William Shatner en tentateur

The Intruder, film antiraciste

Roger Corman fait partie de ces saints patrons du cinéma américain dont on peut mentionner, parmi une foule de films, l’adaptation d’une nouvelle de Poe, The Raven [1].
The Intruder a une réputation un peu particulière dans la filmographie de Roger Corman, puisqu’il aurait tenu très à cœur au réalisateur qui l’a produit en partie lui-même, allant jusqu’à hypothéquer sa maison pour obtenir le financement suffisant… et le film fut un échec commercial, le seul semble-t-il de la longue carrière de Corman.
Il faut dire que le film, sorti en 1962, était en noir et blanc (est-ce signifiant ?) et se donnait pour fonction d’attaquer le racisme et la ségrégation persistants dans les états du sud des États-Unis, en pleine période de lutte pour les droits civiques [2]. Ce n’était donc pas, loin s’en faut, une période favorable à la reconnaissance d’un film militant par le grand public ou par les institutions du cinéma [3].
 
Corman, réalisateur de The Intruder et The Raven
Roger Corman en 2017 à Marseille. Image du MUCEM par les films du grand large.

Les thèmes du film et les intentions du réalisateur invitent naturellement à réfléchir à la construction d’une imagerie et d’un discours engagés.

Résumé de The Intruder

Adam Cramer, jeune représentant de la société Patrick Henry, arrive à Caxton, petite ville du sud des États-Unis, dont la population blanche majoritaire regrette la ségrégation et perçoit très mal les lois qui favorisent l’intégration des Noirs. Une dizaine de jeunes Noirs est ainsi envoyée dans le lycée local jusque-là strictement réservé aux Blancs.
Cramer, orateur doué, qui connaît bien les frustrations de son public, étend rapidement son influence sur la plupart des Blancs et les rallie à l’idéologie de la société Patrick Henry (en référence à un père fondateur des États-Unis, grand orateur hostile à l’esclavage tout en étant lui-même propriétaire d’esclaves… autre nom pour le Ku Klux Klan). Mais, dépassé par la violence de ses recrues, il pêche par arrogance et par mensonge et finit par les retourner contre lui.

Analyse : « qui veut faire l’ange fait la bête »

The Intruder se présente comme une fiction réaliste : suffisamment pour que Corman, d’après cet article, ait dû faire face à l’hostilité réelle des habitants de la ville du Missouri où avait lieu le tournage. Ceux-ci craignaient que le film leur donne une mauvaise image d’eux, alors même que Corman avait choisi l’état du Missouri pour éviter de tourner dans le sud profond, potentiellement plus dangereux.
Or dans le film la population blanche réagit mal à ce qu’elle comprend comme une nuisance, une intrusion donc, de la loi qui l’oblige à accepter (de façon encore très relative) une autre intrusion : celle des Noirs dans la ville et en particulier dans le lycée local. Le film évoque même une autre peur (et intrusion) fantasmatique : celle que les jeunes filles blanches nécessairement innocentes puissent être violées par les lycéens noirs. L’image de soi, dans le film de Corman, sacralisée par les Blancs parce qu’elle les maintient dans l’idée d’une pureté à perdre (et non déjà perdue !) est la source de la violence.
C’est d’ailleurs une image de pureté qu’offre d’abord Adam Cramer, tout de blanc vêtu et joué par un William Shatner encore fringant [6]. D’abord volontairement ambigu, il n’exprime pas son opinion lorsque les habitants qu’il interroge expriment une hostilité de principe à la fin de la ségrégation, et déclare même travailler pour les « réformes sociales » : on pourrait croire à un représentant de l’État fédéral venu enquêter sur l’application de la loi sur le terrain. Or c’est l’évocation répétée de la loi dans la bouche de ses concitoyens qui l’amène à se dévoiler.
Il se présente alors comme une figure de la virilité et porteur du discours suprémaciste qui dénonce les mensonges (on pense aujourd’hui aux fake news !) de Washington DC, qu’il affirme contrôlé par les Juifs et/ou les communistes, autres envahisseurs qui préparent la défaite de la race blanche et la domination des Blancs par les Noirs.
Mais le prétendu chevalier blanc est aussi une figure diabolique, il me semble, qui distribue les poignées de main comme pour passer des pactes avec les uns et les autres, de qui il demande sans cesse des promesses d’amitié. Maître de la parole, il ne parvient pourtant qu’à s’imposer qu’à force de séduction plutôt que par exercice réelle d’une autorité, et d’ailleurs son objectif concret n’est jamais très clair : il veut que les Blancs rejettent la loi, oui, mais sans violence excessive, et donc de façon légitime voire légale alors même qu’il sape le rapport de ses concitoyens à la loi.
William Shatner en tentateur
Le diable souriant
Or Corman suggère que le rapport de son protagoniste à la foule est comparable à son rapport aux femmes : il parvient ainsi sans trop de mal à séduire la jeune et blonde Ella McDaniel (jouée par Beverly Lunsford), sorte de représentation fantasmée de la White Anglo-Saxon Protestant que Cramer prétend protéger des corruptions du monde. Bien entendu, c’est lui qui la corrompt, la poussant à mentir à ses parents et à la population pour servir ses intérêts sous un faux prétexte. Je me demande aussi s’il ne faut pas voir dans cette relation maudite une variation autour du mythe d’Adam et Ève, Adam Cramer étant ici celui qui incite Ella au péché.
Autre variation autour de la pécheresse : Cramer séduit également Vi Griffin (l’actrice de télé Jeanne Cooper), femme d’un représentant de commerce (Sam) qui a le double malheur de devoir souvent s’éloigner et de se prendre initialement d’amitié pour Cramer. Celui-ci, profitant d’une absence de Sam, se comporte en véritable démon : demandant d’abord à Vi de le laisser entrer, puis, lorsque celle-ci accepte, la provoquant pour qu’elle refuse, et finissant par forcer le passage. Il la séduira également, en intrus et non en invité.
Shatner en intrus
Laissez entrer le diable à ses risques et périls
La prolifération du mensonge agit donc, dans la logique de Corman, contre les valeurs traditionnelles des États-Unis que Cramer veut s’approprier : alors que les Blancs échouent à se comporter en communauté stable et mesurée, y compris dans le cadre plus resserré de la famille [7], les Noirs sont montrés beaucoup plus complices et déterminés, malgré leur misère, à rester dignes face au mépris et aux agressions des Blancs, dans une posture parfois christique de sacrifice volontaire.
La limite de la force oratoire de Cramer consiste à se vouloir non seulement séduisant, mais irrésistible : il en vient à se comporter avec la ville entière comme il s’est comporté avec Vi Griffin, multipliant les provocations et les propos mensongers dont il attend des autres qu’ils les concrétisent, uniquement parce qu’ils viennent de lui. La morale, pour Cramer, n’a aucune importance, ce qui compte c’est que sa parole fasse loi.
Mais Cramer se refuse au rôle salissant de bourreau et d’ailleurs toute action autre que symbolique lui répugne : c’est un lâche. Quand la foule des Blancs en colère apprend finalement la vérité au sujet de ses diverses manipulations, livrée par la voix d’un Ella repentante, elle semble perdre d’un coup toute vitalité et renonce à la violence, à défaut d’être jugée par quiconque autre que le spectateur.
C’est peut-être là la leçon de Corman, dans la perspective des années 1960 : les Blancs sont aux prises avec leur mauvaise conscience et sont voués tôt ou tard à s’effondrer sous le poids de la vérité. L’idéologie suprémaciste est le miroir aux alouettes de ceux qui rêvent d’en découdre, persuadés de leur impuissance en dehors de la lutte physique, mais le Juste, semble dire Corman, est celui qui se vainc lui-même.
Sur des sujets proches :
– le film fantastique Vivarium (2019), influencé par Matheson ?
– le film BlacKkKlansman (2018) de Spike Lee
Notes :

[1] The Raven de Roger Corman, adaptation du poème éponyme de Poe, scénarisée par Richard Matheson, auteur de tout un tas de nouvelles fantastiques que je relis à l’occasion, et avec les acteurs Vincent Price, Peter Lorre, Boris Karloff… et même Jack Nicholson !
[2] Pour indication, entre 1961 et 1962, Martin Luther King était mis sur écoute par le FBI et endure des séjours réguliers en prison.
[3] Peut-être me fais-je une fausse idée, néanmoins : en 1962, c’est West Side Story qui obtenait de multiples oscars, film dans lequel était abordé le sujet de l’immigration.
[4] À noter, la copie du film projeté au Champo proposait le titre I hate your guts ! qui indiquerait qu’il s’agit d’une version plus tardive du film, sorti plusieurs fois pour tenter d’attirer le public, et dont le titre d’origine est bien The Intruder.
[5] Et donc je spoile.
[6] William Shatner se fera connaître pour son rôle héroïque de Kirk dans Star Trek.
[7] Les scènes centrées sur la famille McDaniel montre celle-ci se déchirer autour de la signification de la loi, entre conflit des générations et des classes sociales : le père journaliste se découvre de plus en plus en faveur de la loi, au grand dam de sa femme et de son beau-père ouvrier, tandis que sa fille Ella est partagée entre son admiration pour son père et la fascination qu’exerce sur elle Cramer.