Rouille, conte noir de Floriane Soulas

Comme je l’ai indiqué dans l’article le roman steampunk contre la tentation de l’immobilisme, consacré au roman Rouille, j’ai assez croisé la route de Floriane Soulas (et survécu !) pour que les lignes suivantes soient considérées comme tout à fait subjectives, et il faut s’attendre à de petits divulgâchis.
Rappelons que Rouille raconte l’histoire mouvementée de Violante, prostituée amnésique qui parcourt un Paris alternatif constitué de ruelles sordides, de bars malfamés, de jardins mécaniques, et bien sûr de la tour Eiffel dominant un vaste dôme sous lequel prospèrent les plus aisés.
Dans cet espace urbain divisé, la « rouille » est une drogue hautement addictive qui menace ce qu’on pourrait appeler le système sanguin de la ville, son équilibre social et moral : elle est le reflet monstrueux de la ville, bientôt menacée d’être dévorée.
 
La couverture de Rouille aux éditions Scrineo est d'Aurélien Police
Petite altération de la couverture d’Aurélien Police.

Rex machina

Formulons l’hypothèse que la rouille constitue une métaphore du déterminisme, dont l’exemple le plus évocateur dans le roman pourrait être la référence à Frankenstein. Floriane Soulas utilise ainsi les figures du savant fou et de la créature errant dans les égouts et les ruelles, son labyrinthe dont elle ne peut ni ne veut sortir.
Mi-homme mi-machine, le monstre est d’ailleurs explicitement figé dans son développement :

Son torse glabre et pâle n’était plus qu’un amas de tissus cicatriciels, duquel s’échappaient des tuyaux transparents de toute taille charriant des liquides roses et rouge sang, et de morceaux d’acier enchâssés dans la chair. […]

Mais à cause des os qu’on m’a remplacés, ma croissance est ralentie, presque arrêtée en fait.

Ce monstre de Frankenstein-là est conscient de son passé, d’une vie avant la monstruosité dont il se sert pour expliquer son nihilisme, alors que lui-même sert de souffre-douleur à de bourreaux dont il déclare qu’ils « sont la seule famille que j’ai ».

Frankenstein (Boris Karloff) de James Whale date de 1931
Boris Karloff, ici dans le Frankenstein de 1931 qui l’a révélé.

Symboliquement, le monstre (la remarque est valable aussi pour le principal antagoniste du roman) est donc quelqu’un qui ne parvient pas à dépasser les blessures du passé, en exhibe avec complaisance les cicatrices tout en se montrant indifférent à la souffrance d’autrui. Ce repli sur soi, cet égoïsme, menacent plus ou moins fortement tous les personnages, qu’ils la feignent, la constatent avec regret ou ironie :

Léon pouvait bien jouer la carte de l’indifférence […].

Mais que voulez-vous, je suis un cœur sensible, au fond, se moqua-t-il […].
Surin […] semblait peu concerné par les accusations dont on l’accablait.

La cuirasse d’indifférence qu’il s’était construite pour survivre […].

Par ailleurs, la mécanisation croissante de la société et des individus met sur le même plan humains et animaux, amenés à être supplantés par des machines. C’est le cas de la domesticité :

Violante ne quittait pas la soubrette mécanique des yeux. […] Ces petits bijoux de technologie avaient connu un essor considérable depuis une dizaine d’années, et aucune maison respectable n’employait plus de bonnes si elle pouvait se permettre l’achat d’un automate. Ces derniers accomplissaient les tâches ingrates des précédents domestiques, en silence et avec efficacité, créant en même temps de plus en plus de misère au sein du petit peuple de Paris, remplacé sans vergogne par ces machines sans âmes.

C’est aussi le cas des chevaux et surtout des chiens, condamnés à demeurer des chiots pour amuser leurs riches propriétaires ou à leur servir d’armes :

Grâce à l’injection de drogues et l’insertion de prothèses inamovibles dès son plus jeune âge, l’animal était contraint de rester à l’état de chiot, incapable de se développer normalement. […]

Les animaux étaient robustes, ils suivaient leurs maîtres en silence, leur dos lançant des reflets mécaniques. […] La puissance de ces nouveaux animécas surpassait de loin celle des anciennes générations.

Dans le roman la mécanisation extrême limite les êtres à des instruments dont la fonction, parfaitement établie, permettrait de supprimer les états d’âmes, le doute, la morale, pour les remplacer par un pur pragmatisme compatible avec un capitalisme froid. Le principal antagoniste du roman proposera d’ailleurs son propre pacte implacable à l’héroïne :

Je peux donc vous racheter, si vous vous engagez à rester bien sage. Vous êtes gagnante dans cette affaire, Violante. Sans compter qu’il y va de la prolongation de votre existence, et peut-être même de celle de votre frère. Marché conclu ?

On retrouve ainsi le thème du pacte méphistophélique (plus nettement immoral que la relation entre la prostituée et son mac Léon), reposant sur le déséquilibre injuste des partis en présence. Mais dans Rouille le diable n’est qu’un humain qui aspire au statut de surhomme et au monopole économique : il oublie que les décisions prises ne le sont pas toujours par intérêt.

Sexe monstre

L’idée de pacte, de marché ou de transaction ramène inévitablement aux rapports entre les prostituées et leurs clients. Contre les attentes probables du lecteur, les scènes de sexe sont rarement décrites dans le roman, Floriane Soulas préférant évoquer ce qui précède (l’anticipation de l’acte, les premiers gestes) ou ce qui suit (prélassement, rhabillage) immédiatement.
Il ne s’agit pas de fausse pudeur, mais bien de dénier une dimension érotique à une situation subie, en particulier par le personnage de Violante dont le point de vue est régulièrement donné. Le lecteur se voit ainsi épargné une posture de voyeur.
Un extrait résume assez la démarche de l’autrice :

[Violante] avait appris à survivre, à éviter les maladies, à choisir ses clients, à les faire venir plus vite, à faire abstraction du corps.

Mais un passage sinistre constitue l’exception notable. Il s’agit d’une scène de viol dont voici un bref extrait :

Il faisait montre d’une puissance incroyable, et elle comprit que sa résistance excitait l’homme couché sur elle.

Dans un renversement plus classique, c’est le baiser donné librement (mais pas sans arrière pensée !) par Violante à un homme qu’elle apprécie qui constitue un gage d’intimité sentimentale :

Elle le repoussa contre le mur de la cellule avec douceur et, quand elle sentit qu’il se perdait totalement dans leur étreinte, laissa ses mains descendre vers ses fesses, qu’elle caressa légèrement […].

Il n’y a pas donc dans le roman de gratuité (sans jeu de mots) ou d’exaltation de la sexualité, et il ne s’agit pas davantage d’un Pretty Woman léger où l’homme riche sauverait la prostituée au grand cœur (ce n’est pas non plus La Dame aux camélias de Dumas).

Du naturalisme de Zola au steampunk

C’est dans son roman Nana (1880) que Zola décrit le plus en détail sans doute les milieux de la prostitution parisienne du Second Empire (cadre historique du roman) et notamment celui des demi-mondaines, soit les femmes entretenues par les riches parisiens.

Nana fut jouée par Véronique Genest dans une mini-série
Véronique Genest (Julie Lescaut !) révélée dans le rôle de Nana dans une mini-série de Maurice Cazeneuve, en 1981.

On peut ainsi signaler que Floriane Soulas, sur le modèle de Zola, et selon une pratique de l’époque qui perdure encore, donne un surnom de prostituée à Violante, que ses clients connaissent en tant que Duchesse : surnom donc, mais aussi titre de noblesse qui la distingue des autres prostituées et la place en quelque sorte en position de supériorité (de langage) par rapport à son entourage.
Or Nana est aussi un roman dans lequel Zola introduit le thème de la bisexualité et du saphisme (homosexualité féminine), puisque les prostituées Nana et Satin entretiennent une relation houleuse. Floriane Soulas fait donc une référence claire à Satin en nommant Satine son personnage de prostitué usée par sa profession et ses addictions qui est ainsi le reflet de la Satin d’abord jeune et belle de Zola (bien qu’elle connaisse une fin sinistre).
Sa première apparition dans Nana correspond d’ailleurs davantage au portrait de Violante :

À l’autre bout de la salle, la nuque appuyée contre le cadre d’une glace, une fille de dix-huit ans au plus se tenait immobile devant un verre vide, comme engourdie par une longue et vaine attente. Sous les frisures naturelles de ses beaux cheveux cendrés, elle avait une figure de vierge aux yeux de velours, doux et candides ; et elle portait une robe de soie verte déteinte, avec un chapeau rond que des gifles avaient défoncé. La fraîcheur de la nuit la rendait toute blanche.
— Tiens, voilà Satin, murmura Fauchery en l’apercevant.
La Faloise le questionna. Oh ! une rouleuse du boulevard, rien du tout. Mais elle était si voyou, qu’on s’amusait à la faire causer. Et le journaliste, haussant la voix :
— Que fais-tu donc là, Satin ?
— Je m’emmerde, répondit Satin tranquillement, sans bouger.

Satine, au contraire de Violante avec qui elle a une relation maternelle (même s’il est délicat de préciser qui materne qui), a perdu tout son lustre et décline dans la rue, évoquant une autre figure de l’œuvre de Zola, la Gervaise de L’Assommoir :

C’était là dedans, sur de la vieille paille, qu’elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait pas d’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeait seulement pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en finir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la sacrée existence qu’elle s’était faite. Même on ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Mais la vérité était qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée. 

Rouille opère ainsi un glissement des personnages de prostituées de Zola, dont l’approche naturaliste les vouait à une déchéance inéluctable due aux facteurs sociaux (entre autres). À ce cadre du roman naturaliste se superpose et s’oppose en partie celui du roman steampunk, soit du roman d’aventures popularisé notamment par Jules Verne : Violante, de ce point de vue une héroïne et non pas une victime de son environnement, se révolte ainsi contre l’inéluctable et provoque le changement.

La couverture de Rouille par Aurélien Police pour Pocket
Couverture du poche Pocket paru en mars 2020.

Comme l’Espérance est Violante

Rouille est donc bien plutôt un conte défait dont un chapitre central décrit d’ailleurs une scène de bal qui joue des attentes et des codes : Violante (dont le pseudonyme est Duchesse, titre de noblesse à la fois ironique et suggestif) la prostituée est invitée au bal de la bourgeoisie et de la noblesse parisiennes, qui l’accueillent volontiers et reconnaissent ses qualités.
Il faut dire que Violante maîtrise les codes du grand monde : elle cite Faust de mémoire, danse avec grâce, s’exprime de façon appropriée. Mais la scène se conclut, avec une ironie noire, par une passe expéditive dans un fiacre.
Violante n’est donc pas une variation de la princesse de conte de fée, dont l’accès aux couches sociales supérieures par le biais du mariage d’amour conclut l’histoire. Contre les modèles d’immobilisme favorisés par les familles dysfonctionnelles, la menace de la drogue et de la violence masculine, elle est le personnage de l’escapade et du mouvement.
Il s’agit au début du livre de « liberté occasionnelle » et clandestine, mais Violante va de plus en plus exprimer ses volontés au fur et à mesure de l’intrigue, allant précisément contre son intérêt immédiat.
Plus que son entourage, elle a pourtant plus de raisons de se soumettre aux lois de l’inertie : au début du roman, elle a déjà perdu la mémoire, son identité, sa famille, ainsi qu’un auriculaire. Or, tandis que Léon ou d’autres s’efforcent d’endiguer leurs pertes, Violante est prête à risquer toujours plus et réaffirme sans cesse son refus de se soumettre. Du point de vue des dialogues, cela implique parfois un langage fleuri dont voici un bref florilège :

T’es vraiment qu’un vieux con.

Je ne t’ai pas demandé ton autorisation.

Vous me dégoûtez !

Allez-vous faire foutre, répéta Violante en détachant chaque syllabe.

Tu as complètement merdé […].

Outre sa parole libre (celle, déjà, des prostituées de Zola !), Violante est celle qui agit et pousse les autres personnages à agir, elle-même délaissant ses premières motivations égoïstes (retrouver sa mémoire) par empathie avec ceux qui l’entourent et auxquels elle est attachée malgré leurs défauts qu’elle dénonce à tout bout de champ.
Elle fait aussi preuve de courage physique alors que sa plastique est son gagne-pain : elle récoltera d’autres cicatrices qui seront un autre moyen de tirer un trait sur son passé. Car Violante est celle qui ose se faire violence pour que l’avenir, et ses incertitudes, puissent advenir.
Si tout conte a sa morale, celle de Rouille est donc celle du choix fait en conscience, privilégiant la vérité même douloureuse (Violante décide plusieurs fois de contempler les cadavres ou les corps meurtris de ses proches plutôt que de se voiler la face) aux pieux mensonges.