siseneG nouvelle Arthur C. Clarke

« siseneG » est une nouvelle de trente-et-un mots seulement écrite par Arthur C. Clarke en 1984, publiée semble-t-il cette année-là dans le numéro de mai du magazine de science-fiction Analog (je n’ai pas trouvé de confirmation). Clarke n’a alors pas écrit de nouvelle depuis des années, comme il l’indique dans le mot qu’il envoie en complément à l’éditeur d’Analog, daté du 21 mars 1984 : « Voici la seule nouvelle que j’ai écrite depuis dix ans à peu près. Je crois que vous concéderez qu’on n’en fait guère de plus courtes. »
La nouvelle est reprise par la suite dans des anthologies, dont The Wind from the Sun (1987), More Than One Universe: The Collected Stories of Arthur C. Clarke (1991) et The Collected Stories of Arthur C. Clarke (2001).

J’en propose ici trois traductions personnelles, autant de petites variantes, suivies de quelques remarques et du texte original. On peut également lire la traduction de Denise Terrel, publiée dans Odyssées : l’intégrale des nouvelles d’Arthur C. Clarke (Bragelonne, 2013) en suivant ce lien.

siseneG

Et Dieu dit :  SUPPRIMER lignes Un à Aleph. CHARGER. EXÉCUTER.
Et l’Univers cessa d’exister.

Puis il médita pendant quelques éons, soupira, et ajouta : EFFACER.
Il n’avait jamais existé.

esèneG

Et Dieu dit :  ANNULER lignes Une à Aleph. CHARGEMENT. EXÉCUTER.
Et l’Univers cessa d’exister.

Puis il médita le temps de quelques éons, soupira, et ajouta : EFFACER.
Il n’eut jamais existé.

siseneG

Et Dieu dit :  SUPPRESSION lignes Une à Aleph. CHARGEMENT. EXÉCUTION.
Et l’Univers arrêta d’exister.

Puis il pesa le pour et le contre quelques éons, poussa un soupir, ajouta : ANNULATION.
Cela n’avait jamais existé.

Reagan, l’acteur devenu président, lors d’un discours télévisé au sujet du projet guerre des étoiles, en 1983.

Contexte

Lorsqu’il écrit la nouvelle, la période est chargée pour Clarke. D’une part, l’auteur britannique témoigne devant le Congrès américain contre l’Initiative de défense stratégique, dite guerre des étoiles, voulue par le président Reagan et qui vise à établir un système de défense anti-missile, notamment contre une frappe nucléaire. D’autre part sort au cinéma le film 2010 : L’Année du premier contact, qui adapte le roman qu’il avait écrit comme suite à son fameux 2001, l’Odyssée de l’espace, et le film aborde les thèmes de la guerre froide, dont l’enjeu du nucléaire. Par ailleurs Clarke vit alors au Sri Lanka, et peut être le témoin de la montée des tensions autour de l’arme nucléaire entre l’Inde et le Pakistan (l’Inde fait des tests dès 1974).
Il publie également Ascent to Orbit: A Scientific Autobiography, sorte d’anthologie qui recueille des essais, des textes scientifiques et autobiographiques de Clarke, de même que le livre de non-fiction 1984: Spring / A Choice of Futures.
L’année suivante, il présente l’émission de télévision britannique Arthur C. Clarke’s World of Strange Power (1985), qui fait le point sur des phénomènes étranges ou inexpliqués.
En somme, Clarke semble consacrer moins de temps à la fiction dans cette période, mais s’impliquer plus directement dans les affaires du monde, si l’on peut dire. Dans ce contexte, l’écriture d’une nouvelle aussi brève peut suggérer une difficulté de l’auteur à s’investir dans la fiction. On peut bien sûr relativiser en rappelant que son roman Chants de la Terre lointaine (The Songs of Distant Earth) est publié en 1986 !

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Le Macintosh 128K, premier ordinateur personnel lancé par Apple en janvier 1984 (source).

Deus ex machina

Quoi qu’il en soit, siseneG paraît témoigner de l’inquiétude de Clarke face à l’arme nucléaire (inquiétude évidemment répandue à l’époque, qu’on songe au Watchmen d’Alan Moore et aux manigances de son Ozymandias).
Or si la catastrophe nucléaire apparaît comme une fin du monde crédible, à laquelle nous avons appris à associer des images d’horreur, avec siseneG Clarke prend le contrepied de l’idée même de fin, évacuant la perspective de la violence. La flèche du temps s’inverse comme la « Genesis », ou Genèse du titre, devenue « siseneG » : défaire la Genèse, ce n’est donc pas aller vers l’Apocalypse ! À cette pirouette narrative s’ajoute une double ironie : d’abord par la référence à Dieu, et plus spécifiquement au Dieu de l’Ancien Testament, sachant que Clarke se présentait comme athée et critiquait la violence religieuse ; ensuite par cette représentation d’un dieu informaticien, à une époque où apparaissent les ordinateurs personnels (le Macintosh d’Apple est lancé en 1984 !) et où se développe l’ingénierie du logiciel, sans oublier la référence possible au « deus ex machina », qui implique au théâtre l’intervention d’un dieu pour résoudre l’intrigue. Au fond Clarke anticipe Matrix : il y a un bug dans la matrice ! Sa nouvelle si courte nous montre déjà comment l’utilisateur d’un ordinateur peut se concevoir en démiurge (Popoulous, le jeu de « simulation divine », sort en 1989 !).
On peut s’amuser de relever au passage que Clarke ne met pas la majuscule attendue à « he », comme si « Dieu » n’était qu’un prénom, voire une fonction quelconque, plutôt que la désignation spécifique du dieu monothéiste. Clarke par ailleurs met une majuscule à « Universe », et soigne l’équilibre de ses quelques lignes : elles sont rassemblés par pair, la première de chacune, plus longue, étant consacrée à Dieu, et la plus courte à l’univers, donnant l’impression comique d’un enchaînement rapide d’actions (ou de commandes… qui ne sont pas des commandements ?) et d’effets. Cette rapidité contraste d’ailleurs avec les « éons » évoqués.
Un détail : l’aleph est la première lettre de l’alphabet hébreu, ce qui renvoie encore à l’Ancien Testament. Or, dans le système de numérotation alphabétique hébraïque, la valeur d’aleph est 1, ce qui est censé aussi avoir une portée symbolique, soit, en l’occurrence, le 1 du début, de la création. Et donc dans la nouvelle Dieu supprime les lignes Une (alphabet latin) à Alpha (hébreu), du 1 à 1 alternatif, en quelque sorte.
Et pour finir, soulignons le jeu avec les temps des verbes pour la chute de la nouvelle, Clarke écrivant « never had existed », le past perfect qu’on peut rendre en langue française par le plus-que-parfait, et qui donne l’effet final d’un paradoxe. Je m’amuse pourtant à le traduire une fois par le passé antérieur, qui renforce peut-être encore la bizarrerie comique.

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Couverture du magazine analog science fact, mai 1984. La nouvelle « siseneG » de Clarke y aurait été publiée pour la première fois.

Le magazine Analog

Le magazine de science-fiction Analog Science Fiction and Fact est en fait le descendant d’Astounding Stories of Super-Science (dont Asimov était une plume régulière), fondé en 1930. Dans les années 1980, Analog est la propriété de Joel Davis, et vend quelque chose comme 111 000 exemplaires par an, publié toutes les quatre semaines (plutôt qu’exactement chaque mois), avec une grande part d’abonnés.
Le rédacteur en chef est alors Stanley Schmidt, ancien professeur de physique, qui maintient les traditions du magazine et a tendance à toujours publier les mêmes auteurs. Il déclare d’ailleurs en 1985 « Je réserve à Analog la sorte de science-fiction que je décris ici : de bonnes histoires, à propos de personnes qui ont des problèmes dans lesquels une certaine part de science spéculative vraisemblable (ou du moins dont on ne puisse pas démonter le caractère invraisemblable) joue un rôle indispensable. »
Publier dans Analog en 1984 a quelque chose d’un retour aux sources pour Clarke : sa première nouvelle, Loophole (qu’on peut traduire par « Point faible ») avait été publiée en 1946 dans Astounding Science-Fiction, la version du magazine de l’époque !

siseneG Arthur C. Clarke
La Séparation de la lumière et des ténèbres, 1512, fresque de Michel-Ange.

siseneG

And God said: DELETE lines One to Aleph. LOAD. RUN.
And the Universe ceased to exist.

Then he pondered for a few aeons, sighed, and added: ERASE.
It never had existed.