Les débuts du révolutionnaire Koba alias Staline (1899-1917)

« Le futur dictateur était plutôt révolutionnaire par calcul, agissant par méthode, persévérance et prudence. Un révolutionnaire de la trempe de ceux qui, une fois la révolution menée à son terme, cueillent les lauriers de la victoire. Un de ceux qui trouvent un juste équilibre entre l’action et la prudence, la passion et le cynisme, pour finalement sortir indemnes des innombrables écueils semés sur le chemin de la révolution. »
Staline d’Oleg KHLEVNIUK, Belin, 2017 (p.58)

Dans un précédent article, avons-nous été attendris face au jeune « Sosso » Djougachvili ! Sa jeunesse en Géorgie n’avait pas été si terrible finalement et l’on a même eu du mal à comprendre pourquoi il avait commencé à se rebeller contre le système (à 17 ans seulement). Nous avions abandonné notre camarade Sosso au pire moment : lorsqu’il était exclu du séminaire de  Tiflis (Tbilissi actuelle) en mai 1899.
En octobre 1917, celui qui se fait alors appeler Koba, va entrer dans l’Histoire en faisant partie du premier gouvernement bolchévique aux côtés de Lénine et Trotski (entre autres). Cependant, la période transitoire – entre 1899 et 1917 – ne fut pas une partie de plaisir pour le futur Staline. Ce fut même une franche galère où Koba partage son temps entre prison, cavale et chasse en Sibérie.

Photo de Staline lors de sa 83ème arrestation
Le révolutionnaire Koba lors de sa 83ème arrestation en 1911. Le chiffre est exact selon des sources contradictoires, sur la tête de Trotski !
Ce si difficile « chemin vers la révolution » nous est décrit par Oleg que nous tâcherons de commenter aujourd’hui, tout en gardant une profonde admiration pour notre camarade Khlevniuk et son excellente biographie de l’homme de fer.
Comment Koba va-t-il gérer les multiples écueils sur sa route ?

Un jeune révolutionnaire prudent mais emprisonné

Viré du séminaire en mai 1899, Koba aurait pu mener une vie normale. Il se fait d’abord embaucher dans une station météo de Tiflis. Cependant, il va continuer à fréquenter les groupuscules révolutionnaires qu’il avait déjà côtoyé pendant ces deux dernières années de séminaire. Il s’y engage même à fond, multipliant les « grèves et manifestations interdites ». À peine un an après son renvoi, il est déjà obligé de rentrer en clandestinité car la police le recherche…
Ainsi, il ne faut pas oublier que la violence est au cœur de son caractère. « Selon Jorg BABEROVSKI, Staline et ses compagnons « ont introduit dans le Parti la culture de la violence qui imprégnait les confins caucasiens, la tradition de la vendetta et une conception archaïque de l’honneur. » (p.57) Staline aurait donc contribué à infuser de la violence dans un parti communiste déjà très agité sans lui…

Photo de Staline datant de 1902
« Koba » et son air goguenard lors de sa première arrestation en 1902 à Tiflis : « J’suis innocent Monsieur le juge ! J’étais au cinéma théâtre pendant les réunions du Parti ! Promis !
Selon la police de Tiflis, Koba est un homme « extraordinairement prudent, qui regarde sans cesse derrière lui. » Craignant ainsi d’être arrêté, il quitte Tiflis pour Batoum, « un des principaux centres de l’industrie pétrolière ». Sur place, il continue ses actions de propagande, de tracts et de grèves. Mais « Le 9 mars 1902, les troupes ouvrirent le feu sur les ouvriers qui avaient pris d’assaut une prison où nombre de leurs camarades étaient internés. » (p.59)
Koba est directement suspecté et arrêté en mars 1902. Pour être libéré, il est prêt à tout, même à renier ses idéaux. Il nie en bloc toute implication et demande des faux témoignages à sa famille. Il met encore sa santé sur le devant de la scène en expliquant que sa toux menace sa vie. Il force même sa mère à mentir pour lui… Mais la police n’est pas dupe et il est envoyé en exil en Sibérie orientale à l’automne 1904 (près d’un an et demi après son arrestation quand même).
Comme nombre d’exilés en Sibérie, il prend la fuite à cause de « la surveillance très relâchée » de la police impériale. En revenant, certains de ses camarades le suspectent d’être un agent double. Ce ne sera pas la dernière fois où Koba sera suspecté par ses camarades… Pour les historiens, il a été trop de fois en prison ou en exil pour avoir été un agent double mais un observateur externe peut être dubitatif. Koba paraît bien le genre de type à tout promettre à la police mais à ne rien tenir ensuite (d’où les arrestations)…

Un parti communiste en pleine division

En revenant, Staline va assister à la scission idéologique des sociaux-démocrates russes (premier nom des communistes). D’un côté, les bolcheviks menés par le divinisé Lénine, qui a son mausolée et sa momie en libre visite à Moscou de nos jours. Selon ce dernier « les ouvriers […] étaient incapables, par eux-mêmes, de théoriser l’action révolutionnaire. Ils avaient besoin de révolutionnaires professionnels ».
De l’autre côté, certains sociaux-démocrates sont moins radicaux que les bolcheviks : ce sont les mencheviks. Ceux-ci « souhaitaient un parti moins rigide et ouvert autant aux sympathisants qu’aux activistes. Quant aux ouvriers, les mencheviks les tenaient davantage en estime et ne se considéraient pas comme des pédagogues de la révolution. »
 
Photographie du mausolée de Lénine
Depuis son mausolée, Lénine nous envoie un message post-mortem : « Ah ah ah ! C’est moi qui passe encore pour le gentil de l’Histoire ! Prends ça dans les dents, camarade Koba ! »
Violent par nature, à la limite du banditisme, Koba n’a pas mis beaucoup de temps à choisir son camp… « Par tempérament, Djougachvili était plus enclin à adopter le point de vue de Lénine, à adhérer à son radicalisme et à répondre à son appel à l’action. De plus, en tant que représentant de l’intelligentsia du parti, (il) faisait volontiers sienne l’idée que le mouvement ouvrier avait besoin d’être conduit par des révolutionnaires professionnels. » (p.61)
En 1905, la Russie est en proie de graves troubles populaires, les grèves se multiplient surtout à Saint-Pétersbourg. On parle souvent de « révolution ratée » mais les longues grèves ont entraîné des concessions du tsar : « La Russie se dota de son 1erparlement : la Douma. Des libertés politiques furent proclamées ». Ces événements ont participé à rassembler les deux courants communistes opposés contre l’ennemi commun : le tsarisme et sa violence d’État.
En avril 1906, Koba part à Stockholm pour participer au « Congrès de l’unité » en tant que délégué bolchevik de Transcaucasie. Unité des communistes russes mais aussi union des travailleurs à l’échelle de la planète. À cette occasion, il effectue ainsi un petit tour d’Europe, passant par Londres puis Berlin où il rencontra Lénine. Comme Gandhi en 1889, il fit un court séjour à Paris et selon un de ses amis, il prit le train à la gare Saint Lazare. Touriste !

Des pratiques violentes voire terroristes

En juin 1907, il est de retour en Russie lorsqu’un groupe d’action attaque un convoi de fond vers Tiflis. Ce hold-up a rapporté plus de 250 000 roubles-or aux bolchéviks. Les révolutionnaires n’hésitent pas à utiliser des moyens d’action extrêmes comme le terrorisme. Ce moyen d’action était en parfaite adéquation avec le caractère violent de Staline (p.62). L’argent n’a pas d’odeur pour les ennemis du capital…
« Ces actions criminelles […] ternissaient l’image des révolutionnaires et leur réputation auprès de la population. De temps en temps même, des criminels de droit commun se glissaient dans les rangs des révolutionnaires » p.64 Ce n’est pas très étonnant, que des criminels se soient si bien entendus avec des mecs comme Staline. Il abandonne même son fils unique suite à la mort de sa femme Ekaterina  en 1907 : le petit finit chez sa grand-mère !
 
Heat, film de 1995
Militant bolchévik en pleine action militante : « Vous allez partager votre argent bordel de m**** ?! « 
Les activités criminelles des bolchéviks suscitent des critiques de la part communistes modérés (des menchéviks par exemple). Koba doit quitter Tiflis pour Bakou (Azerbaïdjan actuel). Il y continue cependant ces actions et domine la vie militante locale. Entre 1908 et 1911, il finira plusieurs fois en prison ! Et à chaque fois, il arrive à s’en sortir grâce à son habilité légendaire !
En 1912, il devient membre du comité central du Parti. C’est la preuve d’un investissement intense dans la cause. Il devient ainsi « l’un des plus proches collaborateurs de Lénine » alors que celui-ci est encore et toujours en exil. Il parcourt ainsi la Russie et passe de longs séjours dans les deux capitales (Saint Pétersbourg et Moscou). La police du Tsar se méfie de plus en plus de lui et il est lourdement surveillé.

Bar à Moscou, de nos jours
Reconstitution (non) d’une réunion secrète du Parti en 1910 à Moscou. Koba est aux cabinets.
Pour marquer son ascension politique, il abandonne son premier surnom : Koba. C’est le symbole de son entrée dans les instances dirigeantes communistes nationales et non plus locales. Rappelez-vous, Koba était le nom d’un héros nationaliste géorgien et ce surnom faisait peut-être un peu tache pour un internationaliste russe… Ainsi, il choisit Staline comme nouveau surnom, ce qui, en russe (et non en géorgien) veut dire « homme de fer ».
S’il monte ainsi les échelons, c’est qu’il possède toutes les qualités (et les défauts) requis. « Ses capacités d’organisateur, ses dons pour l’écriture, son audace, son esprit de décision, son sang-froid, ses goûts simples, sa facilité d’adaptation et sa dévotion à Lénine, tout le portait à jouer un rôle de premier plan. » (p.68) On peut ajouter à cela la violence et l’attitude mafieuse mais il reste en tout cas totalement dévoué à la cause, malgré la baisse d’activité du Parti.
En février 1913, l’ascension politique de Staline est interrompue : il est arrêté « dans une lointaine banlieue de Saint-Pétersbourg ». Fait marquant, il a été dénoncé par « Roman Malinovski, un protégé de Staline qui travaillait pour la police ». Cela peut expliquer en partie qu’il soit devenu si paranoïaque et violent contre les siens plus d’une décennie plus tard. Par exemple, quand il s’amusera plus tard à faire zigouiller tous les tueurs de la police secrète par leurs successeurs (et ainsi de suite…) !

Exil en Sibérie (1913-1917)

Vendu par un traître, Staline est encore une fois devant la justice du tsar. Et encore une fois, il est exilé en Sibérie ! Cette fois-ci, pas de fuite, il ne pourra pas écourter sa peine comme par le passé… Il échoue tout d’abord dans le district hostile de Touroukhanst mais il est rapidement envoyé encore loin, dans le village de Koureika (66 habitants, 8 maisons) car on le suspecte d’essayer de fuir (ce qui était vrai). Il restera ainsi quatre longues années en Sibérie…
Tout d’abord, Staline est totalement désespéré par cet exil glacé. Son « état de santé est déplorable. Je n’ai ni pain, ni sucre, ni viande, ni kérosène » raconte-t-il dans une lettre. Ses espoirs de fuite sont vites déçus et il a de plus en plus l’impression d’avoir été oublié par ses camarades du Parti. Mais petit à petit, il finit cependant par s’acclimater. Fin 1915, il nous rassure : « je vais comme auparavant. Je vais bien. Je me sens complètement rétabli ». Quelle joie …
 
Photographie de Staline
Staline pris en photo en 1915, pendant son exil en Sibérie. Un Russe en col roulé, ça prouve bien le froid de canard local !
Petite anecdote : pendant son exil sibérien, Staline se lie dans un premier temps d’amitié avec un camarade du Parti appelé Sverdlov. Ils cohabitent rapidement ensemble mais petit à petit, Sverdlov ne supporte plus de vivre avec Koba ! Il raconte : « Je partage la même maison que le géorgien Djougachvili. […] C’est un garçon sympathique, mais trop individualiste dans la vie pratique. J’aime qu’on respecte un minimum d’ordre. C’est un point de discorde entre nous. » p.70
« Trop individualiste » : quelle insulte suprême pour un communiste comme Staline ! Celui qui mettra en place des fermes et des logements collectifs pendant les années 1930, celui qui déportera près de 6 millions de koulaks, fermiers qui refusaient la collectivisation des terres ; celui-là même était invivable à deux ! Et il en riait beaucoup apparemment :
« J’avais un chien appelé Iachka. Bien-sûr, Sverdlov, qui s’appelait Iachka comme le chien, ne trouvait pas cela drôle. Après les repas, Sverdlov avait l’habitude de faire la vaisselle. Moi jamais. Je posais les plats par terre, sur le plancher sale, et le chien nettoyait les assiettes jusqu’à la dernière miette. Mais ce type était un maniaque de la propreté ! » Staline, spécialiste en relations humaines et de la charge mentale
Après avoir quitté son colocataire trop pointilleux, il « s’installa dans la famille Peregryguine ». Il commence à fricoter avec l’une des filles, âgée de 14 ans ! Un scandale aurait dû éclater car la loi russe punissait le détournement de mineur. Mais il fut soutenu par la police locale : « le chef de la police du district […] I. Kibirov, (était) un Ossète originaire comme Staline de Géorgie ». Les deux Ossètes s’entendirent donc apparemment, pour preuve, on changea le gardien de Koba !
Son nouveau gardien, Mikhail Merzliakov ferme les yeux sur la vie quotidienne de Staline. Ainsi, il peut continuer de vivre avec sa jeune Lidia Peregryguine. Il passe son temps « à la pêche, la chasse ; il rendait visite aux camarades assignés à résidence dans les environs, recevait des amis et organisait les réjouissances locales. » Certaines personnes paient aujourd’hui pour vivre des expériences de la sorte ! (quel touriste ce Staline !)

Morale

Cette période de la vie de Staline nous permet de bien comprendre la différence entre la parole et les actes. En parole, Koba était un internationaliste, un communiste, un bolchévik même. Il a été délégué géorgien du parti de Lénine. Mais en réalité, cet « homme de fer » était surtout un communiste en bois : il n’hésitait pas à tromper, à fuir, à mentir, pire, les grands idéaux qu’il veut appliquer aux autres, il ne se les applique pas vraiment à lui-même !
Cette période difficile de la vie de Staline a fait couler beaucoup d’encre, surtout chez ses ennemis. Par exemple, Trotski a vivement critiqué Staline à propos de son long exil en Sibérie : « On chercherait en vain toute trace d’activité spirituelle durant cette période de solitude et d’oisiveté ». Et Staline lui-même écrivait : « Ma vie ici n’est pas brillante. Je ne fais presque rien ». (p.73) Il est même oublié par le « Red Big Boss » Lénine qui écrivit en 1915 :
« Est-ce que tu te souviens du nom de famille de Koba ? […] J’ai un service à te demander : trouve-moi son nom de famille. Nous l’avons oublié. »
Ça pique !…

Photographie de Trotski en 1917
Trotski (1917) : « Alors Koba ?! C’est pas en pêchant le saumon en Sibérie qu’on organise une révolution ! Ça serait dommage qu’il arrive quelque chose pendant votre exil…

En effet, comme nous le suggère notre camarade Trotski, lorsque la première révolution russe éclate en février 1917, le grand Staline est… absent (comme Lénine d’ailleurs) ! En train de s’encroûter en Sibérie avec sa (trop) petite femme… Mais comment va-t-il donc réussir à renverser la donne et participer à la révolution d’octobre ? (suspens…)

La suite dans cet article : Staline et la révolution d’octobre !