Circé offrant la coupe à Ulysse, peinture du préraphaélite John William Waterhouse

« Vignettes » est un poème en prose de Clark Ashton Smith, le cinquième de la section « Poèmes en prose » du recueil Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) publié en 1922. Smith, alors malade, se consacre à la poésie plutôt qu’aux récits longs. Lovecraft se met à correspondre avec Smith après avoir lu Ébène et Cristal, qui lui a fait forte impression. Il y retrouve un même goût du fantastique, des influences telles qu’Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith a traduit !), le symbolisme…
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie de quelques remarques et du texte en langue d’origine (États-Unis).

VIGNETTES

Par-delà les montagnes
Certainement, par-delà les montagnes il y a la paix — par-delà les montagnes qui s’étirent, si bleues et paisibles à l’extrémité du monde. Un calme si ancien les recouvre, une quiétude si infinie, que, sûrement, ni cité arachnéenne, ni mer dont l’écume jamais fut fendue par un navire, ne peut s’étendre au-delà, sinon des vallées de silence azuré, où des fleurs d’amaranthe dorment et rêvent, que ne trouble aucun vent, auprès de la tranquillité hyaline des cours d’eau aussi imperturbable que la surface d’un miroir.

Le luth brisé
Parce que tu restes silencieuse à l’écoute de mes prières lyriques, sourde aux mélodies que j’ai composées à partir des soupirs et murmures d’un amour meurtri, j’ai brisé mon luth d’or, et je l’ai jeté au loin, terni et sans corde, parmi les feuilles rousses et les roses fanées du jardin de septembre. Le silence, la poussière argentée des lis, le vent d’automne lugubre et mutique, ainsi que les feuilles emportées de façon sporadique, tous l’ont revendiqué. À le voir là, comme vous passez d’un port de reine parmi les roses effondrées, n’accorderez-vous pas en votre cœur l’écho d’un soupir à ces nombreux soupirs qui, telle une musique arrangée pour votre plaisir, furent exhalés de ses cordes, lors des jours d’été à demi oubliés ?

Nostalgie de l’inconnu
Parfois le prend la nostalgie de choses inconnues, de pays oubliées ou inexplorés. Souvent je languis après la lueur de soleils jaunes sur des terrasses de marbre azurin translucide, qui raille les eaux de lacs d’un calme inimaginable, sur lesquelles le vent ne passe pas ; après de légendaires palais disparus, de serpentine, d’argent et d’ébène, dont les colonnes sont des stalactites vertes ; après des piliers de temples effondrés, qui se dressent dans l’immensité du coucher de soleil purpurin d’un pays aux idylles merveilleuses et perdues. Je soupire après les profondeurs d’un vert sombre des forêts de cèdres, d’où l’on voit de loin en loin, à travers les branchages fantastiquement entrelacés, un océan tropique inconnu, comme des éclats de diamant bleu ; après des îles de palmes et de coraux, qui raguent une matinée d’ambre, quelque part par-delà Cathay ou Taprobane ; après les cités étranges et cachées du désert, dont les dômes de cuivre brûlants et les minces faîtes d’or et de bronze percent des cieux de lazulite embrasés.

Chagrin gris
Souvent, durant les jours de novembre dorés, tristes, je rencontre parmi les roses mortes du jardin le fantôme d’une tristesse ancienne — un chagrin gris et terne comme la brume d’automne — comme une brume errante qui jadis fut une pluie de larmes. Là, durant le long déclin de l’après-midi, je marche parmi les roses en compagnie du fantôme de mon chagrin, dont la silhouette à demi oubliée, à demi invisible, devient de plus en plus ténue et indistincte, jusqu’à ce que je ne puisse plus discerner son visage du crépuscule, ni sa voix du vent vespéral.

La chevelure de Circé
J’ai peur de ta chevelure ; brillante, abondamment bouclée, elle évoque les anneaux d’un serpent doré ; et une grande part de la fascination qu’exercent tes lèvres peintes, ainsi que tes yeux tranquilles aux paupières pourpres, est due à l’effroi qu’elle puisse s’éveiller sous mes caresses.

Les yeux de Circé
Tes yeux sont verts et tranquilles comme les lacs du désert. Ils suscitent en moi la soif de mystères étranges et amers, le désir de secrets qui sont mortels et stériles.

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Le lac noir ».
Pour lire un autre poème en prose du même recueil : 
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

lire en ligne un texte de Clark Ashton Smith
Orphée, 1865, peinture de Gustave Moreau.

Commentaire

Concernant le titre : « Vignettes » en anglais est un emprunt du français, qui désigne à l’origine une illustration ornementale de sarments et de vignes, destinée à servir de cadre à une image centrale. En lisant la suite poétique de Smith, le lecteur parcourt donc en quelque sorte une série d’images.
« Vignettes » semble ainsi faire écho au poème « Images », le troisième du recueil, dont il reprend la disposition en plusieurs sections, le lyrisme mélancolique et certaines références, comme « Taprobane » (l’île de Ceylan, soit le Sri Lanka , des textes grecs antiques), à quoi Smith ajoute ici Cathay, nom qui désignait le nord de la Chine. Tous deux évoquent un lointain exotique, tant géographique que temporel. « Images » mentionnait par ailleurs Proserpine, déesse des Enfers que visite le malheureux Orphée, associé au luth. Smith mentionne également cette fois Circé, la magicienne qui dans l’Odyssée transforme l’équipage d’Ulysse en porcs et retient le fameux marin sur son île, pendant un an : c’est elle qui incite ensuite Ulysse à rendre visite au devin Tirésias, aux Enfers.
L’insistance du locuteur sur la chevelure de Circé rappelle irrésistiblement le poème « La chevelure » (Les Fleurs du Mal) de Baudelaire, dont on peut notamment citer les vers :
« Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ; »
C’est encore l’image marine d’une femme et d’un ailleurs idéalisé.
Toujours par comparaison avec Baudelaire, on verra sans trop d’hésitation le lien entre le spleen de celui-ci et le « chagrin gris » de Smith, qui tend peut-être davantage au fantastique en en faisant un fantôme. On pourra relever au passage, comme à vrai dire dans les poèmes précédents, l’importance des couleurs, qui donnent à chaque vignette une « teinte » particulière, azur ici, gris là, argent et or, rose et vert… riche éventail de la nature et des pierres précieuses, qui peuvent évoquer la synesthésie. Là aussi citons Baudelaire et son sonnet « Correspondances » (Les Fleurs du Mal) : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
Quelques détails de lexique : « amaranthe » est variation graphique d’amarante, plante qui passait pour ne pas faner et est donc associée à l’immortalité ; « hyaline » signifie qui a la transparence du verre, ce qui renvoie au « cristal » du titre du recueil de Smith ; le verbe « raguer », terme spécifiquement marin, signifie user par frottement (un cordage), comme si, dans le poème, les îles devenaient des navires ; la « lazulite » est une pierre d’un bleu d’azur.

Circé offrant la coupe à Ulysse, 1891, peinture de John William Waterhouse.

VIGNETTES

BEYOND THE MOUNTAINS

Surely, beyond the mountains there is peace—beyond the mountains that lie so blue and still at the world’s extreme. Such ancient calm, such infinite quietude is upon them, that surely, no toiling cities, no sea whose foam a ship has ever cloven, can lie beyond, but valleys of azure silence, where amaranthine flowers sleep and dream, untroubled of any wind, by the hyalescense of tranquilly flowing streams unbroken as the surface of a mirror.

THE BROKEN LUTE

Because you are silent to my lyric prayers, deaf to the melodies I have made from the sighs and murmurs of a wounded love, I have broken my golden lute, and cast it away, tarnished and unstrung, among the red leaves and faded roses of the September garden. Silence, the silver dust of lilies, the mournful muted wind of autumn, and the fitfully drifting leaves, have claimed it for their own. Seeing it there, as you pass on your queenly way amid the crumbling roses, will you not echo in your heart one sigh of the many sighs, which, as a music for your pleasure, were breathed from its chords, during the summer’s half-forgotten days?

NOSTALGIA OF THE UNKNOWN

The nostalgia of things unknown, of lands forgotten or unfound, is upon me at times. Often I long for the gleam of yellow suns upon terraces of translucent azure marble, mocking the windless waters of lakes unfathomably calm; for lost, legendary palaces of serpentine, silver and ebony, whose columns are green stalactites; for the pillars of fallen temples, standing in the vast purpureal sunset of a land of lost and marvellous romance. I sigh for the dark-green depths of cedar forests, through whose fantastically woven boughs, one sees at intervals an unknown tropic ocean, like gleams of blue diamond; for isles of palm and coral, that fret an amber morning, somewhere beyond Cathay or Taprobana; for the strange and hidden cities of the desert, with burning brazen domes and slender pinnacles of gold and copper, that pierce a heaven of heated lazuli.

GREY SORROW

Ofttimes, in the golden, sad, November days, I meet among the dead roses of the garden the ghost of an old sorrow—a sorrow grey and dim as the mist of autumn—as a wandering mist that was once a rain of tears. There, through the long decline of afternoon, I walk among the roses with the ghost of my sorrow, whose half-forgotten, half-invisible form becomes dimmer and more indistinct, till I know its face no longer from the twilight, nor its voice from the vesper wind.

THE HAIR OF CIRCE

I am afraid of thy hair: Lustrous, heavily curled, it suggests the coils of a golden snake; and half the fascination of thy painted lips, of thy still and purple-lidded eyes, is due to the fear that it may awake beneath my caresses.

THE EYES OF CIRCE

Thine eyes are green and still as the lakes of the desert. They awake in me the thirst for strange and bitter mysteries, the desire of secrets that are deadly and sterile.