
On trouve de tout dans les boîtes à livres. Des vieilleries surtout qui ne demandent qu’à reposer en paix. Mais parfois, aussi, des pépites. Cette rubrique vous propose de jeter un coup d’œil sur ces bouquins abandonnés et glanés au hasard de déambulations livresques.
Par Yves-Daniel Crouzet (retrouvez-le sur Facebook !)
L’hiver vient
[Boîte à livres de Boulogne-Billancourt]
Le livre aurait dû s’appeler L’hiver romain de Mrs Stone ou alors The devil in Mrs Stone.
Tennessee Williams, connu pour ses pièces de théâtre et ses romans psychologiques tourmentés, et pour les incroyables adaptations cinématographiques qui en ont été tirées (Ah ! Une chatte sur un toit brûlant, Un tramway nommé Désir, La nuit de l’iguane, Soudain l’été dernier…), nous narre ici la triste déchéance d’une femme. Une star du théâtre vieillissante, à la beauté jadis sublime, qui a connu toutes les gloires, tous les honneurs, toutes les richesses, qui s’est réfugiée à Rome après avoir joué le rôle de trop dans Roméo et Juliette où, malgré son âge, elle a campé l’adolescente Capulet.

À Rome, elle rencontre un gigolo, Paolo, de trente ans son cadet, dont elle tombe amoureuse, peut-être parce que jamais encore elle n’avait connu le plaisir physique. Bien que parfaitement lucide sur cet homme et sur sa propre situation, elle ne cessera de sombrer toujours plus bas, perdant petit à petit cette dignité dont, pourtant, elle s’était jurée de ne jamais se départir (cf. notamment p. 165 et 166 : « Je ne perdrai pas ma dignité, quoi qu’il arrive je ne perdrai pas ma dignité »).

C’est le portrait d’une dérive que rien n’arrête. Mrs Stone n’a que cinquante ans, mais elle est déjà un produit périmé. Elle le voit dans les yeux de son amant, dans ceux des autres hommes, des autres femmes. Son miroir le lui crie. Malgré le maquillage, malgré les artifices, elle ne supporte pas cette décadence inéluctable de son visage et de ce « corps ayant franchi les broussailleuses forêts du retour d’âge » (page 147).
Ce qui fait la « grandeur » du personnage, son côté héroïque et désespérée, c’est qu’elle est magnifiquement aveugle au destin sordide qui l’attend. Mieux : elle l’appelle avec impatience de ses vœux. Comme quand elle dit à Paolo le gigolo, qui la prévient qu’elle finira égorgée dans son lit par un amant de passage : « Trois ou quatre ans, je n’en demande pas davantage. La gorge ouverte me paraîtra alors, très agréable… » (page 157).
À la fin du roman, éperdue de solitude et de souffrance, elle convoque même son destin en faisant monter dans sa chambre, un inquiétant prostitué qui campe sous ses fenêtres.
Le printemps romain de Mrs Stone est un pur mélodrame. On sait dès le début que ça finira mal. Tennessee Williams y dissèque soigneusement la psychologie de l’orgueilleuse Mrs Stone qui, toute sa vie, a voulu être la meilleure, « Le roi de la montagne », et qui, sans aucun état d’âme, écrasait tous ceux et toutes celles qui pouvaient lui faire de l’ombre.

Ce n’est sans doute pas le meilleur Tennessee Williams. Il n’empêche, on est triste pour son héroïne. On espère un ultime sursaut. Mais non. Cette femme, dure comme le diamant, qui toute sa vie durant a écrasé les autres de sa morgue, de son talent et de sa beauté, finalement, se révélera de verre. Comme les figurines de la première pièce de l’illustre dramaturge.

Pour lire la chronique précédente : Le petit dragon de Pékin – James Eastwood.