
« Never, Dessylyn » est un bref texte de Karl Edward Wagner mettant en scène Kane, personnage influencé par le Conan de Robert E. Howard.
C’est en particulier le titre du deuxième chapitre de la longue nouvelle Undertow (qu’on pourrait traduire « Courant profond »), publiée d’abord en août 1977 dans le numéro 10 de la revue semi-professionnelle Whispers, édité par Stuart David Schiff. Elle est ensuite reprise en 1978 dans l’anthologie Night Winds consacrée à Kane.
Si donc ce chapitre est une partie d’un ensemble narratif plus vaste et cohérent, on pourra toutefois le lire comme un fragment cohérent qui synthétise des éléments caractéristiques des aventures et du personnage de Kane, entre sword and sorcery et horreur gothique. En France, on peut lire « Undertow » (« Lame de fond ») dans le deuxième tome de l’intégrale des éditions Denoël consacrée à Kane (2008), reprise en poche par folio SF, dans une traduction de Patrick Marcel.
Loin d’être un héros, Kane s’apparente ainsi plutôt aux monstres du fantastique anglais. Il est ici un avatar de Victor Frankenstein ou de Lord Byron, utilisant la nécromancie pour manipuler la jeune et belle Dessylyn, la considérant comme sa créature, exerçant sur elle une emprise absolue et terrifiante.
Je propose ci-après une traduction personnelle du chapitre, suivie de quelques remarques et du texte anglais (États-Unis).
« Jamais, Dessylyn »
Elle frissonna et resserra le manteau de fourrure plus étroitement autour de ses épaules. Y aurait-il jamais de nouveau un temps où elle ne sentirait plus cette froidure dépourvue de remords ?
Kane, son visage cruel paraissant hagard dans l’éclat monté du brasero, se tenait debout, le dos voûté au-dessus de l’alambic cramoisi. Comme les charbons rendaient sa chevelure et sa barbe rougeoyantes ; comme elle était sinistre, la flamme bleue de son regard… Il tendit le cou, veillant à empiéger les quelques dernières gouttes de l’élixir phosphorescent dans un calice de cristal rubis.
Il avait peiné de longues heures sans sommeil au-dessus du liquide luminescent, elle le savait. Des heures pour elle précieuses, puisqu’elles étaient des heures de libertés — un moment où elle pouvait échapper à son attention détestable. Ses lèvres pressèrent une veine mince, où le sang ne coulait pas. Les abominables formules à partir de quoi il préparait l’élixir ! Dessylyn pensa de nouveau au corps mutilé de la jeune fille que Kane avait fait emporter par son serviteur. Un autre spasme parcourut doucement son corps svelte.
« Pourquoi ne me laissez-vous pas partir ? » s’entendit-elle demander d’un ton morne pour la… combien de fois avait-elle demandé cela ?
« Je ne te laisserai pas partir, Dessylyn, répliqua Kane d’une voix lasse. Tu le sais.
– Un jour je vous quitterai.
– Non, Dessylyn. Tu ne me quitteras jamais.
– Un jour ou l’autre.
– Jamais, Dessylyn.
– Pourquoi, Kane ! »
Avec un soin qui l’éprouvait, il fit tomber quelques gouttes de liqueur ambrée dans le calice luisant. Une flamme planait au-dessus de la surface.
« Pourquoi !
– Parce que je t’aime, Dessylyn. »
Un sanglot amer, une parodie de rire, trembla dans sa gorge.
« Vous m’aimez. » Elle renfermait un hurlement désespéré dans ces syllabes lentes, hachées.
« Kane, pourrai-je jamais vous faire comprendre à quel point je vous abhorre tout entier ?
– Peut-être. Mais je t’aime, Dessylyn. »
Le rire plaintif reparut.
Lui lançant un regard inquiet, Kane lui tendit prudemment le calice : « Bois cela. Vite — avant que le nimbus disparaisse. »
Elle lui rendit son regard avec des yeux assombris par l’horreur.
« Encore un breuvage amer, quelque mixture répugnante pour m’assujettir ?
– Comme il te plaira de l’appeler.
– Je ne la boirai pas.
– Si, Dessylyn, tu la boiras. »
Son regard de tueur l’enserrait dans des liens de glace éternelle.
Elle accepta machinalement le calice cramoisi, permit à la liqueur phosphorescente de franchir ses lèvres et de s’écouler dans sa gorge.
Kane soupira et retira le gobelet vide de sa poigne indolente. Sa silhouette massive parut frissonner d’épuisement, et il fit passer sa main large sur ses yeux. Du sang bordait leurs orbites sombres.
« Je vous quitterai, Kane. »
Le vent marin s’engouffra par la fenêtre de la tour et agita la longue chevelure rousse contre son visage tourmenté.
« Jamais, Dessylyn. »

Monstre gothique, héros byronien
Le roman gothique et d’horreur est une des principales sources d’inspiration de Karl Edward Wagner, ce qu’il reformulait lui-même de façon comique en introduction à sa nouvelle In the Pines (1973) : « Des amis appellent ma démarche le « gothique acide » » ( » « Friends have called my approach “acid gothic. » »).
Les éléments caractéristiques du genre ne manquent pas dans cet extrait des histoires de Kane : laboratoire d’alchimiste, images sanglantes (le calice, la chevelure…), représentations donc du vampirisme avec la codépendance sous-entendue des personnages, l’insistance sur la peau blême, les émotions extrêmes et contradictoires, la mer nocturne…
L’image du laboratoire et de la passion maudite convoque bien sûr Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley, dont on peut relire ces passages du chapitre XIX, dans la traduction (1821) de Jules Saladin : « J’étais assis un soir dans mon laboratoire. Le soleil était couché depuis longtemps, et la lune s’élevait de la mer ; il n’y avait plus assez de jour pour que je pusse continuer mon ouvrage. Je le suspendis, incertain si je le laisserais pendant la nuit, ou si je me hâterais de le terminer en m’y livrant sans relâche. […] L’un et l’autre pourraient même se haïr : la créature, qui avait déjà reçu la vie, était choquée de sa propre difformité : ne pourrait-elle pas en concevoir une plus grande horreur, lorsqu’elle serait offerte à ses yeux sous la forme d’une femme ? La nouvelle créature pourrait aussi se détourner de l’autre avec dégoût, en voyant la beauté supérieure de l’homme ; elle pourrait quitter le monstre ; et lui, seul pour la seconde fois, ne serait-il pas exaspéré de cet affront nouveau ? Supporterait-il d’être abandonné par un être d’une espèce semblable à la sienne ? »
Kane tient à la fois du savant et de la créature : il possède la connaissance et s’en sert pour obtenir (en l’occurrence conserver) une compagne. Mais Kane ne se cherche visiblement pas une égale : il domine la parole, le corps et l’esprit, la femme devenant un reflet douloureux de lui-même (leur relation paraît plus ambiguë dans la suite de la nouvelle).
Autre référence probable : L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde (1890) de Robert Louis Stevenson, où le savant est son propre ennemi, et où chaque volonté vise à l’anéantissement de l’autre. C’est encore l’évocation de l’alchimie qui permet un parallèle immédiat, évocation qu’on retrouve dans la traduction de Théo Varlet datée de 1931: « par une nuit maudite, je combinai les éléments, les regardai bouillonner et fumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur l’autre, et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute mon énergie, j’absorbai le breuvage. »

Mais Kane est aussi un héros byronien : marginal désabusé, auxquels sont associés la glace et la flamme (« flamme bleue« , « glace éternelle »). On peut lire sur ce point la description de Conrad dans le poème « Le Corsaire » (1814), dans la traduction d’Arthur Regnault (1874) :
« Une lèvre crispée, une faible pâleur
Sur ses traits composés, seuls signes du délire,
De passions vibrant aux profondeurs du cœur. […]
Puis chacun de ces traits exprimant le supplice
De ce cœur découvert à nu dans ses secrets,
Et tous ces mouvements qui brisent leur barrière,
Non pour s’évaporer, mais courir violents,
Déchaînés, convulsifs, sans frein dans la carrière,
Se calmant, s’enflammant, ou glacés ou brûlants,
La sueur sur le front et le feu sur la joue ; »
Finissons avec le Dracula de Bram Stoker, personnage lui-même inspiré indirectement par Byron. Passons rapidement sur la description du comte (dont on oublie souvent la moustache blanche), en nous attardant simplement sur celle de ses mains : « J’avais bien remarqué, certes, le dos de ses mains qu’il tenait croisées sur ses genoux, et, à la clarté du feu, elles m’avaient paru plutôt blanches et fines ; mais maintenant que je les voyais de plus près, je constatais, au contraire, qu’elles étaient grossières : larges, avec des doigts courts et gros. » (Dracula, l’homme de la nuit, 1897, traduction d’Ève et Lucie Paul-Margueritte, 1920). Dracula, tout aristocrate qu’il soit en apparence, a quelque chose du barbare… Songeons plutôt aux ambiguïtés des sentiments dans le roman de Stoker, que montre notamment un dialogue entre Dracula et une de ses compagnes dont l’ironie peut rappeler celle de Dessylyn : « La jeune femme blonde, avec un sourire provocant, se retourna pour lui répondre :
— Mais vous-même n’avez jamais aimé ! Vous n’aimez pas ! […]
Le comte, après m’avoir dévisagé attentivement, se détourna et répliqua, à nouveau dans un murmure :
— Si, moi aussi, je peux aimer. Vous le savez d’ailleurs parfaitement. »
Kane paraîtrait donc un Conan morbide, romantique dans la tradition anglaise, plutôt qu’aventurier américain débordant de vitalité… C’est oublier cependant que Conan est une réinvention de Kull, roi-guerrier aux songeries métaphysiques, et que Conan n’est pas vraiment un personnage cohérent d’un texte à l’autre. On pourra notamment lire pour s’en convaincre la nouvelle « La Fille du géant du gel » de Howard, dans laquelle Conan est saisi d’une passion violente et destructrice évoquée par le prisme de l’opposition attendue entre feu et glace : « Conan s’apprêtait à s’élancer, bras ouverts pour s’emparer d’elle, lorsque après un craquement semblable à celui d’un glacier qui se brise, les cieux tout entiers se précipitèrent en un brasier de glace ».

II
« Never, Dessylyn »
She shuddered and drew the fur cloak tighter about her thin shoulders. Would there ever again be a time when she wouldn’t feel this remorseless cold?
Kane, his cruel face haggard in the glow of the brazier, stood hunched over the crimson alembic. How red the coals made his hair and beard; how sinister was the blue flame of his eyes… He craned intently forward to trap the last few drops of the phosphorescent elixir in a chalice of ruby crystal.
He had labored sleepless hours over the glowing liquid, she knew. Hours precious to her because these were hours of freedom—a time when she might escape his loathed attention. Her lips pressed a tight, bloodless line. The abominable formulae from which he prepared the elixir! Dessylyn thought again of the mutilated corpse of the young girl Kane had directed his servant to carry off. Again a spasm slid across her lithe form.
« Why won’t you let me go? » she heard herself ask dully for the… how many times had she asked that?
« I’ll not let you go, Dessylyn, » Kane replied in a tired voice. « You know that. »
« Someday I’ll leave you. »
« No, Dessylyn. You’ll never leave me. »
« Someday. »
« Never, Dessylyn. »
« Why, Kane! »
With painful care, he allowed a few drops of an amber liqueur to fall into the glowing chalice. Blue flame hovered over its surface.
« Why! »
« Because I love you, Dessylyn. »
A bitter sob, parody of laughter, shook her throat.
« You love me. » She enclosed a hopeless scream in those slow, grinding syllables.
« Kane, can I ever make you understand how utterly I loathe you? »
« Perhaps. But I love you, Dessylyn. »
The sobbing laugh returned.
Glancing at her in concern, Kane carefully extended the chalice toward her. « Drink this. Quickly—before the nimbus dies. »
She looked at him through eyes dark with horror.
« Another bitter draught of some foul drug to bind me to you? »
« Whatever you wish to call it. »
« I won’t drink it. »
« Yes, Dessylyn, you will drink it. »
His killer’s eyes held her with bonds of eternal ice.
Mechanically she accepted the crimson chalice, let its phosphorescent liqueur pass between her lips, seep down her throat.
Kane sighed and took the empty goblet from her listless grip. His massive frame seemed to shudder from fatigue, and he passed a broad hand across his eyes. Blood rimmed their dark hollows.
« I’ll leave you, Kane. »
The sea wind gusted through the tower window and swirled the long red hair about his haunted face.
« Never, Dessylyn. »