Staline pendant les révolutions russes de 1917 (février puis octobre 1917)

« La propagande officielle (de l’URSS) plaça Staline sur un piédestal et lui attribua, au même titre que Lénine, un rôle majeur dans le déroulement des événements révolutionnaires. Ses opposants politiques, Trotski en premier lieu, cherchèrent, de leur côté, à minimiser son rôle » p.107
Iosef Djougachvili possède bien des secrets. Celui-ci passa son temps à prendre des pseudonymes, pour encore mieux brouiller les pistes. Appelé Sosso pendant son enfance, il prend le surnom de Koba lorsqu’il s’éveille au syndicalisme et fréquente des révolutionnaires. En 1917, il entre dans l’Histoire de manière brusque ; son nouveau surnom – Staline ou homme de fer en russe – restera longtemps dans les mémoires aux côtés d’autres dictateurs moustachus célèbres.

Lénine et Staline ne furent pas toujours alliés
Lénine et Staline en septembre 1922 : « Le secret de l’amitié ? La fidélité bien sûr ! »
Grâce à notre livre préféré du moment, la biographie de STALINE par Oleg Khlevniuk, nous allons pouvoir nous intéresser à ce bout d’Histoire qui a vu les bolcheviks prendre le pouvoir en Russie et le garder jalousement jusqu’en 1991…
Quel rôle a joué Staline pendant cette révolution ? A-t-il joué un rôle important pendant la révolution d’octobre ou a-t-il été un subalterne de Lénine ?

La révolution de février

Janvier 1917. Le tsar Nicolas II Romanov est à la tête de l’immense empire russe qu’il dirige d’une main de fer. Depuis trois longues années, ses sujets sont en train de vivre la terreur des tranchées. L’empire russe va connaître toutes les horreurs de la Grande Guerre : disette, mort de masse mais surtout invasion. En effet, la partie tourne au vinaigre avec les Allemands qui pénètrent toujours plus profondément sur le territoire de la patrie.

l'Allemagne envahit la Russie pendant la Première Guerre mondiale
Les Allemands (à gauche) grignotent petit à petit les positions russes entre 1915 et 1918.
23 février 1917. Le peuple (surtout des femmes au début) manifeste à Petrograd et demande du pain. La répression policière va aggraver la situation ; des milliers d’ouvriers quittent leurs usines, une lutte acharnée semble commencer. Cependant, cela tourne vite au vinaigre pour Nicolas II car la garnison entière de Petrograd passe du côté des manifestants (150 000 hommes quand même). Pour éviter un bain de sang, le chef de l’État russe doit négocier…
2 mars 1917, les négociations tournent en faveur du peuple révolté : le tsar abdique sous pression de l’État-major. Selon Oleg, cette abdication « donna lieu dans tout le pays à des explosions de joie ». La Russie devient officiellement une démocratie parlementaire avec un gouvernement provisoire qui remplace le tsar. Ce nouveau régime est surveillé par des soviets populaires [1] qui tentent d’instituer une démocratie directe où le petit peuple est directement consulté et peut prendre les armes si besoin.

Un début difficile pour les bolcheviks

Alors que la révolution éclate en Russie, les grands leaders bolcheviques sont aux abonnés absents !
Le grand chef Lénine est en exil en Suisse et va mettre du temps à revenir en Russie. De son côté, Staline est en Sibérie où il était emprisonné depuis 1913 :

« La nouvelle mit du temps à parvenir jusqu’à Staline, exilé en Sibérie, les autorités locales, espérant que l’insurrection s’éteindrait rapidement, n’ayant pas autorisé la presse locale à se faire écho des événements en cours à Petrograd. » p.89

Pendant que leurs chefs sont en vacances, les bolcheviks peinent à convaincre les soviets de leurs idées : ils sont minoritaires au sein des soviets comme à Petrograd (soviet principal dans la capitale). Dans les débats, les membres des soviets admettent que le nouveau gouvernement allait être « dominé par les représentants de la bourgeoisie ». Deux options se présentent à eux : négocier avec le nouveau gouvernement (le consensus) ou le renverser (la force)…
Dans un pays si instable et si endeuillé déjà, les soviets penchent du côté du consensus, très influencés par des partis modérés (mencheviks) : 

« Ils étaient conscients des dangers auxquels le pays était confronté, au premier rang desquels le spectre de la guerre civile et d’une rébellion sanglante » ; « Les socialistes à la tête du Soviet considéraient de leur devoir de mettre un terme aux excès révolutionnaires et de coopérer avec le gouvernement provisoire. » p.92

Le Soviet de Petrograd rassembla des foules
Discours du grand-père d’Oleg au soviet de Petrograd (1917) : « Bon alors… La différence entre une bonne et une mauvaise révolution ? Y a deux sortes de révolutions… La mauvaise : y a des mecs pas contents, des coups de feu et les bourgeois nous piquent tout ! Rien à voir avec la vraie révolution !
Alors que les soviets sont majoritairement modérés, une frange extrémiste de révolutionnaires n’a pas le même discours : ce sont les bolcheviks. Ils vont mener une propagande intense pour radicaliser le petit peuple russe. Cette quête fratricide est menée par un homme bien connu des milieux révolutionnaires : Vladimir Ilitch Lénine. Celui-ci va représenter une ligne extrême dès le début des hostilités, appelant à renverser un « gouvernement bourgeois ».

La lutte première entre Staline et Lénine

« Sans Lénine, la révolution d’octobre n’aurait jamais eu lieu ». p.104
Bloqué en Allemagne, ce dernier dut « négocier un accord avec les autorités allemandes qui lui permit de se rendre en Russie en traversant le territoire ennemi ». En « intelligence avec l’ennemi, Lénine rentre en Russie guidé par les Allemands alors que ses compatriotes meurent encore sous les bombes du Reich ! Pour les Allemands, libérer Lénine est un moyen facile de semer la zizanie chez leur ennemi russe…
À son retour, Lénine « proposa un programme d’action extrême » ; il déclare ainsi qu’il faut « refuser de soutenir le gouvernement provisoire et mener le combat pour la révolution socialiste et le transfert de tout le pouvoir aux « mains du prolétariat » et de la paysannerie pauvre » — en d’autres termes aux mains du parti bolchévique. » La dernière remarque d’Oleg est acerbe mais sera malheureusement vérifiée par le futur…
Alors que la Russie est une vraie poudrière, les discours de Lénine ne font pas du tout l’unanimité au départ. On raconte que des ouvriers s’écrièrent que « C’est du délire, des divagations de fou ! ». Même les membres de son propre courant bolchevik vont le critiquer car « au fond, le but de Lénine était de s’emparer du pouvoir. […] il ne faisait plus aucun doute que la voie léniniste menait tout droit à la guerre civile. » ; « par son caractère extrême, allait trop loin, même pour les bolchéviks ».
Ainsi, Staline suit au départ la majorité et critique vertement Lénine. Avec Kamenev (qu’il tuera en 1936), Staline prône le consensus pendant des semaines. À leur retour en Russie, ils mettent ensemble les bouchées doubles pour réactiver le discours bolchevik. « Dès leur arrivée à Petrograd, ils prirent la direction de la Pravda, l’organe (journal) du parti bolchevik, et apportèrent un soutien inconditionnel au gouvernement russe. »
 
Staline en exil en Sibérie se rasa la barbe mais garda sa moustache
« Depuis mon exil, j’ai changé ! Je vois la vie du bon côté ! Comme commence à le dire ce très cher Gandhi, la violence est inutile » Staline en mars 1917 (citation plus ou moins incertaine)
Ainsi, Staline est, comme beaucoup d’autres, dans le camp du consensus et de la négociation. Même lui, connu pour sa violence, est attiré un temps par la modération. Très certainement influencé par Kamenev et même Trotski, il doit aussi se rendre compte, étant intelligent, que la majorité tend vers la concorde et la fin des violences. Lénine fut « mécontent de la ligne politique affichée dans la Pravda » : il prônait une ligne radicale en « déclarant la guerre au gouvernement provisoire » p.93.
Les deux compères tentent même de limiter l’impact des discours de Lénine en censurant ses articles publiés dans la Pravda (p.93). Ce dernier peut être vu comme un idéaliste extrémiste mais il est aussi pragmatique. Son but était la prise de pouvoir du peuple parti bolchévique et il considère que des alliances politiques vont à l’encontre de ce but. Il pense que la situation allant en se dégradant, une position extrême attirera de plus en plus de citoyens mécontents…

La conversion de Staline

« Après quelques atermoiements, il s’aligna entièrement, et avec détermination, sur les positions de Lénine. » p.96
Comment Lénine a-t-il amadoué Staline ? En lui offrant un poste ! Lénine nomma ses principaux opposants à des postes importants dans le parti : quel petit malin ! Le pacifiste carriériste Staline est sous le charme et Lénine le gratifie d’une petite caresse à la conférence du parti d’avril 1917 : « Nous connaissons tous le camarade Koba depuis des années […] on peut lui confier les yeux fermés n’importe quelle responsabilité. » Malheur à ce beau pays qu’est la Russie !

Lénine faisait de grands discours publics
Lénine en plein discours : « Qu’est-ce que la vraie révolution ? Faut suivre merde ! Bon… Y a des mecs pas contents, normal c’est une révolution ! Et pis d’un coup ça pète avec des coups de feu et tout… Et puis, au bout du compte, y a un mec qui parle plus haut que les autres et bim ! il vole la révolution et mets toutes ses idées à la poubelle pour foutre sa population en taule ! C’est une bonne révolution non ? Et merde, lisez la Ferme des animaux si vous ne comprenez rien à rien ! (anachronisme en cours)
Le revirement de Staline est-il uniquement cynique ? Était-il surtout carriériste et conscient que Lénine allait vers le succès ? Était-il intimement convaincu que cette cause (le léninisme) était la meilleure à défendre ? Les historiens sont dubitatifs : « On peut penser qu’au début de l’année 1917, Staline était un authentique « modéré », mais que le poids des circonstances avait eu raison de sa modération comme pour beaucoup d’autres. » [2]
La nouvelle ligne de Staline est la suivante : « Il y a deux formes de marxisme : l’une dogmatique, l’autre créative. Je m’inscris dans cette dernière ligne ». C’est donc cette « créativité marxiste » qui va mener le pays à sa ruine…

Montée des bolcheviks

Face aux galères et aux erreurs du gouvernement provisoire, la propagande bolchevique a eu le bon rôle. Leurs slogans sont alléchants : « arrêt immédiat des hostilités », « expropriation des grands propriétaires », « redistribution de la terre aux paysans ». Leur problème n’est pas vraiment qu’ils mentent, mais plutôt le coût de ces mesures : à quel prix l’Allemagne acceptera de cesser son invasion du territoire russe ? Combien de citernes de sang seront-elles remplies avant que « la redistribution des terres » ait lieu ?
« L’énergie stupéfiante » de Lénine a attiré les masses vers lui (pas toutes). Les slogans les plus débiles étant : « nous verrons bien plus tard ce qui arrivera » et surtout « les choses ne veulent pas être pire ! ». Et bien si ! Et d’ailleurs, elles ne cesseront pas de l’être, pendant des décennies et le nombre écrasant de morts pendant la Première Guerre mondiale (2 millions de russes) apparaîtra minuscule par rapport aux morts pendant la guerre civile qui durera jusqu’en 1923 !
Les bolcheviks attendent la moindre faiblesse du régime pour l’achever et prendre le pouvoir. « La stratégie des bolcheviks consistait à entretenir la dynamique révolutionnaire dans l’attente du moment propice pour s’affranchir de toute légalité ». Ce « moment propice » n’arrivera qu’en octobre 1917…
 
Les militants bolcheviks prirent les armes à l'appel du parti
Militants bolcheviks sur la chemin de la bibliothèque.
En juillet, un premier essai est effectué : des milliers de « soldats en armes, des marins et des ouvriers » radicalisés défilent dans Petrograd. Le gouvernement n’est pas renversé mais il accuse les bolcheviks d’avoir organiser les troubles. Ceux-ci nient tout en bloc mais les principaux leaders du parti doivent s’enfuir : Lénine arrive jusqu’en Finlande pendant que Staline, moins recherché, continue à charbonner.
Un fait aurait pu dissuader les bolcheviks d’entrer en révolution : aux élections des soviets, ils gagnent de plus en plus de voix et leur poids politique « légal » est grandissant. Des « modérés » comme Zinoviev ou Kamenev tirent toujours la sonnette d’alarme mais ils tombent en minorité et la voie la plus radicale l’emporte aux congrès du Parti. Début octobre 1917, Lénine rentre en secret à Petrograd : alea jacta est (le sort en est jeté).

Révolution d’octobre

Dans la nuit du 25 au 26 octobre 1917, des ouvriers en armes (appelés gardes rouges) passent à l’action sur ordre des bolcheviks. Ils prennent sans résistance le contrôle des ponts, des gares, de la banque centrale, des centrales postale et téléphonique, avant de lancer un assaut final sur le palais d’Hiver. Les membres du gouvernement sont arrêtés et un Conseil des commissaires au peuple est formé autour de Lénine, leader d’un nouveau gouvernement bolchevik.

Lénine et les bolcheviks perdent les élections législatives de 1917
Discours de Lénine suite aux résultats : Je tenais juste à préciser que tous ces tsaristes qui ont voté pour les « Révolutionnaires-socialistes » n’ont pas intérêt à l’ouvrir ou ça va finir en goulag cette histoire ! Oui, c’était mon ancien parti mais là ça n’a plus rien à voir !
Quelques jours après la révolution, des élections législatives (prévues de longue date) ont lieu en Russie. C’est l’occasion de tester la popularité des bolcheviks : seuls 24% des bulletins leur sont favorables ! Lénine est mis en minorité démocratique. Cependant, cette assemblée russe siégera à peine une journée avant d’être dissoute par Lénine lui-même ! Le bolchevisme d’État, parti unique russe jusqu’en 1991, est né du sang de sa victime : la démocratie russe naissante.
Ayant rallié Lénine et organisé le coup d’État d’octobre, Staline obtient un poste au gouvernement : il devient « Commissaire du peuple aux nationalités ». Encore un intitulé de poste impossible à comprendre ! En gros, Staline est envoyé dans les provinces pour résoudre les problèmes d’approvisionnement et/ou gérer les affaires militaires, en lien avec l’Armée rouge. Il va pouvoir y montrer ses « talents » très spécifiques pour la violence et le mensonge…

Épilogue

Cette « Armée rouge » n’était pas prévue dans les affiches de propagande de Lénine. Celle-ci fut créée pour aller détruire les armées rebelles au bolchevisme. Celles-ci furent nombreuses ! Les « Blancs » tentent de se faire aider par la France ou le Royaume-Uni pour anéantir les « Rouges ». Les paysans révoltés (les « Verts ») entrent en rébellion contre les « Blancs » mais ensuite contre les « Rouges » à cause des mesures de Lénine : enrôlement de force dans l’armée rouge, réquisition des récoltes…
 
La Tchéka est représentée comme une force de mort
Créée par Lénine le 20 novembre 1917, la police politique (appelée Tchéka, ancêtre du KGB) entre dans le jeu très vite. Rien de tel pour convertir les derniers récalcitrants à la dictature du prolétariat !
17 juillet 1918, l’ancien tsar et sa famille sont exécutés par des soldats bolcheviks. Leurs corps sont brûlés et jetés à la fosse commune. Son empire est en miette, le pays est tombé dans la guerre civile de tous contre tous. Ces successeurs, si critiques vis-à-vis de la violence tsariste, vont démontrer par la pratique qu’il est toujours possible de faire pire
 
Notes :
[1] Un soviet est une tentative de prise de pouvoir locale des ouvriers où un conseil d’ouvriers élus est formé. Au départ, le soviet est un idéal de démocratie directe (un peu comme dans les cantons suisses) mais celui-ci va être détruit par les bolcheviks après leur coup d’État d’octobre. Le soviet fait penser aux communes insurrectionnelles françaises (1789, 1792, 1830, 1848, 1870, Commune de Paris) : Karl MARX a beaucoup étudié les révolutions françaises et cela a beaucoup influencé ses écrits.
[2] Quand on pense que Staline est jugé modéré face à Lénine ! Lénine n’est pas le gentil révolutionnaire qui est mort en ayant peur de la violence du méchant Staline. Lénine était un tout sauf un modéré ; il a entraîné son pays dans la guerre civile ; il a concentré tout le pouvoir entre ses mains ; il a créé la Tchéka (police politique) en voulant faire tomber les têtes comme Fouquier-Tinville pendant la Terreur (1793).