Clark Ashton Smith poème en ligne

« The statue of Silence » (« La statue de Silence ») est le dixième poème de la section « Poèmes en prose » du recueil de poèmes Ebony and Crystal (Ébène et Cristal) de Clark Ashton Smith, publié en 1922. L’auteur, malade, délaisse alors les récits plus longs au profit de la poésie.
Lovecraft découvre Smith grâce au recueil Ébène et Cristal. Tout est là pour lui plaire : le fantastique, le weird, des références à des auteurs comme Edgar Allan Poe, George Sterling, Les Mille et Une Nuits, Baudelaire (que Smith traduit dans les années suivantes), le symbolisme… et les deux hommes commencent à correspondre.
Je propose ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie d’un bref commentaire et du texte en langue d’origine (États-Unis).

La statue de Silence

Je vis une statue, sculptée dans je ne sais quel matériau, ni sous quelle forme ou traits, à cause de l’étoffe de noirceur aux plis multiples qui l’enveloppait comme un voile ou un suaire. Me tournant vers Psyché, qui m’accompagnait, je dis : “Ô toi qui connais le nom et la forme des eidôla de toutes choses, je te prie de m’indiquer quelle est celle-ci.” Et elle répondit : “Son nom est Silence, mais ni dieu, ni homme, ni même démon ne connaissent sa forme, ni son essence. Souvent les séraphins s’arrêtent devant, dans l’attente du jour où la forme sera dévoilée ; dieux et démons de l’univers se tiennent muets en sa présence, partagés entre l’espoir et l’appréhension du temps où ces lèvres parleront, et livreront ce dont on ne saurait rêver : oracle ou requête, ou bien jugement, ou encore malédiction.”

Pour lire le poème précédent du même recueil :
« Ennui ».
Pour lire le poème suivant du même recueil :
« Éloignement« .
Pour lire un autre poème en prose du même recueil : 
« Tiré d’une lettre » (ou « La Muse d’Atlantis »).

Notes :
– Psyché : personnage des Métamorphoses d’Apulée. Princesse dont Éros, dieu de l’amour, tombe amoureux. Il l’épouse en se faisant passer pour un monstre qu’elle a l’interdiction de voir. Après diverses péripéties, Psyché est divinisée : l’amour (Éros) et l’âme (Psyché) sont ainsi unis pour de bon.
eidôla : pluriel d’eidôlon, terme grec (εἴδωλον) utilisé pour signifier « image », au sens plus précis d’illusion, de simulacre. Il est utilisé notamment pour désigner les ombres des morts dans l’Hadès (Odyssée). Un des poèmes de Lovecraft a pour titre « Eidolon ».
– séraphins : catégorie d’ange dans la tradition chrétienne. Un séraphin possède trois paires d’ailes et se trouve près du trône de Dieu, ce qui ferait de lui l’ange le plus important de la hiérarchie céleste.

Commentaire

Smith privilégie cette fois les références grecques antiques, comme il l’avait fait dans « Un songe du Léthé » par exemple, et la mention de Psyché peut d’ailleurs rappeler le souvenir des Enfers grecs dans la mesure où celle-ci doit, au cours du récit d’Apulée (Métamorphoses) récupérer une parcelle de la beauté de Perséphone, reine des Enfers. C’est tout un imaginaire des couples contrariés de la mythologie qui est ainsi évoqué par Smith, qui se garde d’identifier son locuteur (et qui laisse donc en suspens le nom d’Éros). Encore peut-on songer que Psyché est d’abord là pour représenter l’âme, quelque chose donc du monde pur des idées platoniciennes qui devrait s’opposer au simulacre de l’eidôlon. Les références se mêlent et ne trahissent pas le sens du poème : de même glisse-t-on de la figure ailée, seulement suggérée, d’Éros à celle des séraphins et des démons, et cette fois mythes et religions se confondent. Les séraphins ici, plutôt que de rester auprès du trône de Dieu, se tiennent auprès de Silence, attendant une parole imprévisible : le silence prend donc la place du dieu chrétien, le mystère de la foi demeure, et Godot n’est pas loin… On peut deviner pourquoi ce panthéon troublé a pu séduire Lovecraft, qui a écrit en 1921 sa nouvelle Les Autres Dieux, sous l’influence de Dunsany. Mystère cosmique, entité secrète… voilà qui suffit à envisager le mythe de Cthulhu à venir, avec sans doute un brin de préciosité et de symbolisme noir.

Clark Ashton Smith poème
Cupidon et Psyché, entre 1639 et 1640, peinture d’Antoine van Dick.

THE STATUE OF SILENCE

I saw a statue, carven I knew not from what substance, nor with what form or feature, because of the manifold drapery of black which fell about it as a veil or a pall. Turning to Psyche, who was with me, I said, “O thou who knowest by name and form the eidola of all things, pray tell me what thing is this.” And she answered, “The name of it is Silence, but neither god nor man nor demon knoweth the form thereof, nor its entity. The seraphim pause often before it, waiting the day when the shape shall be unveiled; and the gods and demons of the universe are mute in its presence, half-hoping, half-fearing the time when these lips shall speak, and deliver forth one dreameth not what, of oracle, or query or judgment, or doom.”