Rouille, conte noir de Floriane Soulas
Dans cet espace urbain divisé, la « rouille » est une drogue hautement addictive qui menace ce qu’on pourrait appeler le système sanguin de la ville, son équilibre social et moral : elle est le reflet monstrueux de la ville, bientôt menacée d’être dévorée.
Petite altération de la couverture d’Aurélien Police. |
Rex machina
Mi-homme mi-machine, le monstre est d’ailleurs explicitement figé dans son développement :
Son torse glabre et pâle n’était plus qu’un amas de tissus cicatriciels, duquel s’échappaient des tuyaux transparents de toute taille charriant des liquides roses et rouge sang, et de morceaux d’acier enchâssés dans la chair. […]
Mais à cause des os qu’on m’a remplacés, ma croissance est ralentie, presque arrêtée en fait.
Boris Karloff, ici dans le Frankenstein de 1931 qui l’a révélé. |
Symboliquement, le monstre (la remarque est valable aussi pour le principal antagoniste du roman) est donc quelqu’un qui ne parvient pas à dépasser les blessures du passé, en exhibe avec complaisance les cicatrices tout en se montrant indifférent à la souffrance d’autrui. Ce repli sur soi, cet égoïsme, menacent plus ou moins fortement tous les personnages, qu’ils la feignent, la constatent avec regret ou ironie :
Léon pouvait bien jouer la carte de l’indifférence […].
Mais que voulez-vous, je suis un cœur sensible, au fond, se moqua-t-il […].Surin […] semblait peu concerné par les accusations dont on l’accablait.
La cuirasse d’indifférence qu’il s’était construite pour survivre […].
Violante ne quittait pas la soubrette mécanique des yeux. […] Ces petits bijoux de technologie avaient connu un essor considérable depuis une dizaine d’années, et aucune maison respectable n’employait plus de bonnes si elle pouvait se permettre l’achat d’un automate. Ces derniers accomplissaient les tâches ingrates des précédents domestiques, en silence et avec efficacité, créant en même temps de plus en plus de misère au sein du petit peuple de Paris, remplacé sans vergogne par ces machines sans âmes.
Grâce à l’injection de drogues et l’insertion de prothèses inamovibles dès son plus jeune âge, l’animal était contraint de rester à l’état de chiot, incapable de se développer normalement. […]
Les animaux étaient robustes, ils suivaient leurs maîtres en silence, leur dos lançant des reflets mécaniques. […] La puissance de ces nouveaux animécas surpassait de loin celle des anciennes générations.
Je peux donc vous racheter, si vous vous engagez à rester bien sage. Vous êtes gagnante dans cette affaire, Violante. Sans compter qu’il y va de la prolongation de votre existence, et peut-être même de celle de votre frère. Marché conclu ?
Sexe monstre
[Violante] avait appris à survivre, à éviter les maladies, à choisir ses clients, à les faire venir plus vite, à faire abstraction du corps.
Il faisait montre d’une puissance incroyable, et elle comprit que sa résistance excitait l’homme couché sur elle.
Elle le repoussa contre le mur de la cellule avec douceur et, quand elle sentit qu’il se perdait totalement dans leur étreinte, laissa ses mains descendre vers ses fesses, qu’elle caressa légèrement […].
Du naturalisme de Zola au steampunk
C’est dans son roman Nana (1880) que Zola décrit le plus en détail sans doute les milieux de la prostitution parisienne du Second Empire (cadre historique du roman) et notamment celui des demi-mondaines, soit les femmes entretenues par les riches parisiens.
Véronique Genest (Julie Lescaut !) révélée dans le rôle de Nana dans une mini-série de Maurice Cazeneuve, en 1981. |
On peut ainsi signaler que Floriane Soulas, sur le modèle de Zola, et selon une pratique de l’époque qui perdure encore, donne un surnom de prostituée à Violante, que ses clients connaissent en tant que Duchesse : surnom donc, mais aussi titre de noblesse qui la distingue des autres prostituées et la place en quelque sorte en position de supériorité (de langage) par rapport à son entourage.
Or Nana est aussi un roman dans lequel Zola introduit le thème de la bisexualité et du saphisme (homosexualité féminine), puisque les prostituées Nana et Satin entretiennent une relation houleuse. Floriane Soulas fait donc une référence claire à Satin en nommant Satine son personnage de prostitué usée par sa profession et ses addictions qui est ainsi le reflet de la Satin d’abord jeune et belle de Zola (bien qu’elle connaisse une fin sinistre).
Sa première apparition dans Nana correspond d’ailleurs davantage au portrait de Violante :
À l’autre bout de la salle, la nuque appuyée contre le cadre d’une glace, une fille de dix-huit ans au plus se tenait immobile devant un verre vide, comme engourdie par une longue et vaine attente. Sous les frisures naturelles de ses beaux cheveux cendrés, elle avait une figure de vierge aux yeux de velours, doux et candides ; et elle portait une robe de soie verte déteinte, avec un chapeau rond que des gifles avaient défoncé. La fraîcheur de la nuit la rendait toute blanche.
— Tiens, voilà Satin, murmura Fauchery en l’apercevant.
La Faloise le questionna. Oh ! une rouleuse du boulevard, rien du tout. Mais elle était si voyou, qu’on s’amusait à la faire causer. Et le journaliste, haussant la voix :
— Que fais-tu donc là, Satin ?
— Je m’emmerde, répondit Satin tranquillement, sans bouger.
Satine, au contraire de Violante avec qui elle a une relation maternelle (même s’il est délicat de préciser qui materne qui), a perdu tout son lustre et décline dans la rue, évoquant une autre figure de l’œuvre de Zola, la Gervaise de L’Assommoir :
C’était là dedans, sur de la vieille paille, qu’elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait pas d’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeait seulement pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en finir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la sacrée existence qu’elle s’était faite. Même on ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Mais la vérité était qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée.
Rouille opère ainsi un glissement des personnages de prostituées de Zola, dont l’approche naturaliste les vouait à une déchéance inéluctable due aux facteurs sociaux (entre autres). À ce cadre du roman naturaliste se superpose et s’oppose en partie celui du roman steampunk, soit du roman d’aventures popularisé notamment par Jules Verne : Violante, de ce point de vue une héroïne et non pas une victime de son environnement, se révolte ainsi contre l’inéluctable et provoque le changement.
Couverture du poche Pocket paru en mars 2020. |
Comme l’Espérance est Violante
T’es vraiment qu’un vieux con.
Je ne t’ai pas demandé ton autorisation.
Vous me dégoûtez !
Allez-vous faire foutre, répéta Violante en détachant chaque syllabe.
Tu as complètement merdé […].