a pas de personnage féminin ou presque. Le seul qui apparaît (Germaine, la femme d’un camarade officier follement éprise du lieutenant de la Ferté) est rapidement expédiée. Elle l’aime. Lui pas. Car il s’agit ici d’une histoire d’hommes. D’officiers même. Le Français et l’Allemand. Des hommes fiers, arrogants, conscients de leur supériorité de classe et de race (oui… il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque : le roman est écrit alors que les causes de la Seconde Guerre mondiale se mettent en place, les puissances coloniales dominent).

Monsieur de la Ferté extrait
Monsieur de la Ferté, extrait de la page 29.

Plus tard, quand les deux hommes se rencontrent pour la première fois, c’est chez un chef tribal qui joue double jeu. Ils lui feront comprendre que les Blancs, quels que soient leurs différends, resteront unis face aux « indigènes » (terme d’époque).
À la tête de leurs soldats, les deux officiers vont s’affronter aux frontières du Cameroun, du Gabon et de la Guinée espagnole. Comme ils déplorent que la guerre se fasse sans eux en Europe, ils vont la faire dans cette jungle oubliée des hommes. Elle n’en sera pas moins horrible.
Au fil des pages et des escarmouches opposant les deux armés, va se nouer un étrange lien entre les deux officiers. Entourés d’hommes frustes (les sous-officiers), de sauvages à peine domestiqués (les troupes coloniales), d’indigènes bestiaux (les peuplades cannibales du pays… oui, on est en plein fantasme colonial, encore une fois), ils se reconnaissent. N’appartiennent-ils pas au même monde, tous les deux ? Le respect, l’admiration, vont progressivement se transformer en quelque chose d’autre. De la camaraderie et plus encore. Pierre Benoit est subtil sur ce point, mais il ne fait guère de doutes sur les sentiments qu’entretiennent ces deux ennemis.

Pour la dernière fois, Angel von Wernert parla. « Le jour ne viendra-t-il donc pas, fit-il d’une voix frémissante, où nous pourrons, du chaste sommeil des guerriers, reposer comme maintenant, mais sans crime, l’un à côté de l’autre ?
– Cela, répliqua la voix grave de M. de la Ferté, je ne dis pas que nous n’avons pas le droit de le souhaiter, et de toute notre âme, sans doute… mais ce n’est pas, pour le moment, notre secret. » (p.248-249)

Le récit de leur poursuite est passionnant. Chasseur et proie, chacun leur tour. Pierre Benoit a une écriture élégante et subtile, jamais lourde. On ne s’ennuie pas une seconde. On est plongé avec ces hommes dans cette jungle oppressante, hostile, poisseuse, vénéneuse, où abondent les dangers et où on meurt aussi bien des balles ennemies que de la maladie, des insectes, des serpents ou des cannibales. « L’horreur ! » fait dire Francis Ford Coppola à Marlon Brando dans son Apocalypse Now, librement inspiré de Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, autre roman de brousse. On y est, comme le montrent les pages 139 et 140 :

Monsieur de la Ferté extrait
Monsieur de la Ferté, extrait de la page 139.
Monsieur de la Ferté extrait
Monsieur de la Ferté, extrait de la page 139.

Les rapports humains entre Monsieur de la Ferté et ses hommes sonnent vrais et justes. Notamment la rivalité qui oppose le lieutenant à son adjudant.
Bref, un roman que j’ai beaucoup aimé et qui, malgré certains relents aujourd’hui nauséabonds (c’est le cas de beaucoup de vieux livres), me fait dire qu’il serait temps, sans doute, de réhabiliter cet écrivain populaire boudé par une certaine critique.

Monsieur de la Ferté 1934 roman de  Pierre Benoît
Monsieur de la Ferté, 1934, roman de Pierre Benoit. Éditions Le livre de Poche (1965).

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