Représentations de la mort en BD, comics et mangas

La mort ! sujet morbide ? C’est que la camarade camarde a une faucheuse réputation, et il faut bien admettre qu’elle a son lot de squelettes au placard… Mais cette vieille compagne de jeu de la vie a le mérite d’être toujours à l’heure, la dernière, et certains vont jusqu’à la prétendre belle. On se demanderait presque s’il n’y a pas des amoureux de la mort, des thanatophiles, prêts à mettre les pieds dans la tombe pour l’attendrir avec leurs soupirs… jusqu’à ce qu’elle-même les sépare.
À moins que trompe-la-mort, en aspirant Gilgamesh, on ne lui fasse des infidélités d’immortel ? Morbleu ! tout ça ce sont des mythes et légendes ! Chacun sait bien que rien ne dure, hors les robots et les dieux. En ce qui concerne les hommes, rois, saints, dictateurs, soldats, poètes ou paysans, la malemort guette, et on finit rarement dans son lit, satisfait de trouver le repos, la vieillesse sur la table de chevet.
Les femmes, bien sûr, ne sont pas épargnées et subissent toutes le peines : elles ne sont pas en reste pour crier dans les ruines, abattre des tyrans, recompter les fantômes… tout cela a un prix, et ce n’est pas si souvent que la mort prête à rire. Quel recours, alors, pour s’y préparer ? Montaigne parlait d’apprentissage par la philosophie, Épicure rappelait qu’après tout, nous n’y pouvons rien… Et pourtant, memento mori, la mort, idéal communiste (!?), impose à tous humilité et silence. C’est une forte tête !
Fatalement, depuis quelques milliers d’années, il s’est trouvé des artistes pour la représenter, avec une nette préférence pour l’anthropomorphisme : la mort a beau avoir existé avant nous, on la veut ressemblante, familière, qu’elle soit indifférente, cruelle ou tendre. Si contrairement à Dieu elle ne joue pas aux dés mais aux échecs, elle gagne toujours !
Industrielle, la mort n’a vraisemblablement jamais été autant représentée que dans la bande dessinée au sens large (comics, mangas…), les dessinateurs ayant pioché sans retenue dans la tradition : Parques, Ankou, Hel, Banshee, Santa Muerte, Yama, Azrael… toutes les religions et les mythologies sont convoquées et rempliraient une encyclopédie.
Trêve de bavardage ! Voici du moins cinq Mort de bande dessinée, parmi les plus illustres ou, plus simplement, parmi mes préférées.

Sandman et la gothique sympa

Death ! Créée en 1989 par l’auteur Neil Gaiman et le dessinateur Mike Dringenberg pour la compagnie DC Comics (Superman, Batman, tout ça…), cette Mort a été inspirée par la très réelle et gothique Cinamon Hadley (danseuse et styliste décédée en 2018), amie du dessinateur. Le personnage a connu une popularité durable après son apparition dans la série Sandman, qui lui a donné droit à ses propres mini-séries et des apparitions aux côtés de personnages comme Flash, Lobo ou encore Lucifer (oui, celui qui a inspiré la série Netflix).
 
Mort/Death dans Sandman apparaît pendant que Rêve donne à manger aux oiseaux
Première apparition de Death dans Sandman.
Elle se présente toujours brune, vêtue de noir et parée d’un ankh (symbole égyptien associé à la vie), comme de juste, et s’avère l’un des personnages les plus empathiques des Éternels, famille éminemment conceptuelle composée entre autres de Destin, Rêve, Délire (en anglais, que des noms commençant par D !)…
 
Chris Bachalo dessina Death pour sa propre série
Death par Chris Bachalo, A Death Gallery, 1994, DC Comics.
Sa première apparition en bonne et due forme a lieu dans le numéro 8 de la série Sandman intitulé Le Battement de ses ailes (« The Sound of her Wings »), où elle se promène avec son frère Rêve et bavarde quelques instants avec des mourants ou les âmes de morts récents, ou encore avec des personnages qui mourront bientôt. Une fois quelques répliques échangées, cependant, les morts disparaissent sans que la Mort ne précise où au juste : ce n’est plus son affaire, et elle retourne dans son royaume où elle entasse sa collection de chapeaux, ses poissons rouges et autres. À la rigueur, elle se montre parfois assez amusée ou intriguée par un individu pour lui accorder de ne pas mourir pendant un moment.

Neil Gaiman fit un croquis de Death pour un projet de couverture
Croquis de Death par Neil Gaiman pour un projet de couverture.
Il lui arrive même de temps en temps, soit une fois par siècle, de passer une petite journée de vie mortelle et de s’accueillir elle-même pour faire le point sur son job (Death: The High Cost of Living par Neil Gaiman et Chris Bachalo 1993).
Elle est de point de vue psychopompe, c’est-à-dire qu’elle accueille et conduit les morts vers l’au-delà, elle même n’intervenant pas pour tuer ou juger qui que ce soit : elle est un moment, un état, en même temps que la fille joyeuse à un concert de métal. C’est d’ailleurs, au-delà de la mort, l’anéantissement au sens le plus large : quand il fera extrêmement froid et que tout l’univers disparaîtra, ainsi que The Cure, Death sera là pour s’en occuper, toujours sereine (dans The Books of Magic écrit en 1991 par Neil Gaiman).
Elle est donc une mort souriante, rassurante, et certainement la plus amicale de cette petite liste. Neil Gaiman l’a déclaré lui-même : « Je voulais une Mort que j’aimerais rencontrer, à la fin. Quelqu’un qui serait attentionnée. Comme elle. » [1]

Marvel et la femme fatale

Du côté de Marvel (Avengers, Spider-Man, Stan Lee…), la Mort est restée longtemps fidèle à l’image classique du squelette enrobée… Elle apparaît en tant que personnage en 1973 dans la série War Is Hell où la Mort elle-même torture un américano-polonais qui s’était comporté lâchement pendant l’invasion de la Pologne en 1939… Cette série de guerre et d’horreur ne dura que quinze numéros, sous la direction des auteurs Tony Isabella, Roy Thomas (auteur de la série Conan !), Chris Claremont (X-Men), et des dessinateurs Dick Ayers et Frank Springer.
 
La mort apparaît sous une apparence classique dans The Infinity Gauntlet
La Mort de Marvel, très osseuse, dessinée par George Perez dans The Infinity Gauntlet, 1991
La Mort made in Marvel est essentiellement utilisée comme un personnage-concept quasiment invincible, évidemment, associé surtout à des récits d’ampleur cosmique où se croisent une multitude de super-héros. C’est Jim Starlin qui lui donne un rôle plus actif dans les années 1980 en l’associant à Thanos (Thanos, Thanatos…), l’antagoniste popularisé par les films Avengers, avec notamment le comic La Mort de Captain Marvel (1982).
 
The Infinity Gauntlet a pu être qualifiée d'histoire d'amour bizarre
L’amour et la mort par Marvel.
Ainsi cette Mort n’est-elle pas toute-puissante : il lui arrive d’être manipulée par d’autres entités cosmiques, dont certaines sont si conceptuelles (Éternité, Galactus le dévoreur de mondes…) qu’elles ne sont pas concernées par de banales histoires de mortalité. En contrepartie, elle ne se prive pas d’intervenir directement dans les affaires des uns et des autres, ressuscitant au besoin ceux qui veulent la servir. Le plus souvent, il s’agit de personnages instables qui ont la curieuse tendance à être amoureux d’elle : c’est le cas de Deadpool et de Thanos !
 
En 2018, la mort de Marvel apparaît plus humaine
La Mort en robe de mariée dessinée par Geoff Shaw dans Thanos, 2018.
En effet, à la différence des films, le Thanos des comics ne veut pas annihiler la moitié des êtres vivants parce que ce serait une bonne façon de rétablir l’équilibre dans la Force ou dans l’univers (raisonnement passablement étrange, pas vrai ?) : non, celui qu’on appelle le Titan Fou veut simplement prouver son amour à la Mort qui trouve qu’il y a un peu trop de vie partout, ça fait désordre. Ce postulat est celui de la série Le gant de l’infini de Jim Starlin, source d’inspiration des Infinity War et Endgame du cinéma.
Mais la Mort est une maîtresse exigeante, qui demande bien plus qu’elle ne donne et a l’habitude de retourner dans son royaume des morts pour y régner seule et silencieuse… car elle ne parle presque jamais, laissant s’exprimer pour elle la profondeur de ses orbites ou quelque intermédiaire cadavérique.
Cependant, des comics plus récents ont tendance à la représenter sous une forme plus humaine, allant jusqu’à emprunter le corps de la coach sportive Marlo Chandler pour conseiller un clone de Spider-Man (oui, c’est un peu bizarre, les comics). On gagera que cette version plus sympathique doit quelque chose à celle de Neil Gaiman…

Thorgal et la Norne aveugle

Thorgal, créé par Jean Van Hamme (scénario) et Grzegorz Rosiński (dessin) est devenu un héros classique de la bande-dessinée européenne. Le viking brun a probablement enduré tout ce qui était possible en matière d’aventures, entre mythologie, fantasy, science-fiction et Histoire, mais c’est dès l’épisode 5 de sa série, intitulé Au-delà des ombres (1983), qu’il est confronté à la mort elle-même.
 
La mort dans Thorgal habite un vide obscur traversé de fils blancs
La vie suspendue à un fil.
Dans cette histoire, Thorgal décide de voyager « au-delà du deuxième monde », « jusqu’à la mort elle-même », afin de négocier la vie de sa femme Aaricia. La mort elle-même apparaît dressée sur un cube noir, au milieu de ténèbres traversées de fil blanc qu’elle semble trancher au hasard avec ses griffes ou par le biais de figures angéliques, dont les ailes sont des lames coupantes. Ces anges sont aveugles, comme la Mort décharnée (mais pas squelettique) qui se montre volontiers bavarde au sujet de sa fonction.
 
La Mort dans Thorgal aime s'écouter parler
La Mort et les synonymes.
Dans un discours qui paraît cruel dans son nihilisme, elle récuse l’idée de destin et réduit vie et mort à un jeu de hasard qui la divertit, allant jusqu’à proposer à Thorgal de tirer une flèche au hasard dans le vide alentour, en apparence indifférente au résultat, et très amusée devant les hésitations morale du viking.
Se voulant pure fonction, la Mort personnifiée nie ainsi, paradoxalement, ce que son existence pourrait avoir de rassurant : elle n’est pas l’assurance que l’au-delà et le surnaturel donnent une signification à la vie humaine, mais au contraire elle réaffirme son caractère absurde, simplement déplacé dans un autre monde. Si elle est aveugle, c’est qu’il n’y a rien à voir !
Du point de vue mythologique, le personnage serait inspiré des Nornes ou des Dises nordiques, ces fileuses de destin évoquées dans La Saga de Nial :

c’étaient des femmes qui étaient dedans, auprès d’un métier à tisser. Ce métier avait des têtes d’hommes en guise de poids, et des boyaux humains, pour trame et pour fil. Les montants du métier étaient des épées, et les navettes, des flèches.

Effectivement, les fils tranchés dans l’album de Thorgal laissent échapper des gouttes de sang, montrant qu’ils ne sont pas du tissu mais plutôt des veines ou des boyaux, rappel de la chair et sa fragilité dans un lieu abstrait.

Death Note et le mauvais ange

En 2003, le scénariste Tsugumi Ōba et le dessinateur Takeshi Obata créaient ensemble le manga Death Note, et dès les premières pages apparaissait le personnage de Ryuk, sorte d’ange noir de la mort parmi d’autres de la même espèce, timide avec les femmes et doté d’un sens de l’ironie très particulier, ainsi que d’un goût immodéré pour les pommes qui confine à une addiction. 
Pour être précis, les auteurs se sont inspirés des Shinigami du bouddhisme, entités variables assimilées à des dieux ou des démons, ou en tout cas à des créatures surnaturelles. Shinigami semble un mot d’ailleurs peu employé dans la littérature nippone, mais présent des croyances populaires.
 
Ryuk a une apparence de rock star désarticulée
Première apparition de Ryuk dans le manga.
Le scénariste a d’ailleurs admis que le goût de Ryuk pour les pommes n’avait pas de signification symbolique (Death Note 13: How to Read, VIZ Media, 181), mais que le rouge du fruit permet un contraste visuel avec la noirceur du costume du personnage. Pour la conception du personnage, Takeshi Obata remarque avoir travaillé sur le concept d’un look de rock star, ou encore d’un masque grimaçant qui aurait dissimulé un beau visage.

À la fin de Death Note, Ryuk n'a pas changé
Ryuk à la fin du manga n’a pas changé d’une plume.
Et il est vrai que le personnage final rappelle un mélange curieux du Joker et du Crow de James O’Barr, bien que les mangakas ne mentionnent pas ces influences. Ryuk représente en tout cas une mort moqueuse, qui ne s’intéresse aux hommes que pour se distraire ou prolonger sa propre existence, la mort d’un humain prolongeant la vie du shinigami. S’il y a un rapport apparent de dépendance, il est à l’avantage de Ryuk qui tire des vivants les moyens de sa subsistance et de son divertissement. Par ailleurs, il intervient littéralement comme deus ex machina dans le récit, apportant des solutions ou des complications par le biais du Death Note, ce livre des morts dans lesquels sont inscrits les noms des vivants condamnés et la cause de leur trépas.
 
The Crow est un personnage gothique de comics et de films
Le personnage gothique de The Crow, par James O’Barr, 1989
Représentation de la mort comme parasite mental, reflet déformé et moqueur d’une humanité qui se croit maîtresse de son destin, mais dont les luttes les plus spectaculaires échouent à faire sens en profondeur et de façon durable, Ryuk attire la sympathie du lecteur parce que les hommes qu’il corrompt se révèlent monstrueux par nature, quand lui n’est qu’amoral.

Corto Maltese et la faucheuse ponctuelle

La mort est un des thèmes innombrables de la bande dessinée italienne (fumetti) Corto Maltese de Hugo Pratt, et elle connaît différents avatars (Shamael « l’ange de la mort » entre autres) avant de devenir un personnage à part entière dans l’album Les Helvétiques de 1987. Perdu dans un rêve livresque empreint de moyen âge et de chevalerie arthurienne, Corto ne s’en laisse pas conter. Le gentilhomme de fortune s’aventure ainsi dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, assiste à une dance macabre, donne la réplique aux fées et rencontre la mort dans un champ de tournesols.
 
Corto et sa mort bavardent dans un champ de tournesols
La Mort de Corto philosophe sur elle-même.
Cette mort a les attributs traditionnels de la Faucheuse, tête de mort, manteau et faux, mais à l’image de Corto elle se montre capable de bons mots et se comporte de façon courtoise, jusqu’au moment où vient le moment de se mette au travail. Pratt en fait une figure de courbes et de mouvement qui contraste avec la raideur toute cadavérique à laquelle s’attendrait logiquement le lecteur.
 
Corto fuit devant la mort
La Mort envahit la vignette et Corto amorce un repli stratégique.
Le ton est théâtral et léger : si Corto a l’habitude du mysticisme et du fantastique, les symboles sont pour lui des prétextes à l’aventure, mais pas une fin en soi. La mort qui se précipite sur lui le pousse en fait à l’action. Les héros de bande dessinée ont l’avantage sur leurs auteurs de pouvoir rajeunir d’une case à l’autre et de trouver pour de bon le Graal, tout cela avec grâce, au point que la Mort elle-même en viendra à qualifier Corto de « sympathique » : Pratt fait de la Mort une honnête travailleuse.

Captain Death, bourreau de travail

Publié en 2019, Captain Death d’Alexis Bacci fut une de mes lectures réjouissantes de cette année-là, l’auteur offrant une synthèse dynamique d’influences variées : space opera, comics et manga font exploser les pages alors que Captain Death, à la fois Terminator et Skeletor et… Capitaine Flam ? poursuit implacablement les derniers survivants de l’espèce humaine.
 
Captain Death est une version futuriste de la faucheuse
Capitaine Death, tu n’es pas de notre galaxiiiiie…
C’est que cette mort-là ne brandit pas une faux mais un rayon de la mort (bien sûr !). En outre, faute d’un cheval de l’Apocalypse, elle pilote un astronef tout en rondeur. Autre marqueur de science-fiction : elle n’est pas la manifestation d’une volonté divine, mais agit sous les ordres d’un ordinateur dont elle consulte consciencieusement les données pour repérer ses proies dans l’univers infini. On notera qu’Alexis choisit d’humaniser et de féminiser sa Mort en rendant visibles la poitrine et le nombril de son personnage, qui contrastent avec la tête de mort traditionnelle et la cape déchirée.
 
Captain Death est un personnage solitaire dans l'immensité spatial
Dans une galaxie lointaine, très lointaine, la Mort vous entendra crier.
L’auteur raconte une traque aussi bien du point de vue de la prédatrice que de ses proies, celles-ci ne paraissant pas toujours plus sympathiques que la Captain qui a quelque chose de la chasseuse de prime solitaire qui veut achever son travail et ne s’embarrasse pas de sentiments. Si le lecteur est amené à se poser davantage de questions qu’un Thanos amouraché, comme : l’humanité mérite-t-elle seulement d’être sauvée, ou plutôt : que faudrait-il sauver de l’humanité ? Captain Death est pour sa part une machine à tuer, sans pour autant être omnipotente, puisqu’elle est limitée précisément par son anthropomorphisme !
Toute Mort qu’elle est, elle subit ainsi les lois physiques de l’univers (de BD, certes), dont elle est présentée comme une manifestation. Ce sont ces limites découvertes au fur et à mesure qui contribuent à maintenir la tension durant les scènes d’action et en font un personnage plus investi que la plupart de ceux mentionnés ci-dessus. 
 
Notes :
[1] « I wanted a Death that I’d like to meet, in the end. Someone who would care. Like her. » Neil Gaiman, in A Death Gallery, 1994, DC Comics.
[2] Capitaine Flam, alias Captain Future, héros de pulps des années 1940 créé par Edmond Hamilton, qui fut aussi scénariste pour DC Comics !